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La construction d’un parti ouvrier aux États-Unis : histoire d’un long combat
Aujourd’hui, la classe ouvrière américaine ne possède pas son propre parti politique. Contrairement à de nombreux pays d’Europe, elle n’en a jamais créé un. De nombreuses personnes prétendent que la situation des États-Unis a toujours empêché un tel développement.
Mais en réalité, malgré les différences, la classe ouvrière américaine n’a rien d’unique. Elle vit dans le même système capitaliste basé sur l’exploitation des travailleurs. Et elle a mené des luttes aussi explosives que celles qui ont amené ses sœurs d’autres pays à constituer leur propre parti.
Il y a 129 ans, Engels s’est penché sur cette question dans un petit texte, The Labor Movement in America (Le mouvement ouvrier en Amérique)[1]. En 1887, Engels écrivait que nombreux étaient ceux qui pensaient alors, en Europe et aux États-Unis, qu’il n’y avait pas de classe ouvrière au sens classique du terme aux États-Unis, et qui en concluaient que, dans ce pays, il ne pouvait pas y avoir de luttes de classe comparables à celles qui caractérisaient l’Europe, avec leur corollaire, la possibilité du socialisme.
Engels discutait des éléments qui donnaient quelque crédibilité à ce point de vue. Pendant de nombreuses décennies, les États-Unis avaient été marqués par le libre accès à la terre, contrairement à l’Europe, et cela avait permis à une proportion non négligeable d’ouvriers de quitter les villes et de se transformer en petits agriculteurs. Pendant toute une période, la classe capitaliste, qui croissait rapidement, avait réussi à trouver la main-d’œuvre dont elle avait besoin en puisant dans le réservoir des nouveaux immigrants, dont certains cherchaient ensuite à échapper, ou à faire échapper leurs enfants à la pénible condition du salariat. Dans ce vaste pays qui rendait toute organisation difficile, la terre était considérée comme une sorte de soupape de sécurité permettant de désamorcer les conflits et d’empêcher les travailleurs de prendre conscience de leurs intérêts de classe.
Tout cela avait fort bien pu être tout à fait exact mais, en 1887, l’histoire était en train de rattraper les États-Unis. Aux yeux d’Engels, les combats pour la journée de huit heures en 1886 et les organisations qui sortirent de ces luttes ne montraient pas seulement que la classe ouvrière américaine était capable de mener une lutte étendue à l’échelle d’une bonne partie de ce vaste pays. Ils montraient également que cette classe ouvrière traversait à un rythme soutenu des étapes que ses sœurs européennes avaient mis des décennies à franchir. Et Engels concluait que les travailleurs américains étaient d’ores et déjà devenus conscients du fait qu’ils « formaient une classe nouvelle et distincte dans la société américaine, une classe pratiquement constituée de salariés plus ou moins héréditaires, c’est-à-dire de prolétaires. »
Il reste donc à déterminer pourquoi le mouvement ouvrier des États-Unis n’a pas continué à construire ce qui avait été construit en Europe, c’est-à-dire son propre parti politique.
La lutte pour la journée de huit heures
Les travailleurs américains ont commencé à lutter depuis que ce que l’on appelle le capitalisme moderne a apporté tous ses obstacles « modernes », que l’on retrouve partout dans le monde : une pauvreté larvée, le chômage et les crises et dépressions périodiques. Les années 1870, c’est-à-dire la décennie qui avait précédé le mouvement pour la journée de huit heures, avaient été marquées par une longue et profonde dépression économique. Les entreprises baissaient régulièrement les salaires, et les travailleurs menaient des grèves désespérées pour tenter de s’y opposer. C’était l’époque des grèves longues et dures des mineurs du charbon de Pennsylvanie, des grèves de masse dans le textile à Fall River, Massachusetts, et de la grande révolte du rail (Great Railroad Uprising) de 1877, à laquelle avaient participé 100 000 cheminots, ainsi que des dizaines de milliers de chômeurs.
Le mouvement ouvrier avait certainement dû faire face à une sévère répression, avec notamment la pendaison de 19 grévistes durant la grève dans les mines de charbon de Pennsylvanie. Mais il n’en reste pas moins que, durant la décennie suivante, les travailleurs construisirent sur les expériences accumulées durant ces grèves. En 1885, ils obtinrent une victoire retentissante contre trois compagnies de chemins de fer détenues par le baron voleur Jay Gould. Cette victoire constitua un encouragement pour les autres travailleurs. Cette même année, quelques petits syndicats lancèrent un appel à une grève nationale pour la journée de huit heures. L’obtention de cette revendication aurait constitué un progrès considérable : le temps de travail quotidien de la plupart des travailleurs était en effet couramment de 12 à 14 heures. Cette grève bénéficia d’un large soutien. Le 1er mai 1886 et les jours suivants, plus de 350 000 travailleurs posèrent les outils à travers tout le pays. À Chicago, environ un quart des travailleurs étaient en grève. Des dizaines de milliers arrêtèrent le travail au bout de huit heures, souvent avec l’accord du patron qui voulait ainsi éviter une grève.
Cette fois encore, les capitalistes et leur gouvernement répondirent par une répression massive, par la force brutale, comme Engels l’appelait. À Chicago, qui était le foyer de la grève, la police arrêta huit dirigeants en les accusant d’assassinats. Un an plus tard, cinq d’entre eux étaient exécutés.
Mais les travailleurs poursuivirent le combat qu’ils avaient commencé pour imposer à la classe capitaliste une réduction du temps de travail. Il est notable qu’à la suite de ce mouvement, ils constituèrent rapidement une organisation unique sur le plan national, les Chevaliers du travail (The Knights of Labor). Cette organisation connut une croissance rapide durant les trois premières années, passant de 52 000 à 700 000 membres. Pendant la seule année 1886, ses effectifs s’accrurent de 600 000 membres. Les Chevaliers du travail étaient la première organisation nationale créée par la classe ouvrière américaine en tant que telle. Cette organisation visait à regrouper tous les travailleurs : qualifiés et non qualifiés, les Blancs comme les Noirs, nés sur le sol américain et immigrés, hommes et femmes. Elle représentait toutes les nuances d’opinion présentes au sein de la classe ouvrière. Quel était le ciment de cette organisation ? L’idée que les travailleurs ont des intérêts communs contre un ennemi commun, la classe des patrons, et que lorsqu’ils se rassemblent ils sont bien plus puissants.
Cette même année 1886, les travailleurs commencèrent également à se faire entendre sur le plan politique. Les unions de travailleurs essayèrent de mettre sur pied des partis de la classe ouvrière dans un certain nombre de villes, dont New York, Chicago et Milwaukee, mais également à Fort Worth dans le Texas, Eaton dans l’Ohio, et Leadville dans le Colorado, villes où des candidats ouvriers furent présentés aux élections de 1886.
Engels considérait que, dans ce mouvement, les travailleurs américains avaient davantage accompli en dix mois que les travailleurs européens en plusieurs décennies : ils avaient compris qu’ils faisaient partie de la même classe.
Mais, comme l’écrivait Engels, « tout cela n’est qu’un début. Que les masses laborieuses sentent leur communauté d’intérêts et de griefs, leur solidarité de classe en opposition à toutes les autres classes, qu’elles doivent mettre en branle, pour donner corps et expression à ces sentiments, toute la machinerie politique qui existe à cette fin dans les pays libres, tout cela n’est que la première étape. L’étape suivante consiste à trouver le remède commun à ces problèmes communs, et à l’incarner dans la plateforme d’un parti ouvrier. Et cette étape, qui est la plus importante et la plus difficile à accomplir, les travailleurs américains doivent encore la franchir. »
Élaborer cette plateforme du « remède commun aux problèmes communs » n’est pas facile. En Europe, où le capitalisme s’est d’abord développé à partir du féodalisme, et où la révolution industrielle a produit la première classe ouvrière industrielle de l’histoire, le mouvement ouvrier a mis plusieurs décennies à élaborer un programme cohérent, « 60 années de dissensions et de discussions », d’après Engels. Mais une fois élaboré, ce programme, qui a été fixé on ne peut plus clairement par Marx et Engels, est devenu un acquis du mouvement ouvrier, d’abord en Allemagne, pays à partir duquel il s’est ensuite diffusé à la majeure partie de l’Europe.
Mais les États-Unis étaient séparés de l’Europe par un océan qui les coupait des expériences et des débats d’idées qui traversaient le mouvement ouvrier européen. Il y avait un parti socialiste aux États-Unis, le Socialist Labor Party (SLP), dont la plupart des membres étaient des immigrés européens, et notamment d’Allemagne, où ils étaient nombreux à avoir eu accès aux écrits de Marx et d’Engels. Et certains avaient participé aux luttes des travailleurs en Allemagne et dans d’autres pays européens. Le SLP aurait pu être un lien vital dans la transmission de ces acquis. Mais il s’est lui-même isolé en restant confiné à quelques communautés d’immigrés. La plupart des textes produits ou discutés par ce parti restaient rédigés dans des langues étrangères, et principalement l’allemand. Et de nombreux membres du SLP refusaient même d’apprendre l’anglais. Ainsi coupé du mouvement ouvrier américain, le SLP n’a pas été en mesure de transmettre les idées accumulées lors des dures batailles menées par les classes ouvrières européennes.
Il est impossible de dire ce qui aurait pu être réalisé si le SLP avait fait les efforts nécessaires pour transmettre ces idées aux travailleurs américains. Le fait que personne ne l’ait fait signifie que la classe ouvrière américaine était laissée à elle-même, obligée de faire péniblement sa propre expérience au lieu de bénéficier de celle que ses sœurs européennes avaient si chèrement accumulée.
Debs et les IWW : les idées de la révolution socialiste
En l’espace d’une décennie, la classe ouvrière américaine a commencé à produire des militants qui se sont battus pour acquérir ces idées et les apporter au mouvement ouvrier américain. Les plus importants parmi ces militants furent Eugene V. Debs et les membres des Industrial Workers of the World (IWW, Travailleurs industriels du monde).
Eugene V. Debs avait commencé en politique en tant que membre du Parti démocrate. Il était agent d’assurances d’une confrérie des chemins de fer. Il a même été élu deux fois à l’assemblée législative de l’État de l’Indiana. Mais il s’identifiait aux cheminots avec lesquels il était quotidiennement en contact. Il pouvait voir la facilité avec laquelle les compagnies ferroviaires brisaient leurs grèves en jouant sur les divisions existant parmi les unions de métiers et les confréries du rail. Debs et quelques autres autour de lui osèrent faire le grand bond d’essayer de rassembler tous les cheminots inorganisés au sein d’une même union industrielle, l’American Railroad Union (ARU). À peine celle-ci avait-elle été créée, en 1894, que des travailleurs en grève contre la Pullman Company, autour de Chicago, lui demandèrent de les aider. Debs craignait que l’ARU ne fût pas encore prête à mener une telle lutte. Mais, sous la pression de la base, il prit part à la bataille, et cette ARU qui venait à peine de naître réussit à étendre la grève et le boycott des chemins de fer à 29 États, de Chicago jusqu’au Golden Gate de San Francisco.
L’État fédéral et les États fédérés firent intervenir la troupe et les milices, décrétèrent la loi martiale, utilisèrent les tribunaux et jetèrent Debs et d’autres dirigeants de l’ARU en prison. Le fait que les patrons aient pu vaincre l’union en utilisant des moyens légaux contraignit Debs à revenir sur une bonne partie de ce en quoi il avait cru jusque-là. En prison, il découvrit les écrits de Marx et d’Engels. Après sa libération, il lui fallut encore de nombreuses années pour assimiler ces idées. Pendant une période, il s’approcha des idées des utopistes et des réformistes. Ce ne fut qu’à travers un lent processus qui tenait presque du tâtonnement que Debs devint un socialiste révolutionnaire. Mais une fois sa transformation réalisée, la lutte de la classe ouvrière devint le centre de toute son activité politique et il s’attacha infatigablement à permettre aux travailleurs de comprendre qu’ils ont le pouvoir de se débarrasser du capitalisme et de construire leur propre société.
Organisateur syndical et dirigeant ouvrier connu, Debs fut la principale personnalité qui participa à la création du Parti socialiste d’Amérique en 1901. Durant les deux décennies suivantes, il devint le tribun infatigable de la classe ouvrière dans tout le pays. Pour la première fois, quelqu’un apportait les idées du socialisme révolutionnaire aux travailleurs, aux chômeurs et aux paysans pauvres, traversant le pays, faisant des discours dans les grandes agglomérations et les petites villes, exprimant de manière éloquente ce que les travailleurs ressentaient. Aux travailleurs en grève qui avaient été agressés par les gros bras des patrons et par la police, il conseillait de s’armer afin de rendre coup pour coup. Il dénonçait les guerres impérialistes de l’époque, y compris l’invasion du Mexique par les États-Unis et la Première Guerre mondiale, affirmant qu’il était un soldat de la classe ouvrière, et que la seule guerre qui valût la peine d’être menée était celle contre la classe capitaliste afin de libérer l’humanité des griffes de cette dernière. Il parlait du pouvoir de la classe ouvrière et de sa capacité à transformer la société.
Debs fut candidat à cinq élections présidentielles. Il utilisa les campagnes électorales pour élargir le rayonnement des idées qu’il défendait et permettre à de nouveaux pans de la classe ouvrière d’exprimer leurs intérêts de classe, contre les serviteurs démocrates et républicains des capitalistes et des ploutocrates.
Mais, bien que Debs fût le principal chef du Parti socialiste et que certains des membres de ce parti fussent d’accord avec lui, beaucoup d’autres considéraient essentiellement le PS comme une machine électorale et, parmi ces derniers, il y avait des carriéristes qui voulaient simplement arriver aux affaires. Pour ceux-ci, pas question de parler de lutte de classe et, contrairement à Debs, ils ne s’opposèrent pas à la Première Guerre mondiale.
Mais Debs n’était pas le seul partisan du socialisme à l’époque. Il fut rejoint par les IWW, auxquels donna naissance le syndicat des mineurs Western Federation of Miners (WFM). Celui-ci avait été créé au milieu des années 1890, à partir de la fusion de plusieurs petits syndicats, afin d’affronter les grands groupes patronaux. Durant la décennie suivante, ce syndicat mena des grèves dures, de longue haleine et souvent sanglantes (notamment à Cripple Creek, au Colorado, Cœur d’Alene, dans l’Idaho, et dans les mines de cuivre du Michigan). Ces luttes amenèrent les chefs du WFM à prendre conscience de la nécessité pour les travailleurs de s’organiser dans une grande union. Ils commencèrent également à se revendiquer du socialisme. Le WFM devint la force motrice derrière la formation des IWW en 1905. Les IWW étaient un syndicat d’industrie qui s’était donné pour but d’unir tous les travailleurs afin de défendre leurs intérêts immédiats. Tous les travailleurs, cela voulait dire les qualifiés comme les non-qualifiés, les Noirs comme les Blancs, les immigrés comme ceux nés dans le pays, les femmes comme les hommes.
Mais les IWW avaient une ambition qui dépassait largement le syndicalisme industriel. Ils avaient compris que le capital et le travail étaient en état de guerre, et qu’il s’agissait d’une guerre de classes. Ils considéraient l’organisation au sein d’unions industrielles comme un moyen de venir à bout du capitalisme et de le remplacer par un ordre social nouveau. Lors de la convention de fondation des IWW, Big Bill Haywood déclara : « Camarades travailleurs... C’est ici le congrès continental de la classe ouvrière. Nous sommes ici pour confédérer les travailleurs de ce pays en un mouvement de la classe ouvrière dont le but devra être de s’émanciper des chaînes du capitalisme. »
Durant les quinze années qui suivirent, les IWW menèrent de dures batailles, comme dans les centres de production de textile de Lawrence et de Paterson. Ils organisèrent des campagnes de syndicalisation parmi les travailleurs non qualifiés de branches comme la sidérurgie et l’automobile, qui avaient été ignorés par les chefs des fédérations de métiers du syndicat réformiste American Federation of Labor. Les IWW parvinrent souvent à organiser certains des secteurs les plus difficiles à organiser, comme celui des bûcherons itinérants ou des travailleurs agricoles. Et leurs combats allaient au-delà des luttes économiques. À une époque où les capitalistes et les politiciens empêchaient les travailleurs de s’exprimer et de se réunir dans toutes les villes du pays, les IWW menèrent des luttes au long cours pour la liberté d’expression. Ils s’opposèrent activement à la Première Guerre mondiale, qu’ils condamnaient comme guerre impérialiste, et payèrent cher cette position : ils durent faire face aux persécutions et aux arrestations de masse de la part de l’État, et au lynchage par des groupes d’autodéfense.
La direction opportuniste du Parti socialiste critiquait souvent les IWW pour leur « apolitisme », car ceux-ci refusaient de se présenter aux élections. Les IWW étaient de fait opposés aux élections, et leur opposition était une réaction aux responsables du PS qui diffusaient l’illusion que les élections pouvaient changer le sort de la classe ouvrière. En réalité, malgré toutes ses limites, la démarche des IWW était bel et bien de tenter de construire une organisation politique sur une base ouvrière.
Avec Debs et les IWW, les idées révolutionnaires et le socialisme avaient fini par quitter les cercles étroits des immigrés des grandes villes, des socialistes juifs et allemands qui ne parlaient que leur langue maternelle. Ces idées avaient fini par prendre racine dans la classe ouvrière américaine.
L’impact de la Révolution russe
Lorsque la nouvelle de la Révolution russe de 1917 arriva aux États-Unis, de nombreux travailleurs et militants américains avaient conscience du fait qu’il s’agissait de la première révolution à l’issue de laquelle les travailleurs avaient pris et conservé le pouvoir, et que c’était donc aussi leur victoire. La Révolution russe encouragea les luttes ouvrières aux États-Unis.
Il est indéniable que c’est l’esprit révolutionnaire de l’époque, et surtout celui de la révolution bolchevique, qui rendit possible la grève générale de cinq jours à Seattle en février 1919. Les grévistes savaient qu’ils n’étaient pas sur le point de faire la révolution. Mais c’était bien là le but que beaucoup avaient en tête. Et durant une courte période, le pouvoir fut entre les mains du comité de grève générale et la ville cessa de fonctionner, à l’exception des activités organisées par les grévistes pour assurer les services de base, y compris l’organisation de travailleurs armés pour maintenir l’ordre. La grève fut finalement défaite. Mais les textes écrits à l’époque montrent que les travailleurs avaient senti leur propre pouvoir au cours de cette grève, et que beaucoup avaient compris que leur classe pouvait mettre en place un nouvel ordre social.
Ce qu’ils avaient fait leur donna une vision bien plus large de la lutte de classe et du rôle de la classe ouvrière américaine. Quelques mois après cette grève, les dockers de Seattle interceptèrent une cargaison de machines à coudre qui contenait en fait des fusils Remington, que l’État américain voulait livrer par bateau aux armées blanches contre-révolutionnaires à Vladivostok. Les dockers de Seattle parcoururent ensuite toute la côte ouest pour inciter leurs collègues des autres ports à faire de même. C’était là une aide très précieuse pour défendre la Révolution russe.
La grève générale de Seattle s’inscrit au milieu de la vague de grèves la plus importante que le pays eût jamais connue, touchant un travailleur sur cinq en 1919. On compta 350 000 grévistes dans la métallurgie, 120 000 dans le textile et 30 000 dans les soieries. À Boston, la police elle-même se mit en grève et, à New York, la grève toucha les cigarettiers, les chemisiers, les charpentiers, les boulangers, les chauffeurs de camions et les coiffeurs. À Chicago, la presse rapporta que le nombre de grévistes n’avait jamais été aussi important.
L’État répondit à cette vague de grèves et à cette radicalisation des masses par une violente répression, avec notamment en 1919-1920 une série de raids et d’arrestations dits Palmer raids, du nom du procureur général des États-Unis, Alexander Mitchell Palmer. Des agents fédéraux organisèrent des razzias coordonnées pour rafler des milliers d’immigrés dans tout le pays, les emprisonnèrent pour de longues périodes avant de les expulser. À New York, le FBI avait arrêté un typographe anarchiste et l’avait gardé en prison pendant des semaines, après quoi il le fit jeter par la fenêtre du 14e étage d’un immeuble. Sacco et Vanzetti, deux travailleurs anarchistes arrêtés sur la base d’accusations créées de toutes pièces, furent exécutés sept ans plus tard. Les grandes entreprises mirent en œuvre des « plans américains », incitant la population à la délation afin de déraciner les syndicats et les militants. Et le Ku Klux Klan reprit son activité. En 1924, il avait grandi jusqu’à rassembler 4 500 000 membres, au nord comme au sud du pays, et il ne se contentait pas de mettre en scène des parades et des manifestations gigantesques : il lynchait les Noirs et assassinait les militants syndicaux.
La vague de grèves recula à la fin de 1919. Confrontés aux limites du mouvement, aussi puissant qu’il ait été, les militants poussèrent les syndicats à mettre en place des partis de la classe ouvrière. Dans plusieurs États (Illinois, Connecticut, Pennsylvanie, Dakota du Nord, Minnesota, Ohio, etc.), ils tentèrent de présenter leurs propres candidats. La fédération du travail de Chicago mit sur pied un parti des travailleurs agricoles et présenta un candidat à l’élection présidentielle de 1920.
Mais la réponse la plus significative à la répression fut la dernière campagne présidentielle menée par Debs, en 1920. Vieux et malade, Debs avait déjà essayé de réduire considérablement son activité politique. Mais en 1920 il purgeait une peine de prison de dix ans pour s’être opposé à la mobilisation et à l’effort de guerre dans un discours prononcé à Canton, dans l’Ohio, en juin 1918. Le discours de Canton était une condamnation du capitalisme et un vivant plaidoyer pour le socialisme. Il constituait l’affirmation que la classe ouvrière américaine pouvait construire son propre pouvoir et faire la révolution.
« On nous dit que l’on vit dans une république grande et libre, que nos institutions sont démocratiques et que nous sommes un peuple libre qui se gouverne lui-même. On pourrait presque en rire, disait-il dans ce discours. L’histoire est parsemée de guerres menées pour conquérir et piller... et c’est la guerre, en un mot. Les guerres ont toujours été déclarées par la classe dominante et menées par la classe dominée. » Et Debs appelait à la révolution : « Oui, sous peu, nous allons prendre le pouvoir dans ce pays et dans le monde entier. Nous allons détruire toutes les institutions capitalistes, qui génèrent l’esclavage et la dégradation de l’homme, et créer de nouvelles institutions, libres et humaines. Le monde est en train de changer sous nos yeux. Le soleil du capitalisme est en train de se coucher. Celui du socialisme se lève. »
Durant le procès qui lui fut fait pour infraction à la loi sur l’espionnage, Debs refusa de reculer : « On m’a accusé de faire obstacle à la guerre déclara-t-il au jury, je l’admets. Messieurs, je déteste la guerre. Je m’opposerais à elle même si j’étais tout seul... J’éprouve de la sympathie pour ceux qui souffrent, ceux qui se battent, partout, quel que soit le drapeau sous lequel ils sont nés et où qu’ils vivent. » Après que le jury l’eut déclaré coupable d’infraction à la loi sur l’espionnage, et avant le prononcé de la sentence, Debs fit au juge la déclaration suivante : « Votre Honneur, il y a des années, j’ai pris conscience de mon affinité avec tous les êtres vivants, j’ai compris que je n’étais pas meilleur que le plus mauvais d’entre eux. Je disais – et je dis encore aujourd’hui – que tant qu’il y aura une classe dominée, je serai à ses côtés, tant qu’il y aura des criminels, j’en serai, et tant qu’il y aura quelqu’un en prison, je ne serai pas libre. »
Debs mena sa campagne présidentielle de 1920 depuis sa prison, en plein cœur de la répression déclenchée par la « peur rouge », alors que tant d’autres travailleurs et militants avaient été emprisonnés, expulsés ou assassinés. Il exprimait une fois encore sa confiance dans la capacité de la classe ouvrière à prendre le pouvoir et libérer l’humanité des maux du capitalisme. Comme Debs ne pouvait quitter sa cellule, ce furent d’innombrables gens ordinaires à travers le pays qui menèrent sa campagne. Debs obtint un million de voix, c’est-à-dire plus qu’à aucune autre élection à laquelle il avait participé. Face à la montée de la répression, les travailleurs s’étaient servis du bulletin de vote Debs pour exprimer leur défiance face aux capitalistes et proclamer leur conviction du fait que la classe ouvrière pouvait construire un autre avenir.
Les idées du socialisme et du pouvoir de la classe ouvrière qui s’étaient formées dans la Révolution russe étaient maintenant transplantées sur le sol américain. En 1919, l’aile gauche du Parti socialiste avait scissionné, pour constituer, avec des éléments des IWW et d’autres militants radicaux, le Parti communiste qui se fixait pour but de faire la révolution aux États-Unis. Ce parti était très petit et n’avait aucune expérience. La plupart de ses membres venaient d’organisations très éloignées de la tradition bolchevique qui avait été essentielle pour rendre la révolution possible en Russie. Et la répression qui s’abattit sur lui, conjuguée à la guerre civile en Russie, firent que les communistes américains étaient largement coupés des bolcheviques en Russie, qui auraient pu les aider et les guider.
Mais un nouveau parti était né, qui se proclamait révolutionnaire et communiste.
Les années 1930 et 1940 : le réveil du volcan endormi
Avec le développement de la Grande dépression qui suivit la crise de 1929, et constitua la crise la plus grave qu’avait connue le capitalisme jusque-là, le nombre de chômeurs, de sans-abri, d’affamés et de miséreux explosa. La classe ouvrière, qui avait été battue et démoralisée durant la décennie précédente, réagit lentement, comme un volcan endormi. Mais quand elle finit par se réveiller, elle déclencha une mobilisation de masse, tout spécialement chez les ouvriers non qualifiés, cette partie considérable de la classe ouvrière que le mouvement syndical avait toujours ignorée.
Afin d’écraser les travailleurs, l’appareil d’État mena une quasi-guerre civile au cours de laquelle des centaines de travailleurs furent tués, des milliers blessés, et des dizaines de milliers arrêtés. Les travailleurs américains se trouvaient à nouveau face à la violence de l’État dans sa forme brutale et nue. En dépit des illusions qui ont pu être véhiculées depuis à propos de Roosevelt et du New Deal, ce fut l’administration Roosevelt qui orchestra ces atrocités. Résumant six mois de New Deal, entre le 1er juillet 1933 et le 1er janvier 1934, l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles) ne mâchait pas ses mots : « Jamais dans notre histoire les droits des travailleurs n’ont été aussi largement violés par des décisions de justice et par l’intervention de l’armée, de polices privées, de shérifs, de jaunes dans les usines et de groupes d’autodéfense. »
Les travailleurs répondirent par des grèves de masse et des grèves générales qui tournèrent parfois à des insurrections urbaines, et des occupations d’usines, au cours desquelles les ouvriers imposèrent leurs syndicats à la classe capitaliste. En quelques années, quatre millions de travailleurs furent organisés. Le but de toutes ces luttes n’était pas d’organiser un syndicat, mais une classe entière. Dans leurs combats, les ouvriers ne mettaient pas simplement en avant le but de former des syndicats, mais de mettre en place le congrès d’organisation du monde du travail, une union unique de tous les travailleurs, sorte d’écho à l’objectif des anciens IWW.
Trotsky écrivit à ce sujet que « la vague de grèves sans précédent et la croissance extrêmement rapide du syndicalisme dans l’industrie aux États-Unis (CIO) est l’expression la plus indéniable de l’élan instinctif des travailleurs américains pour se hisser au niveau des tâches qui leur sont imposées par l’histoire ».
Une nouvelle fois, c’étaient des luttes explosives, au cours desquelles la classe ouvrière montra sa capacité à s’organiser, à se mobiliser et à se battre, qui avaient mis en place les conditions favorables. Mais, pour mettre à profit ce contexte, les travailleurs avaient non seulement besoin de prendre conscience de leurs propres forces, mais également, pour reprendre la formule d’Engels, de « trouver un remède commun à leurs problèmes communs ». Dans un contexte caractérisé par un capitalisme en pleine décadence, cela ne signifiait rien de moins que d’imposer leur capacité à construire une société socialiste.
Dans cette situation, une organisation de militants révolutionnaires aurait pu utiliser son influence sur les luttes pour ouvrir cette voie à la classe ouvrière.
Les militants du Parti communiste avaient dirigé les principales vagues d’organisation, grèves et manifestations qui avaient permis de construire les syndicats, des mines de charbon à l’industrie automobile, en passant par la métallurgie, le caoutchouc, les dockers, les chantiers navals, les ouvriers agricoles et les métayers de l’Ouest et du Sud. D’autres militants étaient bien sûr également actifs. Mais c’étaient le PC et ses militants qui avaient gagné la confiance et le respect de la majeure partie de la classe ouvrière.
Cependant, le PC n’utilisa pas l’influence que ses militants avaient gagnée au sein de la classe ouvrière pour proposer à cette dernière la voie dont elle avait besoin pour avancer. Au lieu de cela, il renforça la bureaucratie syndicale que Roosevelt et la bourgeoisie avaient mise en place au-dessus du syndicat CIO que les travailleurs venaient de constituer. Et en effet les militants communistes dirent aux travailleurs que le seul objectif de leur mouvement, de tous les sacrifices qu’ils avaient consentis et du sang qu’ils avaient versé, était de créer un appareil syndical qui négocierait avec l’entreprise pour obtenir une amélioration des conditions de leur exploitation, tout en laissant la politique aux « amis des travailleurs » censés se trouver dans les rangs du Parti démocrate, à commencer par Roosevelt.
Le Parti communiste avait ainsi livré la classe ouvrière à ses ennemis. C’était une trahison sans précédent.
Le parti qui s’était inspiré de la Révolution russe, lors de sa constitution en 1919, n’aspirait plus à organiser une révolution ouvrière. Il était maintenant sous la domination de la bureaucratie stalinienne qui dirigeait l’Union soviétique et avait arraché le pouvoir à la classe ouvrière, à la faveur de l’encerclement et de l’isolement de la Révolution russe. Cette bureaucratie, uniquement intéressée à la conservation de son pouvoir et de ses privilèges, oscillait entre la classe ouvrière et l’impérialisme. L’arrivée au pouvoir de Hitler et du fascisme en Allemagne en 1933 représentait une menace mortelle, non seulement pour la classe ouvrière, mais pour la bureaucratie stalinienne elle-même. Celle-ci réagit en recherchant des alliances avec les puissances impérialistes rivales de l’Allemagne hitlérienne. Aux États-Unis, le Parti communiste apporta son soutien à Roosevelt et aux démocrates, c’est-à-dire qu’il soutenait sa propre bourgeoisie et le gouvernement qui était au service de celle-ci.
Alors qu’aucune politique révolutionnaire n’était proposée à la classe ouvrière, il y eut néanmoins des militants syndicaux pour pousser à la constitution d’un parti politique ouvrier qui serait une extension des syndicats. C’était une tentative de briser la camisole du bipartisme que les bureaucrates syndicaux et les staliniens avaient imposée. En 1935 et en 1936, dans des dizaines de villes du pays, des syndicats présentèrent des candidats à des mandats locaux. Lors de la convention de 1935 de l’American Federation of Labor (AFL), 16 syndicats différents appelèrent à la création d’un parti travailliste. En mai 1936, lors d’un congrès national des ouvriers de l’automobile, une écrasante majorité adopta une résolution condamnant le Parti démocrate et le Parti républicain comme des partis contrôlés par le capital et appelant à constituer un parti des travailleurs à l’échelle nationale avec l’AFL.
Mais tous ces efforts furent rapidement dévoyés. Avec l’aide du PC, la bureaucratie syndicale en pleine croissance canalisa et contint toutes ces luttes et ces initiatives, les transformant en mouvements de soutien aux démocrates, même lorsque ces derniers préparèrent l’entrée en guerre du pays. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les bureaucrates syndicaux et le PC collaborèrent avec Roosevelt pour imposer à la classe ouvrière l’engagement de ne pas se mettre en grève.
Les travailleurs se voyaient ainsi privés de toute perspective politique propre. Et les conditions les plus favorables jamais connues dans l’histoire du mouvement ouvrier ne furent pas exploitées. La classe ouvrière continue de payer aujourd’hui les conséquences de cette défaite. Elle a été empêchée de s’organiser politiquement. Cette défaite historique a marqué toute la période qui a suivi.
La lutte de classe
La classe ouvrière américaine n’a certes pas cessé de lutter, au contraire. En 1945 et en 1946, elle s’engagea dans une des plus grandes vagues de grèves de son histoire. Mais, aussi massives qu’elles fussent, ces grèves étaient contenues et contrôlées par les appareils des syndicats et les staliniens dès le début. Les travailleurs américains, qui s’étaient hissés au cours des années 1930 « au niveau des tâches qui leur sont imposées par l’histoire », comme l’avait écrit Trotsky, furent conduits dans une impasse par ceux en qui ils avaient placé leur confiance. Ils furent vaincus par la bourgeoisie et son État.
Durant les années 1950 et 1960, le mouvement des droits civiques pour l’émancipation des Noirs, qui touchait les pans les plus opprimés de la classe ouvrière, affronta l’État de manière répétée. Il atteignit son point culminant avec les révoltes urbaines des années 1960. La mobilisation de la population noire ébranla le capitalisme. Cependant, les syndicats restèrent à l’écart durant toute cette lutte. Ce seul fait montre la vitesse à laquelle ces organisations de la classe ouvrière étaient devenues des coquilles vides, réactionnaires et corporatistes.
Si Debs, qui avait fait de la prison pour s’être opposé à la Première Guerre mondiale, avait été encore en vie dans les années 1960, il aurait certainement appelé à organiser une opposition ouvrière à la guerre du Vietnam. Et qui sait ce qu’aurait pu être l’aboutissement de ces luttes, dans l’atmosphère explosive de l’époque. Le mouvement contre la guerre s’étendait à l’armée, les soldats, c’est-à-dire la jeunesse ouvrière, se révoltaient et refusaient d’être transformés en chair à canons ; il y eut des mutineries, des officiers se faisaient tuer par leurs subordonnés avec des grenades à fragmentation. C’était l’appareil d’État entier qui était défié de l’intérieur.
Mais, cette fois encore, les appareils syndicaux n’apportèrent aucune aide. Ceux qui ne soutenaient pas explicitement la guerre restèrent silencieux, dans un profond respect de l’ordre social capitaliste.
Une partie des travailleurs affrontaient l’État bourgeois tandis qu’une autre frange de la classe ouvrière minait celui-ci de l’intérieur. Mais, sans la conscience des travailleurs de leurs propres possibilités, de ce qu’ils pouvaient accomplir en se mobilisant, cette situation était condamnée à rester inexploitée.
Conclusion
Cette très longue période a été caractérisée à la fois par le niveau insuffisant des luttes et de la conscience politique des travailleurs, les deux étant la conséquence de trahisons perpétrées il y a plusieurs décennies. Et le phénomène n’est pas propre aux États-Unis. La classe ouvrière a connu un processus similaire dans tous les grands pays impérialistes, car les mêmes facteurs y étaient à l’œuvre. Les grands partis que les travailleurs avaient construits il y a plusieurs décennies, que ce soient les partis travaillistes, socialistes ou communistes, ont été intégrés dans le système politique bourgeois. Ils ont soit cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière, soit cessé d’exister.
Mais la lutte des classes continue. Aujourd’hui, elle est essentiellement menée par la bourgeoisie, qui continue de dégrader les conditions de vie des travailleurs dans le monde entier afin de maintenir voire d’augmenter ses profits et sa richesse, alors même que le système économique est en crise depuis des décennies.
Mais nous avons toutes les raisons de nous attendre à ce que les travailleurs se soulèvent et, lorsqu’ils le feront, à ce que leurs luttes soient explosives. Ils auront alors besoin de leur propre organisation politique, animée par une volonté de fer et déterminée à combattre pour une perspective nouvelle, qui rompra à la fois avec les voies désastreuses empruntées par les partis réformistes et staliniens européens, et celles de la bureaucratie syndicale américaine, qui ne valent guère mieux. Si ces nouvelles luttes permettent l’apparition de militants ayant la conscience, la volonté et la détermination nécessaires pour se battre pour une perspective révolutionnaire, la classe ouvrière américaine pourra non seulement construire son propre parti, mais la révolution sera à l’ordre du jour.
27 juillet 2016
[1] Ce texte était une préface à la première édition anglaise de La situation de la classe laborieuse en Angleterre, parue aux États-Unis en 1887. Une version française est disponible sur : https://www.marxists.org/francais/engels/works/1887/01/fe_18870126.htm