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Turquie : des confréries religieuses en lutte pour le butin
La secte de l’imam Gülen n’est pas une exception : les confréries n’ont jamais cessé de structurer une grande partie de la société turque et ont pu le faire d’autant plus que la laïcité du régime tout comme l’interdiction des sectes n’ont jamais eu qu’une valeur très relative.
Sous le régime du sultanat, il n’existait aucune institution sociale moderne, ni dans le domaine de l’éducation, ni dans celui de la santé ou dans d’autres. De fait, l’Empire ottoman ne connaissait pas d’autres services d’aide sociale que ceux qui s’organisaient autour des mosquées et des diverses confréries musulmanes.
La république instituée en 1923 par Mustafa Kemal au terme de la guerre d’indépendance ne se borna pas à déposer le sultan. Elle abolit en même temps le califat, l’organisation qui dans l’Empire contrôlait toutes les activités religieuses. Il fut remplacé par un ministère spécial, le Diyanet (Diyanet İşleri Bakanlığı – ministère des Affaires religieuses), et les confréries furent interdites. Mais elles étaient bien trop profondément ancrées dans la société pour disparaître et continuèrent à exister de façon plus ou moins secrète.
Aujourd’hui le Diyanet ne reconnaît toujours pas officiellement ces confréries. Mais il les reconnaît de fait, par le biais des associations d’entraide ou d’éducation qu’elles se sont données. L’enseignement religieux donné dans les écoles a recours à leurs livres, la plupart d’entre elles faisant référence à l’islam sunnite, majoritaire en Turquie. Les principales de ces sectes sont celles des Nurcular, des Nakşibendi, des Kadiri et des Süleymanci. Toutes sunnites, elles sont ainsi reconnues de fait par le Diyanet, les deux premières étant les plus importantes.
Pour sa part, le président de la République Recep Tayyip Erdogan est issu de la confrérie Nakşibendi, tandis que Fethullah Gülen est issu de celle des Nurcular. Le conflit entre les deux hommes reflète ainsi en grande partie un conflit entre deux sectes, mais qui n’a rien d’un conflit autour de la doctrine musulmane et de son interprétation. Les sectes constituent de puissants réseaux de clientèles et d’intérêts économiques, entre lesquels les frictions sont inévitables. En dehors des quatre déjà citées, il en existe d’ailleurs des dizaines d’autres, dont les bases religieuses ne sont que la couverture de tels groupes d’intérêts, constitués d’abord à un niveau local ou autour de fidélités personnelles et ayant pris parfois une plus grande extension. Dans tous les cas, leur principale base sociale est la petite bourgeoisie commerçante et affairiste d’une ville ou d’une région.
L’histoire de la secte des Nurcular est sans doute à l’image de celle de bien d’autres. Son inspirateur, Said, considéré par beaucoup comme un simple charlatan, est né en 1873 dans le village de Nurs, près de Bitlis, dans l’Est anatolien. Après une très courte formation religieuse, il se rendit à Istanbul pour récolter des fonds en vue de former une école coranique du nom de Zehra. Il se mêla rapidement de politique, participant à un soulèvement réactionnaire téléguidé par le sultan et dirigé contre l’organisation des Jeunes-Turcs qui allait être à la tête de la révolution de 1908. Par la suite, Said fut arrêté et emprisonné mais, sous le nom de Said-i-Nursi, il poursuivit sa lutte contre les tentatives de réforme de l’Empire annoncées par la révolution jeune-turque.
Après la fondation de la république en 1923, Said rencontra Mustafa Kemal à Ankara, pensant que celui-ci maintiendrait le califat. Ayant compris que ce ne serait pas le cas, il se rendit à Van, dans l’est, pour mener le combat contre la république, écrivant de nombreux articles pour expliquer sa vision des choses et défendre le retour au califat, avant d’être arrêté et mis en hôpital psychiatrique. Said mourut en 1960 à Urfa, mais sa secte des Nurcular allait continuer de connaître un développement important. Elle donna lieu dans les années 1960 à deux scissions : celle des Yazicilar et celle des Okucular. Fethullah Gülen, lui, resta au sein des Nurcular et, par le biais de son mouvement Hizmet (le Service), il allait permettre à cette confrérie d’acquérir une influence sans précédent.
Le « capital anatolien » et l’islamisme politique
Au sein de la République turque, les confréries ne furent d’abord que des groupes de pression dispersés, avant que l’enrichissement de leur base sociale leur donne suffisamment de moyens pour qu’elles tentent de jouer un rôle politique national. Le premier à exprimer cette tendance fut Necmettin Erbakan. candidat libre aux élections présidentielles de 1969, qui fonda le parti Milli Görüş, nom que l’on peut traduire par Perspective nationale. Erbakan disait vouloir représenter le « capital anatolien », autrement dit les commerçants et les petits capitalistes de la Turquie profonde, qu’il opposait aux riches bourgeois des villes de la Turquie occidentale. Ce n’était que le premier pas sur la voie d’un véritable islamisme politique.
En 1970, dans le sillage du courant de Milli Görüş fut fondé le Milli Nizam Partisi, ou Parti national de l’ordre. Il était impulsé par un dirigeant de la secte Nakşibendi, mais ceux qui apparaissaient sur le devant de la scène étaient deux ex-députés d’un parti de droite, le Parti de la justice de Süleyman Demirel, eux-mêmes affiliés à la secte des Nurcular. Tout comme l’AKP aujourd’hui, c’était donc déjà le produit d’une alliance entre les deux principales sectes. Mais ce fut encore Erbakan, de la secte Nakşibendi, qui devint le principal porte-parole du Milli Nizam Partisi.
Ce parti fut interdit en janvier 1972, comme conséquence du coup d’État militaire du 12 mars 1971, et Erbakan dut se réfugier en Europe. Mais peu après se forma un nouveau parti islamiste, le Milli Selamet Partisi (MSP), ou Parti du salut national, au sein duquel se retrouvaient trois grandes sectes, les Nakşibendi, les Nurcular et les Kadiriler, les Nakşibendi ayant la prépondérance. Le MSP allait se développer durant les années suivantes, au point d’être associé au pouvoir par le biais d’un gouvernement de coalition composé du Parti de la justice de Demirel et du CHP kémaliste.
Le coup d’État militaire du 12 septembre 1980
Le coup d’État militaire du 12 septembre 1980 intervint après une période d’agitation sociale et politique. Ses auteurs interdirent les partis et envoyèrent un certain nombre de politiciens en prison, tout en déclarant que, après avoir remis de l’ordre dans la vie politique, ils ne manqueraient pas de redonner progressivement le pouvoir aux civils
Ce fut le cas à partir de 1983, avec l’apparition du parti ANAP (Anavatan Partisi – Parti de la mère patrie). Son principal dirigeant fut Turgut Özal, patron d’une petite entreprise et néanmoins représentant du syndicat patronal de la métallurgie. Plus important encore, c’était un ex-dirigeant du MSP, dont il avait été le candidat malheureux aux élections législatives à Izmir, et un affilié des Nakşibendi. Özal allait gagner les élections législatives et devenir Premier ministre, puis président de la République, dans un régime où le pouvoir des militaires restait prépondérant.
Parallèlement à l’ANAP, un parti islamiste réapparaissait ouvertement, prenant la suite du MSP qui avait été dissous en septembre 1980 en même temps que les autres partis. Ainsi naquit en 1983 le Refah Partisi (RP – Parti du bien-être) à la tête duquel on retrouvait Necmettin Erbakan, le fondateur de Milli Görüş. En fait, les généraux kémalistes auteurs du coup d’État de 1980, tout en se proclamant gardiens de la laïcité de la Turquie, voulaient s’assurer l’alliance des milieux islamistes. Ils estimaient qu’il fallait éradiquer les idées communistes ou simplement de lutte de classe, dont l’influence s’était développée au cours des années 1960 et 1970 et qu’ils rendaient responsables des tensions qui avaient marqué cette période. Pour cela, ils cherchaient tout naturellement le secours des milieux réactionnaires et de la religion, en tant qu’outil idéologique apte à battre en brèche les influences révolutionnaires. Ce fut ainsi le régime militaire qui introduisit les cours de religion dans les écoles. C’est également sous le pouvoir des militaires que l’on commença à construire plus de mosquées que d’écoles.
En même temps, les mesures économiques libérales adoptées avant même le coup d’État faisaient leur effet. Tout en remettant en cause les salaires et les droits conquis par les travailleurs dans la période précédente, elles favorisèrent l’essor de la bourgeoisie et du « capital anatolien », en particulier celui représenté par les confréries. Les privatisations décidées par le gouvernement Özal allèrent dans le même sens, en favorisant particulièrement ses proches et donc les Nakşibendi.
L’enrichissement de cette bourgeoisie islamiste se concrétisa en 1990 par la formation d’une confédération du patronat islamiste, la Müsiad (Müstakil Sanayici ve İş Adamları Derneği – Association des industriels et hommes d’affaires indépendants). Contestant l’hégémonie de la confédération patronale Tüsiad fondée en 1970 (Türk Sanayicileri ve İşadamları Derneği – Association des industriels et hommes d’affaires de Turquie), la Müsiad affirmait sa vocation à représenter non seulement le patronat anatolien en plein essor, mais celui de toute la Turquie. Contrairement à ses prétentions, ce patronat anatolien devait son développement moins aux qualités supposées de petits entrepreneurs pleins d’initiative et ayant le goût du risque qu’aux protections dont il disposait de la part de politiciens haut placés, eux-mêmes enclins à favoriser leur clientèle par le biais des confréries.
Quant à être anatolien, ce patronat islamiste sut aussi quitter les bourgades de la Turquie profonde, au point qu’aujourd’hui 70 % des adhérents de la Müsiad se trouvent à Istanbul, Izmir ou Ankara. La concurrence n’en continue pas moins entre les deux confédérations patronales, dont l’une représenterait le patronat moderne et occidentalisé de l’establishment traditionnel et l’autre les patrons plus traditionalistes. Mais il se dit aussi que la seule vraie différence entre le patronat de la Tüsiad et celui de la Müsiad est que le premier se retrouve autour d’un cocktail et le second autour de l’iftar, le repas de fin de jeûne musulman.
En 1994, 1999 et 2001, l’économie turque connut une série de crises, au cours desquelles la concurrence et la confrontation entre les deux organisations patronales prirent de l’ampleur. En même temps, les partis islamistes gagnaient en influence. En 1994, profitant du discrédit des partis traditionnels et en particulier du CHP social-démocrate, le Refah Partisi put conquérir les municipalités d’Istanbul et d’Ankara en faisant campagne sur le programme d’une société équitable. Un des jeunes disciples d’Erbakan, Recep Tayyip Erdogan, fut élu maire d’Istanbul.
L’ascension du RP se poursuivant, il remporta les élections législatives suivantes et, en 1996, Erbakan devint chef du gouvernement. Ce fut néanmoins pour peu de temps. En effet les frictions entre les milieux kémalistes et les milieux islamistes s’accentuaient. Les chefs de l’armée s’élevaient contre les entorses faites par le gouvernement d’Erbakan à la laïcité de l’État turc. Bien plus que d’une bataille sur les principes, il s’agissait évidemment d’un conflit de pouvoir. Les militaires acceptaient mal de voir le parti islamiste tenter de battre en brèche leur prépondérance, tandis que du côté de la bourgeoisie le patronat lié à la Tüsiad se plaignait du favoritisme du gouvernement islamiste à l’égard de la Müsiad et des capitalistes liés aux confréries.
Le conflit éclata au grand jour lorsque le maire de la ville de Sincan, en banlieue d’Ankara, fit adopter une résolution recommandant l’application de la loi islamique, la charia. En guise de coup de semonce, l’armée fit défiler ses chars dans les rues de la ville, le 4 février 1997. Le 28 février, un mémorandum du Conseil national de sécurité intima au gouvernement Erbakan le respect de la laïcité. À la suite de ce qu’on allait appeler le coup d’État post-moderne, sans prise du pouvoir par les militaires mais avec une claire menace de leur part, Erbakan dut démissionner tandis qu’une procédure d’interdiction était lancée contre le RP.
Le coup de 1997 n’allait cependant stopper ni la progression de la nouvelle bourgeoisie anatolienne, ni celle du parti islamiste qui lui était lié. Celui-ci s’appuyait désormais sur les municipalités de plusieurs grandes villes. Tandis que les crises économiques successives et les scandales de corruption accéléraient le discrédit des sociaux-démocrates et des différents partis bourgeois dits laïques, les maires islamistes pouvaient se vanter d’apparaître comme de bons gestionnaires des affaires publiques, plus soucieux d’améliorer la vie des populations que de se servir eux-mêmes.
Le RP d’Erbakan fut bien dissous en 1998 sur décision de la Cour constitutionnelle pour violation du principe de séparation de la religion et de l’État, mais un nouveau parti, le Parti de la vertu (Fazilet Partisi – FP) prit aussitôt sa place. Lui aussi fut dissous en 2001, pour les mêmes raisons, mais le groupe de ses jeunes loups, formé autour d’Erdogan et d’Abdullah Gül, avait déjà pris ses distances avec lui en se disant favorable à la séparation de la religion et de l’État. Cette prise de position officielle, qui au fond ne lui coûtait rien, lui permit de fonder un nouveau parti, l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi – Parti de la justice et du développement), sans risquer une interdiction analogue. Profitant de la déconfiture du gouvernement social-démocrate de Bülent Ecevit au sortir d’une crise financière, l’AKP sortit vainqueur des élections de novembre 2002. Ce furent alors Abdullah Gül puis Erdogan qui formèrent le gouvernement.
L’AKP et la confrérie Gülen
L’AKP avait réussi à faire converger en son sein la plupart des politiciens islamistes, ainsi qu’un certain nombre d’autres issus de partis dits laïques en déconfiture. Il bénéficiait aussi de l’appui des confréries les plus puissantes, en particulier de celle des Nakşibendi et de celle des Nurcular, et de sa vitrine légale, le mouvement Hizmet de Gülen. L’AKP bénéficiait ainsi d’une solide base électorale, qui allait encore s’élargir grâce à la période de prospérité qu’allait vivre le pays. Mais, au sein de celle-ci, l’apport du mouvement Gülen était relativement mineur, sa spécificité étant de s’être développé essentiellement dans les institutions et les milieux dirigeants.
Fethullah Gülen, issu d’un milieu islamiste réactionnaire, serait entré en contact avec les réseaux anticommunistes développés par l’Otan au sein de l’armée turque dès ses années de service militaire. Il allait ensuite poursuivre sa carrière de prédicateur dans le même esprit, tout en gardant des liens avec certains membres de l’état-major de l’armée turque et en jouant un rôle actif dans l’Association pour la lutte contre le communisme (Komünizmle Mücadele Derneği), fondée dès le début de la guerre froide avec l’aide de la CIA.
Le soutien des États-Unis n’allait jamais lui faire défaut par la suite. C’est avec ce soutien que la confrérie de Gülen, nommée suivant les cas Cemaat (la Communauté) ou Hizmet, commença dès les années 1970 un travail systématique d’implantation dans l’appareil de la police, de la justice, dans l’armée et dans l’enseignement. Disposant de fonds importants grâce à l’appui du patronat lié à la confrérie, mais aussi sans doute grâce à ses liens aux États-Unis et à l’aide de la CIA, le réseau investit particulièrement dans la mise sur pied d’écoles privées, jusque dans de très nombreux pays. En Turquie, il aurait contrôlé jusqu’à 4 000 écoles, avant que le gouvernement Erdogan ne décide leur fermeture ou leur prise de contrôle. Mais il faut en ajouter plus de 500 dans le monde, notamment en Asie centrale et en Afrique. Elles sont au nombre de 24 en Allemagne, le pays européen où la secte est la plus représentée, avec également 150 cours de soutien et 300 associations, supervisés par 2 000 permanents. Aux États-Unis, le mouvement compte 150 écoles dites écoles charter. Plus d’un million de jeunes scolarisés auraient ainsi pu être en contact avec le mouvement Hizmet.
La période de prospérité qu’a connue la Turquie au cours des années 2000 a naturellement enrichi toute la bourgeoisie, et en particulier celle des confréries, et leur a permis d’élargir encore leur influence. La confrérie Gülen a profité en particulier, au sein de l’appareil d’État, de la mise à l’écart du vieux personnel de tradition kémaliste. La privatisation de l’enseignement lui a permis de contrôler notamment les écoles de la police, au point que 80 % des cadres de celle-ci auraient été liés au mouvement Gülen. Jusqu’à ce que la guerre éclate entre celui-ci et la tendance majoritaire de l’AKP, liée à Erdogan.
Cette guerre aurait commencé de façon larvée dès 2009. Erdogan, constatant l’emprise croissante d’Hizmet dans la police, la justice et l’enseignement, aurait alors commencé à prendre des mesures pour la limiter, placer ses hommes de confiance aux postes de responsabilité et lui barrer la route des services de renseignement, le MIT. C’est le 7 février 2012 que la fracture commença à apparaître au grand jour, quand un procureur doté de pouvoirs exceptionnels convoqua le chef du MIT pour une audition au sujet des pourparlers secrets entamés par celui-ci avec le PKK, dans lesquels le MIT en réalité ne faisait qu’obéir à Erdogan et à ses tentatives de trouver un accord avec le mouvement de guérilla kurde. Dès lors, la guerre entre les fidèles de Gülen et ceux d’Erdogan n’allait plus cesser au sein de l’appareil d’État et des institutions, à coups de purges successives, de manœuvres judiciaires, de procès et d’arrestations. Jusqu’à ce que la tentative de coup d’État du 15 juillet dernier donne le signal d’une vague d’épuration de grande ampleur, véritable contre-coup d’État par lequel Erdogan voudrait éliminer tous les suspects de proximité avec la confrérie Gülen et retirer à celle-ci tous les moyens de son influence.
Malgré cette vague d’épuration, rien ne dit qu’Erdogan ait vraiment gagné la partie, que ce soit contre la secte Gülen ou contre des tentatives de coup de force qui pourraient venir de l’armée. L’incroyable guerre de cliques qui se livre depuis des années dans les allées du pouvoir prouve en tout cas que la bourgeoisie turque a bien du mal à se passer de cet arbitre suprême qu’a été pour elle, pendant des années, le pouvoir militaire.
Luttes acharnées pour un butin qui se réduit
L’armée turque, depuis Mustafa Kemal, s’est proclamée la gardienne d’une laïcité qui, comme on l’a vu, est en fait très relative. Plus que d’instituer une véritable extériorité de l’État à l’égard des institutions religieuses, il s’agissait de mettre celles-ci sous contrôle, afin d’empêcher qu’elles puissent constituer des pouvoirs parallèles, un peu à la façon dont la monarchie anglaise a institué l’Église anglicane pour ne pas avoir à domicile un appareil contrôlé par le pape de Rome. Mais la révolution kémaliste, œuvre de l’appareil militaire, était une révolution par en haut, bien incapable de bouleverser profondément les structures sociales, et d’ailleurs ne le cherchant pas. Même si les confréries furent formellement interdites, leur assise dans la société s’est maintenue. Elle s’est renforcée parallèlement au développement de la bourgeoisie, à qui les confréries fournissaient des moyens d’accroître son influence et de consolider ses clientèles. Le pouvoir militaire, tout en tentant de défendre ses prérogatives en se drapant dans le drapeau de la laïcité de l’État, a lui-même contribué à l’emprise croissante de la religion et ainsi fourni à des confréries telles que celles de Gülen ou d’Erdogan les moyens de se développer. L’islamisme politique turc a alors gagné en puissance, en se faisant l’expression de cette bourgeoisie des confréries.
Dans le conflit entre les partisans de Gülen et ceux d’Erdogan, les premiers apparaissent aujourd’hui comme défendant une politique plus proche des États-Unis, qui les ont largement soutenus, tandis que les autres tâtonnent à la recherche d’autres appuis. Mais cette différence reste très circonstancielle. L’essentiel est cet affrontement entre des confréries qui sont de vastes mafias, attachées avant tout à se tailler des sphères d’influence, à s’approprier un butin en le disputant à leurs concurrentes, quitte à brandir des prétextes dont elles peuvent facilement changer.
De telles luttes font sans doute partie de l’histoire de toutes les bourgeoisies, avec pour chacune des caractéristiques spécifiques, mais elles sont d’autant plus acharnées que la masse de profits à se partager se réduit. Dans le cas de la Turquie, si Erdogan a pu parler quelque temps d’un néo-ottomanisme qui aurait ouvert à la bourgeoisie turque de vastes perspectives de développement, il est clair maintenant qu’il s’agissait d’un rêve. Le chaos dans lequel ont sombré la Syrie, l’Irak et l’ensemble du Moyen-Orient réduit les possibilités de bonnes affaires. La crise économique mondiale elle aussi tend à réduire les marges de développement de la bourgeoisie turque. Enfin, les tentatives du gouvernement Erdogan de faire jouer à la Turquie le rôle de grande puissance régionale se heurtent aux ambitions concurrentes de l’Iran et d’autres, et surtout au veto des États-Unis et de l’impérialisme. Ceux-ci préfèrent une région divisée à une région où l’une des puissances locales deviendrait trop dominante.
Les luttes entre les fractions de la bourgeoisie incarnées par les confréries de Gülen, d’Erdogan et d’autres ont donc toutes les raisons de continuer, avant peut-être d’être arbitrées pour un temps par l’armée. Leur avidité au gain, leur acharnement à se disputer les places et les postes d’influence, et même à s’arracher les capitaux, sont au fond à l’image d’une bourgeoisie décadente... avant même de s’être vraiment développée.
25 octobre 2016