Italie : syndicats confédéraux, « syndicats de base » et limites du syndicalisme29/10/20162016Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2016/10/179.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Italie : syndicats confédéraux, « syndicats de base » et limites du syndicalisme

Les attaques menées par la bourgeoisie italienne contre les droits des travailleurs, qui se sont succédé pratiquement sans interruption depuis les années 1980, n’auraient pas été possibles sans la collaboration des confédérations syndicales, et en premier lieu des trois grandes confédérations CISL, UIL et CGIL.

Les deux premières confédérations, traditionnellement d’inspiration catholique pour l’une, social-démocrate pour l’autre, ne pouvaient que se prêter aux attaques contre les travailleurs. Mais la CGIL, confédération la plus influente dans la classe ouvrière, liée historiquement au Parti communiste, a pris elle aussi dès la fin des années 1970 le tournant dit « des compatibilités », indiquant clairement que, dans l’intérêt de la bourgeoisie, elle adapterait dès lors ses revendications à ce que celle-ci pourrait accepter.

La CGIL emboîtait ainsi le pas à la stratégie dite du « compromis historique » adoptée par le Parti communiste et consistant à démontrer ses capacités de parti de gouvernement en apportant son soutien aux politiques d’austérité. Les luttes ouvrières des années 1969-1970 avaient contraint le patronat italien à des concessions, tant sur le plan économique qu’en matière de droits des travailleurs. Mais la bourgeoisie entendait désormais les reprendre, d’autant plus que la fin de la période de croissance, l’évolution de toute l’économie capitaliste vers la stagnation réduisaient ses marges de manœuvre. Le Parti communiste, alors dirigé par Enrico Berlinguer, se montrait prêt à l’y aider, tout comme la CGIL pour le volet syndical.

Le développement des « syndicats de base »

Les attaques du patronat et du gouvernement ne sont pas passées sans provoquer de réactions dans la classe ouvrière. Ce fut le cas en 1984, lorsque le gouvernement Craxi mena une première attaque contre l’échelle mobile des salaires alors en vigueur en Italie. Ce fut le cas encore en 1992, lorsque le gouvernement Amato mit définitivement fin à cette échelle mobile des salaires avec l’accord des trois confédérations syndicales, ou encore en 1994, lorsque le gouvernement Berlusconi mena une première attaque contre les retraites. Ce fut le cas encore durant les années 2000, lorsque patronat et gouvernement s’en prirent à l’article 18 du Statut des travailleurs et à la protection contre les licenciements qu’il comportait. À chacune de ces étapes, l’attitude des confédérations syndicales oscilla entre la collusion ouverte avec le patronat et le gouvernement et une opposition de façade se gardant bien d’organiser une véritable contre-offensive des travailleurs.

C’est dans cette situation que l’on a assisté dès les années 1980 à la multiplication des « syndicats de base ». De nombreux militants, face à la politique des confédérations syndicales, tentèrent de s’y opposer en mettant sur pied des syndicats alternatifs. Dans bien des cas, ils purent le faire en s’appuyant sur ces réactions de travailleurs décidés à mettre en échec les attaques dont ils étaient l’objet.

Ce fut le cas d’abord en particulier dans les services publics. Ainsi naquirent le Comu (Comitato dei macchinisti uniti), regroupant les agents de conduite des chemins de fer de l’État, puis les Cobas, autrement dit les comités de base, de l’école publique, dont l’exemple fut suivi dans d’autres secteurs. Selon les militants à l’origine de ces syndicats de base, il s’agissait, face à la collaboration de classe ouvertement pratiquée par les confédérations, de donner vie à des organisations représentant effectivement les travailleurs de façon démocratique et même, pour certains, de reconstruire un véritable syndicat de classe.

Cette idée de créer de nouveaux syndicats, contestant aux appareils bureaucratiques leur prétention de représenter la classe ouvrière, eut du succès, en particulier durant toutes les années 1990, au cours desquelles les directions confédérales vinrent prêter main-forte aux attaques antiouvrières de la bourgeoisie, qu’il s’agisse de la question des retraites ou de la signature de contrats collectifs nettement en retrait. On assista donc à leur multiplication, souvent sous l’impulsion de militants d’extrême gauche ou proches de celle-ci, qui voyaient là la possibilité de mener dans leur entreprise une activité syndicale échappant à la tutelle des appareils en place et à leur complicité plus ou moins ouverte avec le patron.

Il s’agissait aussi, pour nombre de militants, de trouver un substitut à une activité politique que l’éclatement et la décomposition des organisations d’extrême gauche semblaient de plus en plus priver de perspectives. Beaucoup allaient en venir à théoriser le refus de toute organisation politique et l’idée que le syndicalisme et les luttes de la base pourraient en constituer le dépassement. Certains retombaient ainsi sans le savoir sur les conceptions des syndicalistes révolutionnaires du début du 20e siècle, sans pour autant en avoir les qualités.

Il faut ajouter que, de leur côté, les appareils syndicaux CGIL-CISL-UIL étaient de toute évidence soulagés de voir des militants les quitter pour créer de petits appareils minoritaires, alors qu’ils auraient pu constituer en leur sein des oppositions gênantes. Dans bien des cas, les appareils ne laissaient d’ailleurs pas le choix aux militants contestataires, en les excluant ou en ne leur permettant qu’une activité marginale.

De l’utopie à la réalité

Les syndicats de base allaient vite se montrer fort éloignés de l’utopie du véritable syndicat de classe qui avait fait les rêves de certains. La réalité allait se montrer bien plus forte.

Pourtant, leur développement répondait à un mécontentement profond. Ainsi, en septembre 1992, les dirigeants confédéraux furent hués par les travailleurs dans toutes les villes où ils tentaient d’expliquer leur choix d’accepter l’abolition du système d’échelle mobile qui protégeait un peu les salaires des conséquences de l’inflation. Un peu partout, ils ne purent parler qu’en s’abritant derrière des boucliers en plexiglas pour se protéger des tomates ou même des boulons qui leur étaient lancés. Il faut cependant remarquer que cette protestation, toute massive qu’elle fût, restait au fond dans le cadre syndical. Si les travailleurs ne se privèrent pas de faire savoir aux dirigeants confédéraux ce qu’ils pensaient d’eux, nulle part on ne les vit décider de réagir avec leurs propres moyens de lutte. Dans aucune entreprise importante on ne vit les travailleurs passer outre aux décisions des chefs syndicaux et se mettre en grève contre la suppression de l’échelle mobile.

Implicitement ou explicitement, beaucoup de travailleurs considéraient qu’avant d’être une question de rapport de force avec le gouvernement et le patronat, le problème posé était celui des dirigeants syndicaux. Ceux des confédérations se montrant décidément prêts à toutes les compromissions, il fallait donc s’en donner d’autres. La création des syndicats de base entrait en résonance avec ce sentiment.

Dans le secteur de l’industrie automobile, une expérience importante fut celle des militants de l’usine Alfa Romeo d’Arese, en banlieue milanaise, qui dans leur lutte pour secouer la tutelle des syndicats confédéraux donnèrent vie eux aussi à un syndicat de base. Après certains succès à l’échelle de leur usine, ils lancèrent le Slai-Cobas (Syndicat des travailleurs autoorganisés intercatégoriel Cobas). Il s’agissait pour eux de tenter de généraliser l’expérience de l’usine d’Arese, en proposant aux travailleurs des autres entreprises, à leur tour, de s’autoorganiser en secouant la tutelle des syndicats confédéraux. Pour ces militants, eux-mêmes inspirés par le mouvementisme de l’extrême gauche italienne des années 1970, mais aussi pour certains proches du Secrétariat unifié de la Quatrième internationale, le Slai-Cobas devait être un véritable syndicat de classe, respectueux de l’opinion de la base ouvrière, ne signant avec le patronat que des accords qui auraient été démocratiquement approuvés par celle-ci, ennemi de tout comportement bureaucratique, etc.

Dans cette période, le Slai-Cobas fut sans doute celui qui connut le plus de succès, en tout cas dans l’industrie. L’existence d’un groupe de militants déterminés et expérimentés à l’usine d’Arese, une entreprise aux traditions combatives, leur avait permis de battre en brèche le monopole des syndicats confédéraux au niveau de cette usine. Le lancement du Slai leur permit d’étendre leur influence au-delà, répondant au désir de nombre de militants de trouver une alternative au trio CGIL-CISL-UIL.

L’expérience trouva cependant rapidement ses limites. Le succès que l’existence de ce groupe de militants avait permis à Arese ne pouvait se reproduire automatiquement dans d’autres entreprises où ces conditions n’existaient pas. La référence au sigle Slai-Cobas, quelle que soit la bonne volonté de ceux qui y recouraient, ne pouvait les remplacer. Elle ne pouvait non plus empêcher que des militants mettent dans cette référence un contenu différent de celui que les militants d’Arese y avaient mis au départ. En voulant projeter le nouveau syndicat au-delà de leur propre secteur d’influence, ceux-ci prenaient le risque de lui donner un tout autre contenu.

Le Slai-Cobas se heurta rapidement aux pesanteurs politiques qu’il avait voulu ignorer. En 1996, le militant de la Quatrième internationale Gigi Malabarba, qui au long d’un livre avait encensé le syndicat d’Arese comme l’exemple même du syndicat de classe, démocratique et pleinement respectueux des travailleurs de base, en organisa tout simplement la scission. Sans même attendre le congrès prévu du syndicat, Malabarba annonça qu’il s’en séparait pour former le Sin-Cobas (Syndicat indépendant – Cobas), lié de façon évidente au Parti de la refondation communiste. Coïncidence ou reconnaissance de la direction du parti pour ce haut fait, Malabarba put ensuite être élu sénateur sur les listes de celui-ci. Le Slai-Cobas de son côté continua à exister, en particulier autour de l’usine Fiat de Pomigliano, près de Naples, où des militants de formation maoïste cherchèrent à l’engager sur le plan politique.

L’épisode de la scission du Slai-Cobas ne devait être qu’un des premiers. Les mini-appareils constitués par les syndicats de base allaient être le jouet de manœuvres, de scissions organisées par les différents groupes politiques, ou tout simplement par des individus, pour des enjeux de plus en plus dérisoires. Le résultat fut la multiplication des sigles concurrents, que leur influence très limitée n’empêche pas de prétendre être « le » syndicat et dont la politique se limite à appeler à des actions concurrentes de celles des autres, voire de celles des appareils confédéraux, ne reculant même pas devant le ridicule d’appeler seuls à des grèves générales qui, à l’échelle du pays, peuvent tout au plus réunir quelques centaines de personnes. Elles ne sont dès lors qu’une caricature, vidant l’idée même de grève générale de toute signification.

Quant à l’unité syndicale souvent revendiquée par les syndicats de base, elle n’alla jamais au-delà d’une unité entre les différents sigles, souvent en contradiction avec une réelle unité des travailleurs. Le plus souvent, les syndicats de base se refusent à participer aux grèves et aux manifestations appelées par la CGIL, la CISL et l’UIL, leur opposant d’autres actions, à d’autres dates, et perdant ainsi une occasion d’unité et de débat avec les travailleurs influencés ou contrôlés par les grandes confédérations syndicales. La concurrence avec celles-ci n’aboutit ainsi qu’à les singer, mais à une échelle infiniment plus réduite.

Sans vouloir ni pouvoir citer toutes les mutations intervenues dans la galaxie des syndicats de base, on peut citer les RDB (représentants de base), qui font figure de précurseurs puisqu’ils sont nés dès la fin des années 1970 à partir de militants de la CGIL de la fonction publique critiquant la politique de concertation de leur syndicat. Les RDB ont été, bien plus récemment, à l’origine de la création de l’USB (Union des syndicats de base) qui a récemment donné lieu à une nouvelle scission sous le nom de SGB (Syndicat général de base), sans que les raisons en soient particulièrement claires. On peut ajouter à cette liste le Si-Cobas et la Cub (Confédération unitaire de base). Autant d’organisations dont il est difficile de différencier les politiques et les raisons de leur existence séparée. Il faut encore citer la Confédération Cobas, créée à la fin des années 1990. Restée essentiellement présente dans l’enseignement, elle n’a cependant plus rien de commun, sinon le sigle, avec les premiers Cobas de l’enseignement (Cobas scuola) qui, nés dans les années 1980 dans le cadre de véritables luttes des travailleurs de ce secteur, reflétaient aussi leur volonté d’en avoir pleinement le contrôle.

Un des dirigeants de la Confédération Cobas, Piero Bernocchi, issu des mouvements des années 1970, porte-parole de l’altermondialisme en Italie, illustre une des évolutions idéologiques qui accompagnent le développement des syndicats de base. Ainsi, Bernocchi théorise le dépassement du capitalisme par le bénicommunisme, une vague idée de mise en commun des biens qui n’a plus rien à voir avec le communisme de Marx. Il théorise aussi le dépassement de la notion marxiste de lutte de classe, du rôle des syndicats, des partis, et même de la classe ouvrière en tant que telle.

Le Si-Cobas et les luttes des travailleurs de la logistique

Un certain nombre de syndicats de base n’en sont plus à revendiquer l’appellation de syndicat de classe et considèrent que le syndicat doit devenir une simple agence de services aux salariés, une chose que les confédérations ont d’ailleurs elles-mêmes théorisée depuis longtemps. Mais si, pour tous ceux-là, la notion de lutte de classe est dépassée, beaucoup d’autres de ces petits syndicats continuent de s’en réclamer et il vaut la peine d’examiner comment ils s’en inspirent en pratique.

Le Si-Cobas (Syndicat intercatégoriel – Cobas), formé il y a quelques années à partir d’une scission du Slai-Cobas, a connu un développement numérique relativement important dans le secteur de la logistique, grâce aux luttes conduites par les travailleurs de ce secteur. Les entreprises de la grande distribution ont en effet eu de plus en plus recours, pour leurs opérations de transport et de manutention, à des entreprises de sous-traitance organisées en coopératives, une des formes juridiques privilégiées par la bourgeoisie italienne pour instaurer la précarité. Les salariés de ces coopératives, considérés comme des associés, ne bénéficient pas des droits les plus élémentaires reconnus aux autres travailleurs par la loi et les conventions collectives. Ils ne peuvent recourir à la justice du travail, car cela reviendrait à porter plainte contre eux-mêmes. Sans oublier que les statuts de ces coopératives dénient au travailleur-associé toute participation aux décisions de l’entreprise.

Dans le secteur de la logistique de la grande distribution, ces coopératives ont eu le plus souvent recours à des travailleurs immigrés n’ayant d’autre choix que d’accepter ces travaux durs et sous-payés, aux horaires aberrants fixés au bon vouloir des patrons de ce secteur, des patrons ne reculant pas devant les méthodes d’intimidation et souvent eux-mêmes proches de la Mafia, en particulier de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise. Ces travailleurs n’ont cependant pas tardé à se révolter et à s’organiser. Bien souvent arrivés clandestinement en Italie, ayant risqué leur vie pour y venir en fuyant des pays en guerre ou en tout cas à la situation économique difficile, ayant été la proie des passeurs ou de toutes sortes de mafias, au fond le fait de devoir affronter un patronat sans scrupule et de ne pouvoir conquérir leurs droits que par la lutte ne les surprenait pas. Il s’y ajoutait souvent la solidarité naturelle existant entre des hommes ayant subi les mêmes épreuves, rencontré les mêmes vexations, et restés très proches les uns des autres de par leurs conditions de vie dans l’immigration.

Ces travailleurs, en grande partie avec l’aide de militants du Si-Cobas, ont donc fait grève, manifesté, organisé des piquets devant les entreprises de la grande distribution, contraignant progressivement celles-ci et leurs coopératives sous-traitantes à des concessions, ne serait-ce par exemple que le fait de payer le minimum horaire prévu par la convention collective du secteur. Parti de la région milanaise, l’exemple fut contagieux et gagna Bologne, Padoue, Turin et en fait une grande partie des entreprises du secteur, au moins dans le nord de l’Italie. Dans le Sud également il y eut quelques luttes importantes, comme celle des travailleurs sous-traitants de la TNT à Teverola, en Campanie.

Le combat pour se voir reconnaître des droits élémentaires, théoriquement reconnus par la loi à tous, s’est avéré dur, et les travailleurs de ces entreprises, le plus souvent immigrés, ont dû faire preuve d’une combativité et d’une ténacité dans la lutte dont la majorité des travailleurs italiens ont perdu l’habitude. Avec des grèves illimitées, des piquets de grève maintenus malgré les assauts de la police, les licenciements auxquels il fallait riposter, les tentatives d’intimidation émanant des hommes de main stipendiés par le patronat avec leurs méthodes mafieuses, la conquête de la dignité a coûté cher à ces travailleurs et aux militants. Le résultat n’en est pas moins que le patronat, dans un grand nombre d’entreprises du secteur, a dû apprendre à respecter ces travailleurs qu’il méprisait.

Le résultat de ces luttes a été aussi qu’une grande partie de ces travailleurs se sont syndiqués au Si-Cobas, permettant à ce syndicat d’enregistrer une croissance exponentielle de ses adhérents. Malheureusement, ce succès remporté dans le secteur de la logistique n’allait pas empêcher ce syndicat se voulant de classe de montrer rapidement les mêmes limites que les autres syndicats de base.

On l’a vu d’abord dans le type d’accords conclus avec les directions d’entreprise. Le Si-Cobas, en demandant au nom des travailleurs la satisfaction d’un certain nombre de revendications, ne manquait pas de poser comme conditions la reconnaissance des délégués des travailleurs et du syndicat Si-Cobas lui-même.

Or un accord sur la représentation unique des travailleurs signé en janvier 2014 entre les trois syndicats confédéraux et le syndicat patronal Confindustria, venant après d’autres allant dans le même sens, vise à limiter les possibilités d’existence d’autres syndicats que CGIL, CISL et UIL, à moins qu’ils ne se soumettent à des règles strictes. Le principe de cet accord est de ne donner le droit de présenter des délégués qu’aux syndicats signataires des conventions collectives ou des accords d’entreprise... et acceptant justement de se soumettre à cet accord sur la représentation unique. La menace est claire : ou bien un syndicat signe les accords imposés par les autres (avec 50 % plus une voix), ou bien il se voit dénier le droit de présenter des délégués. En outre, cet accord confédéral pose en principe que les négociations d’entreprise ou de branche doivent prévoir des procédures contraignantes pour le règlement des conflits du travail, en clair des clauses antigrève, le syndicat s’engageant une fois l’accord signé à user de son influence dans ce sens auprès des travailleurs.

La plupart des syndicats de base ont bien sûr dénoncé cet accord, imposé par les syndicats confédéraux pour tenter de les éliminer ou au moins de les soumettre. Mais la plupart n’en ont pas moins fini par y souscrire, argumentant que sans cela ils n’auraient plus que le choix de disparaître. D’autres, comme le Si-Cobas, ont proclamé qu’ils ne le feraient pas. Mais, pour être reconnus dans une entreprise, ils n’en ont pas moins souscrit à des conditions analogues.

En effet les patrons des entreprises où le Si-Cobas s’implantait ne manquaient pas d’exiger des contreparties, inspirées par les accords signés plus haut. Dans nombre de cas, ces contreparties ont consisté en des engagements sur l’obtention d’une plus grande productivité, d’une flexibilité des horaires, mais aussi sur la limitation des grèves par une procédure prédéfinie entre patron et syndicat, comportant jusqu’à des sanctions possibles pour les travailleurs qui ne s’y soumettraient pas.

L’adoption de ces accords s’est accompagnée de procédés de plus en plus bureaucratiques, les coordinateurs nommés par la direction du Si-Cobas menant les négociations au nom des travailleurs, souvent sans leur en rendre compte et finissant par les leur imposer. Des militants s’opposant à ces procédés ont été exclus par le tout nouvel appareil du Si-Cobas, comme cela a été le cas récemment, en mai 2016, pour deux militants milanais. Jugés trop indociles par la direction du syndicat, ils sont devenus la cible de calomnies du plus pur style stalinien, heureusement sans que cela empêche la majorité des syndiqués de leur secteur d’affirmer leur solidarité avec eux.

Les limites du cadre syndical et la question du parti

Ainsi, si les luttes des travailleurs immigrés de la logistique leur ont permis de conquérir un certain nombre de droits, elles ont abouti là aussi à la constitution d’un mini-appareil bureaucratique ne valant pas mieux que les autres, et parfois pire sur le plan des méthodes. Cela n’empêche pas le Si-Cobas de se proclamer dans ses textes un syndicat de classe, anticapitaliste voire révolutionnaire, et ses dirigeants de déclarer qu’ils tracent là une voie originale vers la constitution d’une organisation ouvrière révolutionnaire en Italie. Ce verbiage, couplé à une pratique syndicale digne des organisations réformistes et staliniennes, augure bien mal d’une telle organisation.

L’exemple du Si-Cobas n’est que le dernier en date, mais il est particulièrement démonstratif. Ce syndicat s’est construit sur la base de véritables luttes ouvrières, ayant abouti pour les travailleurs à la reconnaissance d’un certain nombre de droits. Il a été impulsé par des militants révolutionnaires se référant à la lutte de classe et se disant de fermes partisans de la démocratie ouvrière. Cela n’a pas empêché sa bureaucratisation rapide et l’adoption, de la part de sa direction toute neuve, de procédés auxquels on est plus habitué de la part des grandes bureaucraties syndicales. Il y a là, comme dans toute l’évolution des syndicats de base, une logique qui va au-delà des qualités ou des défauts individuels des militants impliqués, et qui découle des conditions de la lutte syndicale à notre époque.

Les syndicats de base italiens sont nés en opposition à la concertation entre les confédérations et le patronat et en voulant affirmer leur indépendance. Cependant, cette critique de la concertation, autrement dit du fait que les directions syndicales acceptent les raisons du patronat et s’engagent avec celui-ci dans une véritable cogestion de la crise, n’allait pas jusqu’à une critique du système des contrats (contrattazione) qui imprègne toute la pratique syndicale italienne. Ce système, dont l’origine remonte au fond à la période du fascisme et au corporatisme mussolinien, enferme les revendications ouvrières dans le cadre de la renégociation périodique des contrats collectifs et donne donc un rôle essentiel aux bureaucraties syndicales. Mais en période de crise, lorsque le patronat n’est plus prêt à la moindre concession et que les bureaucraties syndicales n’en tiennent pas moins à conserver leur rôle, la contrattazione se transforme tout naturellement en concertazione, autrement dit en acceptation des raisons du patron.

En fait, la critique adressée par la plupart des syndicats de base aux confédérations était qu’elles ne signent plus de « bons » contrats collectifs, ce dont ils concluaient qu’il fallait créer de « bons » syndicats, capables de mieux négocier et de ne pas accepter les mêmes concessions que les confédérations. Dans cette logique, même dans le cas où les syndicats de base étaient nés dans le cours de luttes et jouissaient au départ d’un soutien réel des travailleurs, la principale préoccupation de leurs dirigeants était de créer leur propre appareil. Celui-ci devait alors trouver sa place dans le système fortement réglementé des relations entre État, patronat et bureaucraties syndicales, et au fond en acceptait le cadre. Le désir de constituer un appareil syndical relativement stable les amenait en fait à se plier eux aussi aux conditions posées par le patronat, qui n’accepte de reconnaître cet appareil que s’il s’engage, de son côté, à faire accepter par les travailleurs les mêmes règles que celles imposées par l’État, le patronat et les grandes confédérations.

Dans un article écrit peu avant sa mort, Trotsky observait comment, à l’époque de l’impérialisme, l’État et le patronat dont il est le représentant tendent à ne plus tolérer l’existence d’organisations syndicales indépendantes, même réformistes. Le fait s’est largement vérifié dans les pays européens comme aux États-Unis, où les confédérations syndicales sont de grands appareils bureaucratiques imposant aux travailleurs les objectifs et la politique économique de la bourgeoisie. Cela est particulièrement vrai en Italie.

Bien sûr, le plus souvent, les luttes des travailleurs quelles qu’elles soient passent à un moment ou à un autre par le cadre syndical. En dehors de périodes de luttes générales et explosives, dans lesquelles leur conscience politique s’élève rapidement, la plupart des travailleurs continuent à considérer le syndicat comme leur forme d’organisation naturelle. Mais c’est aussi une forme d’organisation que la bourgeoisie a depuis longtemps appris à domestiquer, de façon à en faire un moyen de contrôle sur les travailleurs et à la retourner contre eux. C’est un fait que des militants de la classe ouvrière ne peuvent ignorer, même s’ils agissent dans le cadre syndical ; sans quoi ils s’exposent à devenir des jouets de la politique patronale bien plus que des agents de l’organisation des travailleurs.

Trotsky ne concluait d’ailleurs pas de ses observations qu’il fallait abandonner la lutte pour la démocratie à l’intérieur des syndicats, mais que cette lutte devait se mener sous une direction révolutionnaire. Et en effet, comme dans toutes les luttes ouvrières, il s’agit de distinguer entre ce qui participe vraiment de l’organisation des ouvriers en tant que classe et de l’élévation de leur conscience, et ce qui contribue à les mener dans une des multiples impasses que leur réserve la société bourgeoise. Entre une organisation syndicale réellement utile aux travailleurs parce qu’elle sait se faire à un moment donné l’expression de leurs intérêts fondamentaux et éventuellement de leur lutte, et une bureaucratie syndicale même petite mais qui leur devient étrangère, la distance peut parfois être mince. Il revient à des militants sincèrement attachés à la classe ouvrière de distinguer où passe cette limite, sans quoi ils n’ont guère d’utilité pour celle-ci. C’est bien ce qui est difficile, voire impossible, en l’absence d’une véritable direction révolutionnaire.

Il leur faut en effet accepter l’idée que tout ne se joue pas dans le cadre syndical et qu’il faut, à un moment ou un autre, que la lutte des travailleurs sorte de ce cadre, prenne un caractère politique et pose les problèmes dans leurs véritables termes : ceux du rapport de force entre la classe ouvrière, le patronat et l’État. Ce rapport de force ne peut se mesurer que si les travailleurs savent recourir à leurs armes de classe : la grève, les manifestations, la mobilisation dans les usines et dans la rue, en étant déterminés à aller jusqu’au bout des possibilités de la lutte. S’ils n’y sont pas prêts, alors il faut au moins défendre ouvertement un tel programme d’action. Cela ne peut être le fait que de militants agissant réellement dans une perspective révolutionnaire, pour le renversement du système capitaliste, luttant pour faire émerger une telle perspective à l’échelle du pays.

Penser que, dans la situation actuelle, la perspective de construire de nouveaux syndicats peut être une issue pour les travailleurs est au mieux une utopie, au pire une énième façon de les tromper et de les mener dans l’impasse. L’expérience des syndicats de base italiens le démontre à profusion, et de toutes les manières possibles. N’en déplaise à tous ceux qui théorisent le dépassement de la politique, la question posée aux travailleurs et aux militants qui se placent sur leur terrain n’est pas celle de la construction d’un syndicat de classe qui serait meilleur que les autres, mais celle de la construction d’un parti et d’une internationale communistes révolutionnaires.

12 septembre 2016

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