- Accueil
- Lutte de Classe n°177
- Le Front populaire : de la duperie au mythe
Le Front populaire : de la duperie au mythe
Ainsi le PCF, lors de son dernier congrès, a appelé à la formation d’un nouveau « Front populaire et citoyen, à la fois fait de mobilisations sociales, de constructions citoyennes et d’alliance avec des courants transformateurs et réformistes prêts à agir pour un projet de transformation sociale ».
Quant à Claude Bartolone, lors de l’inauguration d’une plaque à la mémoire de Léon Blum au Palais-Bourbon, il l’a présenté comme celui qui « avait appris à la République ce que pouvait faire un peuple quand la gauche s’unit ». Comme l’unité reste un des seuls arguments du PS pour appeler à voter pour lui, il a insisté : « La victoire et les réformes sociales demeurent : seule l’unité les permit. » Enfin, lancé dans cette voie, il a conclu en affirmant que Léon Blum, Jean Jaurès et François Mitterrand étaient « trois astres qui éclairent l’histoire du socialisme ». Pauvre Jaurès !
De ceux qui proclament l’existence de « courants transformateurs et réformistes qui pourront agir dans le sens de la transformation sociale » à ceux qui agitent l’unité de la gauche comme sésame des réformes sociales, tous veulent faire croire que le sort des travailleurs peut s’améliorer avec des gouvernements à leur service dans le cadre du système capitaliste. Mais rien n’est plus faux. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Présenter les avancées sociales de 1936 comme le produit de la victoire de cette combinaison électorale nommée Front populaire relève tout autant de la mystification.
Aux origines du Front populaire
Le Front populaire est né du choix fait en 1935 par le PCF de former une alliance électorale avec la SFIO et le Parti radical, c’est-à-dire le parti gouvernemental par excellence de la IIIè République, celui qui avait servi les intérêts du patronat depuis plus de soixante ans et participé à toutes les combinaisons politiciennes possibles. Quant à la SFIO, comme l’expliqua plus tard Léon Blum lui-même, elle voulait être le gérant loyal du capitalisme.
Ce n’était pas le premier abandon des idées révolutionnaires pour le PCF. Alors que ce parti se réclamait de Lénine et de la Révolution russe, il n’était plus révolutionnaire. Mais, jusque-là, il avait couvert sa transformation par un discours, une politique gauchistes et sectaires baptisés « troisième période » (1928-1933). Au nom de ce sectarisme érigé en principe, il traitait la social-démocratie de social-fascisme. En Allemagne, cet aveuglement volontaire des staliniens avait abouti à la dramatique victoire d’Hitler sans lutte de la part du prolétariat.
Désormais, le PCF effectuait un virage à 180 degrés. Il s’appuyait sur la volonté d’unité d’action des ouvriers. Celle-ci s’exprimait depuis l’émeute sanglante de l’extrême droite du 6 février 1934, qui avait laissé entrevoir le risque d’un régime fasciste français. Mais le PCF détournait cette aspiration vers une unité électorale, une alliance en vue de la formation d’un gouvernement bourgeois. Passer ainsi du terrain de la lutte de classe au terrain électoral, c’était lier les mains de la classe ouvrière ; c’était à l’opposé des idées révolutionnaires des bolcheviks. Mais dix ans de stalinisme avaient suffi à faire accepter à bien des militants ces renoncements et ces virages. Comme autre forme d’allégeance à la bourgeoisie, dans la même période, le PCF se mit à arborer le drapeau bleu-blanc-rouge dans ses cortèges et à chanter la Marseillaise.
Tout cela correspondait à la politique adoptée par Staline, qui voulait se rapprocher des démocraties bourgeoises (France, Grande-Bretagne), pour s’assurer une protection contre Hitler. Loin de répondre de près ou de loin aux intérêts du prolétariat, cette politique mettait le PCF à la remorque de sa propre bourgeoisie.
Quant au programme du Front populaire, il n’avait pas de quoi enthousiasmer les travailleurs. Il ne comportait d’ailleurs aucune des futures mesures sociales emblématiques de 1936. Maurice Thorez s’en expliquait clairement, en affirmant qu’il ne s’agissait pas de détruire le capitalisme. La Bourse ne frémit même pas à l’annonce de la victoire du Front populaire aux élections législatives d’avril et mai 1936, tant le chemin avait été balisé par tous les acteurs.
La grève générale de mai-juin 1936
Ce qui fit de l’année 1936 un événement d’une autre ampleur, c’est bien l’irruption de la classe ouvrière sur la scène politique.
Depuis 1934, on assistait à une remontée ouvrière. Durant deux ans, les grèves se multiplièrent, souvent isolées ou vaincues, parfois avec des morts. Cette reprise de la combativité prenait aussi la forme de marches de chômeurs contre la faim ou d’affrontements avec l’extrême droite.
Pour le PCF, il n’était absolument pas question de donner une perspective politique à ces luttes. Le PCF stalinisé avait perdu la confiance dans la classe ouvrière, et donc la volonté de pousser les luttes jusqu’au bout de leurs possibilités en aidant la classe ouvrière à prendre conscience de sa force. Il avait ainsi abandonné ce qui fait l’essence de la politique des révolutionnaires communistes, et cela indépendamment de son cours droitier ou gauchiste.
Ce sursaut ouvrier se traduisait aussi par une remontée électorale des partis de gauche, des radicaux à la SFIO et surtout au PCF. Mais le PC se servit du crédit gagné par ses militants exclusivement pour soutenir le gouvernement de Front populaire, auquel d’ailleurs il ne participait pas, pour ne pas le gêner. Trotsky analysait clairement sa politique : « Le ministérialisme dans les coulisses est dix fois pire que le ministérialisme ouvert et déclaré. En fait, les communistes veulent conserver leur indépendance extérieure pour pouvoir d’autant mieux assujettir les masses ouvrières au Front populaire, c’est-à-dire à la discipline du capital. » (« L’étape décisive », 5 juin 1936).
Et c’est en effet ce qui était à l’ordre du jour. Car la victoire du Front populaire, que les travailleurs accueillirent sans réelle confiance, se traduisit par le déclenchement de grèves au Havre, à Toulouse et Courbevoie. Celles-ci furent le prélude à la grève générale. Le 24 mai, il y eut 600 000 travailleurs pour rendre hommage aux communards devant le mur des Fédérés, au cimetière du Père-Lachaise. Le 28 mai, les ouvriers de Renault Billancourt entraient dans la danse, entraînant derrière eux la métallurgie. Dans les jours suivants, le mouvement gagna peu à peu les secteurs les moins habitués à se battre, les plus opprimés, les plus divisés. Deux millions de grévistes participèrent à ce mouvement et quelque 9 000 entreprises furent occupées. La profondeur de cette lutte était réelle.
Les historiens insistent souvent sur l’aspect joyeux, festif des grèves de mai-juin 1936. Mais elles avaient un point commun bien plus fondamental : les occupations d’usines, d’ateliers, de bureaux. Pour se protéger des bandes fascistes, des milices patronales ou du recrutement de jaunes, les travailleurs partout prirent possession des lieux. Et c’est le sentiment de puissance conféré par cette prise de possession, en même temps que la libération d’un travail aliénant, qui brille dans les yeux des grévistes photographiés. Mais surtout, en agissant ainsi, à une échelle jamais vue en France, ils contestaient la propriété des usines aux capitalistes. Et les patrons sentirent clairement le danger de ces occupations, par ce qu’elles recelaient de possibilités pour les travailleurs.
C’est pourquoi les patrons exigèrent eux-mêmes des négociations, le plus rapidement possible. Ils allèrent chercher Blum, fraîchement nommé président du Conseil, pour faire entendre raison aux dirigeants syndicaux. Avec les accords de Matignon signés les 7 et 8 juin 1936, ils acceptaient certes de céder sur les salaires, les droits syndicaux, la reconnaissance des délégués ouvriers et le principe des contrats collectifs. Mais ce qu’ils cédaient là n’était rien, face à la crainte de tout perdre. Ils savaient que ces grèves pouvaient être le début d’un processus allant jusqu’à la prise de conscience de la nécessité de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Et ils voulaient l’éviter à tout prix.
Le gouvernement Blum fut complice de cette politique des patrons pour sauver leurs propriétés et donc leur mainmise sur la société. Le ministre de l’Intérieur socialiste de l’époque, Roger Salengro, menaçait les grévistes : « Entre l’ordre et l’anarchie, je maintiendrai l’ordre envers et contre tout. » Comme quoi Valls n’a rien inventé. Mais en 1936 c’est le patronat qui interdit toute intervention policière pour évacuer les usines, car il craignait de ne pouvoir en récupérer la direction. Il redoutait qu’un affrontement entre l’État et les travailleurs pose plus clairement encore le problème du pouvoir à la classe ouvrière.
Et si le gouvernement de Blum fit voter les lois sociales sur les congés payés et les 40 heures les 11 et 12 juin, c’est principalement parce que les accords de Matignon ne suffisaient pas à mettre fin aux grèves. Toutes ces avancées sociales émanaient de la grève générale, elles n’avaient aucunement été voulues par les dirigeants du Front populaire. S’ils se décidaient à les voter, ce n’était que pour arrêter le mouvement ouvrier, éviter un embrasement dont ils savaient qu’il pouvait mener loin. C’était moins de vingt ans après la révolution russe et ces politiciens bourgeois avaient appris à craindre la force de la classe ouvrière.
De la grève trahie à la guerre
Même avec le vote des lois sociales et les accords de Matignon, il restait à convaincre les travailleurs de cesser la lutte. Et cela, ni les patrons ni les politiciens de la SFIO ne le pouvaient. Ce furent les militants du PCF qui usèrent de leur crédit pour faire reprendre le travail. « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue », écrivait Maurice Thorez dans L’Humanité du 11 juin. Le lendemain, en réponse à ceux qui au contraire évoquaient la possibilité de poursuivre la lutte, il écrivait : « Tout n’est pas possible maintenant. » Le PCF mettait bien tout son poids pour faire stopper les grèves.
Finalement, fin juin, le mouvement avait reflué. Pour les mystificateurs du PCF et les autres réformistes, le récit des premiers congés payés pour les plus chanceux des travailleurs permet de clore cette histoire. Mais tout cela est une duperie. Combien de familles ouvrières passèrent-elles cet été 1936 au bord de la mer ? Aujourd’hui encore, la moitié seulement partent en vacances.
Mais surtout la fin du Front populaire n’eut pas lieu là, mais trois ans plus tard, avec le début de la Deuxième Guerre mondiale puis la dictature du régime de Vichy. Et cette fin éclaire significativement ce qu’était le Front populaire, quand on sait que les députés élus en 1936, donc en majorité des élus Front populaire, votèrent les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. Le PCF était alors interdit et la plupart de ses parlementaires avaient été déchus de leur mandat.
Et entre-temps, les différents gouvernements, celui de Blum puis celui de Daladier qui lui succéda, avaient repris les attaques contre la classe ouvrière. Les hausses de salaires disparurent dans l’inflation, les 40 heures ne furent pas respectées. Les militants furent à nouveau pourchassés et les grèves furent réprimées.
Le mythe du Front populaire
Depuis 80 ans, on nous raconte un mensonge sur le gouvernement de Léon Blum. Loin d’être l’exemple d’un gouvernement au service des classes populaires, il fut de bout en bout au service des intérêts de la bourgeoisie. Il n’eut pas même le courage de proposer le droit de vote des femmes. Il s’opposa à toute idée d’émancipation pour les peuples colonisés et mena la répression en Algérie et en Indochine pour le compte du grand capital.
Et il se chargea, comme son homologue britannique, de tout faire pour étouffer la révolution ouvrière en Espagne. Blum refusa d’armer les travailleurs espagnols, qui devaient affronter non seulement les balles de Franco, mais aussi les bombardiers d’Hitler et les armées de Mussolini. Là encore, Blum agit en politicien bourgeois responsable.
La mystification sur 1936 ne s’arrête pas aux mensonges sur ce prétendu gouvernement au service des classes populaires. Depuis 80 ans, le PCF ment aussi sur les grandes grèves de 1936 et sur le rôle qu’il y joua. Certes, ces grèves avec occupation ont été si puissantes qu’elles ont arraché au patronat des avancées comme jamais avant et jamais après. Mais, il n’en reste pas moins que la politique du PCF visant à les faire cesser à tout prix était une trahison des intérêts de la classe ouvrière. Car, à l’échelle internationale, l’enjeu était tout autre.
Depuis le début des années 1930, le monde capitaliste était en crise, et cela s’était soldé par l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne en 1933, puis par l’écrasement du prolétariat autrichien en 1934. La crise et le danger fasciste étaient présents et constituèrent des ferments de la remontée de la combativité ouvrière à l’échelle internationale. Aux États-Unis, en Europe occidentale, dans les Balkans, au Moyen-Orient et même dans des colonies comme l’Algérie ou le Sénégal, les travailleurs entraient en lutte à des degrés divers. En Espagne, les prolétaires étaient engagés dans une révolution. Les grèves de mai-juin 1936 en France s’inscrivaient donc dans ce contexte marqué par une remontée ouvrière. Personne ne peut dire jusqu’où ces luttes auraient pu aller en France, sans le frein stalinien. Mais, dans ce monde où la marche à la guerre était déjà entamée, ce qui était en jeu fondamentalement c’était la survie des classes populaires.
La seule politique qui aurait représenté un espoir consistait à permettre au prolétariat en France de pousser les luttes le plus loin possible. Car ce qui permet au prolétariat de se renforcer, d’acquérir une conscience politique qui lui permette de contester le pouvoir de la bourgeoisie, c’est justement l’expérience acquise dans les luttes, toutes les luttes, victorieuses ou pas, mais menées jusqu’au bout de leurs possibilités. En empêchant les travailleurs de le faire, le PCF a rendu un fier service à la bourgeoisie française.
19 juin 2016