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Interventions des groupes invités (extraits)
Combat ouvrier (CO, Guadeloupe et Martinique) -De l’héritage colonial à l’inégalité réelle
Il y a 70 ans presque jour pour jour, la Guadeloupe et la Martinique devenaient des départements français. La loi faisant de ces vieilles colonies des départements a en effet été adoptée le 19 mars 1946.
Il a fallu bien des luttes au cours du demi-siècle qui suivit la loi de départementalisation pour que les travailleurs et les classes populaires gagnent les mêmes droits, ou presque, que ceux des départements de l’Hexagone. Pendant les trente premières années de ce demi-siècle, en Martinique et en Guadeloupe, les travailleurs ont dû régulièrement subir la répression sanglante de la soldatesque coloniale. Les dernières fusillades contre les travailleurs en lutte datent du massacre de mai 1967 en Guadeloupe pendant une grève des travailleurs du bâtiment, et de la tuerie de février 1974 en Martinique contre les travailleurs agricoles en grève marchante sur les plantations.
Depuis cette loi de départementalisation, pour la première fois, en décembre dernier intervint un petit changement de statut. Il concernait la Martinique et la Guyane. Ces deux départements sont devenus des collectivités territoriales : de Martinique (CTM) et de Guyane (CTG).
En réalité, cette petite modification de statut ne change pas grand-chose. Elle a été validée à l’issue de deux référendums par lesquels une autonomie politique plus large a été rejetée par les votants. Mais il a suffi de cette élection à la CTM en décembre dernier pour que les élus nationalistes et indépendantistes modérés nous parlent, eux, avec des trémolos dans la voix de « moment historique ». Pour les travailleurs, cette CTM ne change absolument rien, ni pour les 20 % de chômeurs en Martinique.
Les indépendantistes modérés qui ont gagné la majorité à la CTM ne sont que les représentants politiques de la bourgeoisie locale et les relais locaux des multinationales françaises. Ils constituent le personnel politique autochtone sur lequel s’appuient les gouvernements pour continuer à tout diriger depuis Paris, pour faire passer dans la population et parmi les travailleurs martiniquais les mesures antiouvrières et la politique d’austérité.
Les dirigeants de la CTM ont clairement confirmé ce rôle. Ils ont formé au deuxième tour une coalition avec la liste Les Républicains (LR) et son leader local. Celui-ci n’est autre qu’un gros capitaliste martiniquais, Yann Monplaisir, à la tête d’une kyrielle d’entreprises. Il se trouve donc aujourd’hui aux côtés d’Alfred Marie-Jeanne, leader du Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) et dirigeant de la CTM.
Voilà ceux qui dirigent la nouvelle collectivité de Martinique. Ils la dirigent contre les intérêts des travailleurs et pour le plus grand bénéfice des capitalistes. Il n’y a donc aucun changement entre l’ancienne équipe de la région Martinique et l’actuelle CTM.
Quant au gouvernement, pour tenter de mieux faire passer sa politique propatronale, il a adopté une nouvelle formule : l’« égalité réelle ».
On a vu récemment, lors du dernier remaniement du gouvernement, une ministre à l’Égalité réelle. Il n’est pas étonnant que cette ministre soit une réunionnaise. Car cette formule d’égalité réelle est, depuis deux ou trois ans déjà, réservée surtout à l’outre-mer. Peut-être y aurez-vous droit aussi à l’échelle de la métropole. Depuis un certain temps, Hollande agite cette formule d’égalité réelle pour faire croire à une orientation gouvernementale en faveur de l’égalité réelle entre les citoyens des départements d’outre-mer et ceux de la métropole. Mais si l’on nous parle d’égalité réelle, c’est qu’il existe une égalité qui n’est pas « réelle ». Donc, que les inégalités subsistent.
Ces inégalités, bien sûr qu’elles existent : par exemple si l’on compare le taux de chômage dans l’Hexagone (un peu plus de 10 %) avec celui des Antilles (entre 19 et 25 %) ; si l’on compare le niveau de vie moyen des DOM (67 % du niveau métropolitain moyen en 2012) ; si l’on compare le niveau des prix, de 20 % jusqu’à parfois 100 % plus élevé aux Antilles que dans l’Hexagone ; si l’on compare le niveau de culture, l’illettrisme, les inégalités de revenus et bien d’autres disparités encore.
Le PIB par habitant de la région d’outre-mer la plus aisée (la Martinique) est toujours inférieur à celui de la région métropolitaine la plus pauvre (le Limousin), avec un écart supérieur à 6 %.
Face à ces inégalités entre les Antilles et la métropole, les gouvernements n’ont jamais été avares de formules en direction de l’outre-mer depuis la loi de départementalisation de mars 1946.
Nous avons eu droit à la « départementalisation adaptée », à la « parité globale », à la « départementalisation économique ». Et aujourd’hui, c’est l’« égalité réelle ».
Cela ne vous étonnera pas de savoir que c’est dans les milieux politiques et patronaux de la droite que Hollande et Valls ont puisé le concept « d’égalité réelle » qui leur tient lieu de politique outre-mer.
Cette formule a été d’abord proposée par le Conseil représentatif des Français d’outre-mer (CREFOM) dirigé par un élu régional de droite de la région Île-de-France, originaire de Guadeloupe, Patrick Karam (réélu récemment sur la liste de Pécresse). Ce Patrick Karam a associé à sa proposition trois lobbys patronaux dirigés aussi par des membres du parti LR de Sarkozy. Il s’agit de la Fédération des entreprises d’outre-Mer (FEDOM), de l’Union des groupements de producteurs de bananes de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN), de L’Europe et les départements d’outre-Mer (Eurodom).
Ce sont Karam et ces lobbys patronaux d’outre-mer qui ont réclamé à Hollande la loi sur l’égalité réelle qui est actuellement en préparation. Pour donner le change, le CREFOM, cette officine de droite, et les lobbys patronaux préconisent par exemple, au nom de la continuité territoriale, l’augmentation des aides aux voyages pour les Antillais émigrés, lors du décès d’un parent aux Antilles ou pour les étudiants allant poursuivre leurs études en France, ou, comme c’est déjà le cas, pour ceux dont les ressources ne permettent pas de voyager. Bien sûr, c’est toujours bon à prendre… Mais tout cela n’est qu’une feuille de vigne ou une feuille de bananier, comme vous voulez, qui cache très mal des opérations en faveur des grands patrons des Antilles. En réalité, cette politique n’est qu’une manière pour les lobbys patronaux et békés de protéger leurs propres intérêts et d’exiger de l’État toujours plus de facilités pour eux.
Par exemple :
- Le 23 octobre dernier, la ministre des Outre-mers, Madame Pau-Langevin, signait le « pacte pour l’emploi » avec le Medef-Guadeloupe. Il s’agissait de l’embauche de 700 jeunes de moins de 30 ans d’ici la fin de 2017 avec compensation intégrale des charges patronales et salariales, jusqu’à 2,5 smic, par l’État, la région et le département. Comme cadeau au patronat, ce n’est pas mal !
- Toujours sous la pression du patronat, la ministre de l’Outre-mer a annoncé la prolongation de la défiscalisation aux Antilles jusqu’en 2020 au lieu de 2017.
Dans le journal Les Échos du 30 octobre dernier il était écrit, à propos de cette prolongation, que « l’État accorde 3,9 milliards d’euros de niches fiscales en outre-mer ». Des milliards de cadeaux qui vont essentiellement aux riches.
Quant aux exonérations de charges sociales patronales, elles s’élèvent à 1,150 milliard en outre-mer.
Le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) – Outre-mer est passé de 6 % des salaires bruts versés à 9 % le 1er janvier 2016 et jusqu’à 12 % pour certains secteurs dits exposés. Ces secteurs dits exposés sont le tourisme, l’hôtellerie, les transports agroalimentaires et les nouvelles technologies. Soit dit en passant, les patrons du secteur exposé de l’hôtellerie se frottent les mains ces temps-ci. La saison touristique est très bonne pour leurs profits, les hôtels sont remplis. Et ce, malgré certains désistements des réservations dus à l’épidémie de Zika, particulièrement en Martinique.
La politique outre-mer de Hollande-Valls et du Parti socialiste n’est rien d’autre que la version outre-mer de leur politique métropolitaine d’aides au patronat sous la pression toujours plus exigeante du Medef et du grand patronat, avec un coefficient supplémentaire en outre-mer marqué par les niches fiscales plus importantes. Parler de paradis fiscal aux Antilles françaises, pour certains, serait à peine exagéré.
Pas plus que dans l’Hexagone cette politique n’a de résultat positif notable sur les chiffres du chômage et sur le niveau de vie des travailleurs et des classes pauvres. Le grand patronat, la bourgeoisie, les békés empochent les aides sans contrepartie.
Union africaine des travailleurs communistes internationalistes (UATCI, Côte d’Ivoire)
Depuis plusieurs mois, la presse en Côte d’Ivoire est saturée d’informations sur plusieurs procès et des affaires politico-judiciaires : le procès des partisans de l’ancien président Gbagbo, à Abidjan ; celui de Gbagbo lui-même et de Blé Goudé, à La Haye aux Pays-Bas ; et le procès de l’assassinat du Général Guéi, l’ancien tombeur du président Bédié. S’y ajoute l’affaire des écoutes téléphoniques de Soro Guillaume (ancien dirigeant politique de la rébellion nordiste devenu Premier ministre de Gbagbo, et actuel président de l’Assemblée nationale). Il serait impliqué dans le dernier coup d’État au Burkina Faso.
Le battage médiatique autour du procès de Gbagbo, celui autour d’une plainte portée en France par des familles de soldats français tués lors d’un bombardement à Bouaké en novembre 2004, tout cela fait remonter en surface les événements du passé. Il faut rappeler que le prétexte utilisé par Jacques Chirac pour intervenir ouvertement en Côte d’Ivoire contre les forces armées de Gbagbo, était ce bombardement aérien du camp français de Bouaké. Neuf soldats de l’armée française y avaient alors laissé leur peau. Le gouvernement français avait accusé Gbagbo d’être à l’origine de ce bombardement.
Les affairistes, les mafieux du Nord et les financiers profitent du pouvoir
Avec l’arrivée de Ouattara au pouvoir, c’est l’avènement des hommes d’affaires liés à lui, à commencer par ceux de sa propre famille. Madame Ouattara est d’ailleurs elle-même une femme d’affaires. La famille Ouattara contrôle déjà la douane, par l’entremise d’une société, Webb Fontaine, dirigée par son gendre. Les Ouattara sont aussi dans le cacao et ces derniers temps dans le pétrole.
La chute du prix du pétrole brut a servi de prétexte à la privatisation de Petroci. Il s’agit d’une petite entreprise nationale du secteur pétrolier. L’acquéreur, Puma Energy, est une filiale de la multinationale Trafigura, qui avait affrété en 2006 le Probo Koala, ce fameux bateau qui avait déversé des déchets toxiques en Côte d’Ivoire. Le directeur général actuel de Puma Energy n’est autre que le neveu de Ouattara.
Bientôt c’est peut-être la SIR (Société ivoirienne de raffinage) qui sera vendue. Il s’agit de la première entreprise ivoirienne en termes de chiffre d’affaires, avec 2,5 milliards d’euros annuels. Les rapaces capitalistes cherchent depuis une vingtaine d’années à mettre la main sur elle. Ouattara, un deuxième mandat en poche qui court jusqu’en 2020, a encore le temps de retirer quelques autres marrons du feu.
En tout cas, depuis son arrivée au pouvoir en 2011, des hommes d’affaires du Nord, derrière lesquels se cachent probablement de hauts dirigeants actuels qui ont fait fortune quand la Côte d’Ivoire était coupée en deux, mélangés à des gens de la finance, ont mis la main sur plusieurs grosses entreprises, dans le textile et les oléagineux entre autres.
Destruction des quartiers pauvres pour le grand bien des promoteurs
Le gouvernement continue à détruire des quartiers pauvres dans la ville d’Abidjan pour le grand bien des promoteurs immobiliers. Trois quartiers viennent d’être détruits rien que ces dernières semaines à Abidjan.
Dans le premier quartier, les populations se sont révoltées et ont fait reculer le pouvoir. Elles ont saccagé la maison du maire de leur commune. Une semaine plus tard, des forces armées sont revenues à la charge, à quatre heures du matin avec des bulldozers et 300 à 400 hommes armés.
Le dernier détruit est un vieux quartier occupé par 3 000 habitants pauvres, situé en plein milieu d’un quartier riche et convoité par des promoteurs immobiliers. C’est peut-être là que sera construit le second supermarché Carrefour, décision annoncée il y a quelques mois, lors de l’inauguration du premier Carrefour et du premier restaurant Mac Donald’s de toute l’Afrique de l’Ouest.
Il faut dire que ces derniers temps Abidjan a beaucoup changé. Le luxe est de plus en plus visible. Il existe une réelle classe moyenne qui tire sa prospérité du café, du cacao, du palmier à l’huile, de l’hévéa ou du coton. Et maintenant, il y a aussi la noix de cajou, dont la Côte d’Ivoire est devenue le premier producteur mondial. À tout cela s’ajoute aussi le pétrole et le gaz, même si la production n’est pas encore conséquente et si les prix actuels sont au plus bas. À côté de toutes ces richesses, une industrie diversifiée produit pour tous les pays frontaliers, et s’y ajoute l’activité des ports d’Abidjan et de San-Pédro.
Les supermarchés et les magasins de produits de luxe fleurissent dans la capitale. Aujourd’hui, à Abidjan, les riches n’ont pas spécialement besoin de venir à Paris ou à Londres pour faire leurs emplettes. On trouve presque tout sur place, il suffit de payer.
Les hôpitaux publics, des mouroirs pour pauvres
Nous avons déjà dit bien des fois ici que les hôpitaux publics en Côte d’Ivoire sont de vrais mouroirs pour pauvres. Je vais illustrer cela par un exemple vécu par un des nôtres à la suite d’un accident de transport en commun qui a causé deux dizaines de morts et une trentaine de blessés graves, dont des membres de sa famille. Cet accident a eu lieu vers 15h et seulement à une trentaine de kilomètres du CHU de Yopougon, le principal centre hospitalier public du pays. On pourrait penser qu’ils ont eu de la chance. Néanmoins, ce n’est que vers 21h que les blessés sont arrivés aux urgences, c’est-à-dire plus de six heures après l’accident. Ils ont pour ainsi dire été jetés les uns sur les autres, à même le sol complètement souillé de sang. Il y avait déjà sur les lieux près de 70 autres blessés de la route. Certains avaient les entrailles ouvertes, d’autres des fractures ouvertes. C’était un dimanche, il n’y avait pas un seul médecin de permanence. Ce n’est que vers minuit que deux ou trois médecins ont commencé à délivrer des ordonnances. Il en aurait fallu beaucoup plus pour examiner les malades. Ils délivraient invariablement les mêmes ordonnances : gants, compresses, Bétadine, pansements, antibiotiques, etc., et aussi des radiographies. Chaque blessé devait acheter tout cela avant d’être soigné. Comme il n’y avait que deux brancardiers, chaque famille devait transporter ses blessés comme elle le pouvait. On peut imaginer la terrible souffrance de ceux qui n’avaient pas leur famille sur place pour leur venir en aide. C’est le lot quotidien de tous les pauvres quand ils ont le malheur de tomber gravement malades ou d’être victimes d’un accident.
La situation des travailleurs et leurs luttes revendicatives
Le gouvernement a eu le culot de prétendre que le revenu des travailleurs en Côte d’Ivoire a augmenté ces deux ou trois dernières années. Mais la réalité est toute autre. Les salaires étaient bloqués depuis 29 ans, sans compter la dévaluation de 50 % du franc CFA en janvier 1994. Officiellement il existe un salaire minimum garanti dans ce pays. Il y a deux ans, il est passé de 55 à 91 euros par mois, mais cette augmentation est loin de combler l’importante perte du pouvoir d’achat. De plus ce nouveau smig n’est pas respecté partout.
Le Code du travail a aussi été modifié il y a une vingtaine d’années, généralisant la pratique de la main-d’œuvre journalière. C’est ainsi que, depuis une vingtaine d’années, les anciens travailleurs sont remplacés au fur et à mesure par des journaliers. Cette grave dégradation n’est compensée ni par l’augmentation du smig ni par la revalorisation de 8 % en moyenne des salaires en 2015, suite à un accord entre gouvernement, patronat et syndicats. 8 % d’augmentation c’est environ 40 centimes d’euro par jour pour un salaire d’ouvrier. Mais, comme pour la revalorisation du smig, les entreprises ne s’y conforment le plus souvent que là où les travailleurs engagent un rapport de force pour l’imposer. Et même dans ce cas, les entreprises savent se rattraper. Elles augmentent les rendements à fournir ; elles poussent encore plus loin la journalisation de la main-d’œuvre jusqu’à remplacer les travailleurs par des stagiaires renouvelables tous les 3 à 6 mois.
Les industries qui ont pignon sur rue cherchent maintenant à sous-traiter leur main-d’œuvre dans l’informel auprès de tâcherons, en copiant le secteur du bâtiment où ces pratiques existent depuis longtemps. C’est un vrai recul pour les travailleurs. Par ce tour de passe-passe, l’entreprise sort l’ouvrier de son effectif. Celui-ci se retrouve ainsi sous la coupe d’un quelconque tâcheron « bana-bana ».
C’est ce qui s’est passé tout dernièrement à Sucaf, une importante entreprise sucrière du groupe français Somdiaa. La direction de cette entreprise a voulu baisser les salaires entre 25 % et 50 % selon les sections, en transférant à la sous-traitance une partie de sa main-d’œuvre. Les travailleurs s’y sont opposés par une grève début 2016 en pleine campagne sucrière. Ils ont tenu 15 jours. Les forces de l’ordre sont intervenues et ont tiré à balles réelles, faisant deux morts et plusieurs blessés. Des meneurs de la grève ont été jetés en prison.
À toutes ces dégradations de la situation des travailleurs, s’ajoute l’externalisation de la production vers des pays où le coût de la main-d’œuvre est encore moindre qu’en Côte d’Ivoire. C’est le cas, par exemple, dans l’entreprise du textile où nous avons une petite présence militante. Maintenant cette entreprise fait venir de l’extérieur une grande partie du fil de tissage au lieu de le fabriquer sur place comme auparavant.
En 2015, la seule lutte marquante a été celle des enseignants, en particulier dans le secteur public. Leur mouvement a commencé début 2015 et a duré plusieurs mois. Les écoles ont été fortement perturbées. Là aussi, le gouvernement a usé du bâton et arrêté quelques enseignants. Ensuite, ce fut le tour des agents hospitaliers du secteur public de se mettre en grève.
Craignant peut-être une contamination, le gouvernement a fini par annoncer le déblocage des salaires dans la fonction publique, où ils étaient gelés depuis 27 ans.
Le secteur du bâtiment
J’ai réservé un chapitre au secteur du bâtiment. Ce secteur est à part du fait qu’un chantier a une durée de vie limitée dans le temps. Les travailleurs savent donc que, de toutes les façons, ils perdront leur contrat à la fin du chantier. De ce fait, les luttes se multiplient. Elles sont d’autant plus nombreuses que depuis 2012 le travail dans le BTP ne manque pas. Les travailleurs ont donc moins peur de se retrouver trop longtemps au chômage en cas de perte de boulot.
C’est toujours pour les mêmes raisons que démarrent des luttes : quand un chantier tire vers sa fin, les travailleurs cherchent à faire valoir leurs droits quant au non-respect du barème des salaires, au calcul des congés payés, de la prime de précarité, à la non-déclaration à la caisse de retraite, etc. Toutes leurs revendications mises bout à bout et cumulées depuis le début du chantier donnent un pécule non négligeable qui motive les travailleurs à s’engager dans la lutte.
Soroubat
Pour donner une idée de ces luttes, prenons l’exemple de celle des travailleurs de Soroubat. Cette entreprise de construction tunisienne a plusieurs chantiers en Côte d’Ivoire. Sur la base du chiffre d’affaires réalisé, elle a été classée n° 1 en Côte d’Ivoire, devant Bouygues.
Dans la période dont je par-le, il y avait au total plus de 500 travailleurs répartis disons sur quatre chantiers, dont deux à l’intérieur du pays. Le licenciement abusif d’un ferrailleur sur l’un des chantiers a été la goutte d’eau qui a déclenché le mouvement. Les travailleurs au nombre de 150 ont bloqué ce chantier. Ils ont désigné des représentants pour aller expliquer au patron qu’ils ne reprendront le travail que si leur camarade est réintégré à son poste. La direction de Soroubat, peu habituée à ce que les travailleurs lui tiennent tête, a aussitôt licencié toute la délégation. Le patron pensait peut-être que les travailleurs allaient ainsi se calmer, mais c’était mal évaluer la colère qui couvait depuis le démarrage de ce chantier.
Les travailleurs se sont alors organisés pour mettre en place des piquets de grève présents 24 heures sur 24 sur le chantier. Ils ont empêché toute activité, y compris le déplacement du matériel roulant. Ils ont exigé la réintégration de leurs camarades renvoyés. Ils ont aussi saisi cette occasion pour ajouter toute une liste de revendications relatives à leurs conditions de travail, au paiement des arriérés de salaire et des indemnités, etc. Pour renforcer leur mouvement, ils ont aussi entraîné dans la grève les autres chantiers de Soroubat, dont les travailleurs sont confrontés aux mêmes problèmes. Tous les chantiers ont rejoint le mouvement, soit au total plus de 500 travailleurs en grève.
Les forces de l’ordre ont réprimé. Plusieurs dizaines de travailleurs ont été renvoyés, dont ceux qui étaient à chaque fois à la tête du mouvement. Cinq travailleurs ont été mis en prison et libérés seulement après un simulacre de procès au tribunal. Évidemment rien dans leur dossier ne justifiait leur arrestation et leur emprisonnement, mais en Côte d’Ivoire il suffit qu’un riche appelle un commissaire de police ou un haut gradé des forces armées et porte plainte contre un travailleur pour que celui-ci soit coffré.
Quelques jours plus tard, le secrétaire général du syndicat a subi le même sort, suite à une plainte déposée contre lui. C’est ainsi qu’ils l’ont envoyé se reposer durant une vingtaine de jours à la Maca. C’est le nom de la prison d’Abidjan.
Ce mouvement des travailleurs de Soroubat a duré deux mois. Mais les travailleurs n’ont pas eu satisfaction car la répression était forte. Les délégués ont été systématiquement virés, tout le long de la grève. Malgré tout, ils étaient fiers de leur mouvement. Manifestement, Soroubat était un trop gros morceau. Il a fait le choix de contre-attaquer les travailleurs, à la différence de Bouy-gues, par exemple, qui n’aime pas trop ce genre de mauvaise pub et qui lâche assez facilement le morceau.
Organisation des travailleurs révolutionnaires (OTR, Haïti)
Depuis le 7 février dernier le musicien-chanteur Michel Martelly n’est plus président d’Haïti. Il a bouclé son mandat de cinq ans à la date à laquelle il devait passer officiellement l’écharpe présidentielle à son successeur. La passation n’a pas eu lieu parce que la tenue du deuxième tour de l’élection présidentielle, le 24 janvier dernier, avait été annulée pour la deuxième fois. Ayant pris goût au pouvoir et comme s’il n’était responsable de rien du tout, Martelly avait manifesté, à travers ses déclarations dans la presse, sa volonté de continuer à gouverner au-delà du 7 février jusqu’à l’élection d’un nouveau président élu, mais la mobilisation de la rue conduite par l’opposition, autour des deux anciens présidents Aristide et Préval, a eu raison de lui.
À l’instigation de la diplomatie internationale, Martelly a concocté avec les présidents du Parlement et du Sénat un accord pour son remplacement. Un président provisoire devrait être élu au second degré par le Parlement. C’est un sénateur en fonction, Jocelerme Privert, ancien ministre de l’Intérieur d’Aristide, qui l’a emporté et est devenu le président provisoire d’Haïti le 14 février dernier. Il a donc un mandat jusqu’au 14 mai en vue de former un nouveau gouvernement, un nouveau Conseil électoral, et d’achever le processus électoral, paralysé en cours de route en raison des magouilles de toutes sortes orchestrées notamment en faveur du parti présidentiel.
Environ un mois après, le Premier ministre a été choisi, mais il n’y a ni nouveau gouvernement ni Conseil électoral provisoire, rien. En Haïti, le provisoire dure en général longtemps.
Au final, Martelly n’a donc réalisé aucune élection pendant son quinquennat. Comme il voulait tout rafler et préparer ses arrières, il a pris tout son temps pour mettre en place son parti politique et sa machine de magouilles pour organiser toutes les élections au même moment, à la fin de son mandat, mais il a échoué dans ses calculs politiciens et est donc sorti par la petite porte.
Moins de 20 % de l’électorat avaient fait le déplacement pour aller voter au premier tour. Parmi les votants, plus des deux tiers représentaient des observateurs en mission pour les partis politiques et le personnel électoral qui tenait les bureaux de vote. La population avait donc boudé les élections. Les 52 candidats en lice ne suscitèrent aucun engouement chez les masses pauvres pas mêmes les candidats représentant Jean-Bertrand Aristide. Quasiment tous les partis avaient la même stratégie : s’imposer par la ruse, les magouilles, la violence, la corruption. Dans cette foire d’empoigne, le parti au pouvoir avait de l’avance, compte tenu du fait qu’il détenait les clefs des caisses publiques et le contrôle du Conseil électoral.
La presse locale a comparé les joutes électorales sous Martelly à « une véritable vente aux enchères » où le parti présidentiel a raflé la mise, au moins à la députation. Des candidats aux législatives ont rapporté dans la presse avoir versé des milliers de dollars aux membres de l’organisme électoral pour acheter les postes qui ne revenaient qu’aux plus généreux des corrupteurs. La corruption a été flagrante et en toute impunité.
La classe laborieuse saignée à blanc
Mais ces élections sont loin de constituer le principal point noir du bilan désastreux de Martelly, qui a saigné à blanc les classes laborieuses pendant son quinquennat. Tout de suite après son élection en 2011, avant même son investiture, il avait pris la décision de créer de nouvelles taxes : l’une de 1,50 dollar sur chaque transfert d’argent venant de la diaspora, et l’autre sur les appels téléphoniques vers Haïti. Ce ne sont évidemment pas les riches du pays qui reçoivent de l’argent de la diaspora via les maisons de transfert. C’est donc la population laborieuse qui a été taxée. Cette taxe de 1,50 dollar représente à elle seule plus d’un tiers du salaire minimum en vigueur, qui suffit à peine à payer les deux repas quotidiens du travailleur et ses frais de transport.
Quelque temps après, il a créé deux taxes additionnelles à percevoir directement sur les salaires des travailleurs du privé. Les patrons, eux, sont le plus souvent exonérés de l’impôt et des taxes. Sous prétexte de créer des emplois, ceux de la sous-traitance sont exonérés d’impôt pour cinq ans à la création de leurs entreprises, mais au bout des cinq ans, ils changent de nom, et c’est reparti de nouveau pour cinq ans et cela au su et au vu de tous.
À la fin de son mandat, il a asséné un dernier coup de massue aux classes pauvres en général en doublant le montant de toutes les taxes. Même les taxes sur la carte d’identification nationale, servant notamment à voter, et sur le permis de conduire à moto, moyen de déplacement et de transport public largement utilisé par la population pauvre.
Pendant son mandat, les capitalistes d’Haïti ont vu leurs profits augmenter ; les services de l’État entièrement à leur service. En fait de reconstructions après le séisme de 2010, ce sont les hôtels de luxe qui ont été privilégiés, Le site de croisière de Labadie, où accostent les paquebots de croisière, a été réhabilité. La route a été reconstruite entre l’aéroport et la zone industrielle pour permettre le trafic commercial. Les patrons des entreprises de confection de la zone industrielle, les grands propriétaires terriens, les banquiers ont été bien servis par le gouvernement. Ces représentants politiques sont à l’image de la bourgeoisie qu’ils servent, une bourgeoisie rapace et corruptrice, féroce vis-à-vis de la classe ouvrière.
Les conditions de vie des classes laborieuses se sont davantage dégradées avec la dégringolade de la gourde face au dollar. En effet, le dollar qui valait 43 gourdes lors de l’accession de Martelly au pouvoir est passé à 63 gourdes au terme de son mandat. Cette flambée du dollar s’est traduite par la hausse continue du coût de la vie en général et des produits de consommation courante en particulier.
Les travailleurs ont vu la valeur réelle de leur maigre salaire fondre comme du beurre au soleil sous les coups de boutoir de l’inflation, conséquence de la dévaluation rapide et spectaculaire de la gourde. En six mois, la gourde a perdu près de la moitié de sa valeur. Comme par un tour de magie, le dollar s’est raréfié. Les banques commerciales ont gardé leurs dollars. Les millions de dollars mis en circulation par la banque centrale pour juguler la crise ont été immédiatement siphonnés par les margoulins de l’économie et sont restés sans effet sur le change. Du coup, c’est l’affolement. Les prix augmentent. Les commerçants anticipent en ajustant leurs prix. Du pain bénit pour les patrons, qui payent leurs travailleurs en gourdes alors qu’ils reçoivent l’argent de leurs transactions en dollars américains.
Ce sont exclusivement les masses pauvres et la classe ouvrière qui payent cette dévaluation de la monnaie locale. Pour elles, les conséquences prennent la forme de la diminution drastique de nourriture pour les enfants, le bail d’une petite pièce dans une maison qui ne peut être réglé, l’écolage des enfants qui ne peut être payé, un ajournement de soins de santé, l’augmentation de la faim, de la malnutrition (et la mort lente qui suit).
Ce qui reste des services dits publics est en déconfiture complète : l’électricité d’Haïti n’existe que de nom. Ceux qui ont les moyens possèdent jusqu’à trois sources d’énergie alternative : les batteries, la génératrice et l’énergie solaire. Le reste de la population, la grande majorité, fonctionnent à la lueur des bougies ou carrément dans le noir une fois la nuit tombée. L’eau devient de plus en plus un produit de luxe. Une ouvrière explique comment elle procède chaque matin : à partir du récipient de 5 gallons (20 l) qu’elle a acheté dans des conditions difficiles elle verse chaque matin à chacun de ses enfants un demi-verre pour se laver le visage, un verre pour la toilette. Elle laisse de quoi boire dans la journée quand ils ont soif et garde le reste de l’eau dans un endroit hors de portée des enfants. Tout cela, dit-elle, pour éviter le gaspillage.
Violences contre les masses pauvres
L’insécurité s’ajoute à la paupérisation croissante des masses pauvres. Elle est toujours permanente dans les quartiers pauvres et dans les interstices de la société haïtienne sous la forme de la violence contre les femmes, la domesticité des enfants, la répression des manifestations des opposants au gouvernement, le harcèlement sexuel à l’endroit des travailleuses sur la zone industrielle, les abus des supplétifs des proches du gouvernement dans les quartiers pauvres, les petits malfrats qui rackettent sur le chemin du travail. Mais, par moments et malheureusement de plus en plus souvent, cette insécurité prend la forme de grand banditisme lors des pics de crise politique ou à l’approche des périodes de fête comme celles de fin d’année.
Depuis le mois d’octobre, des bandits investissent plusieurs quartiers de Port-au-Prince et commettent leurs forfaits. Ils font preuve d’une imagination fertile pour semer la terreur. Alimentés et armés par les classes possédantes pour terroriser les travailleurs et par les politiciens pour effectuer leurs basses œuvres, ces gangs des quartiers populaires, en concurrence, entrent souvent en conflits armés et quand c’est le cas, ce sont les travailleurs qui payent les pots cassés. Cette année, plusieurs quartiers populaires se sont vidés de leur population à cause de l’affrontement de ces bandes armées. Durant ces pics d’insécurité, l’État est aux abonnés absents. Omniprésentes quand il s’agit de réprimer les travailleurs sur la zone industrielle ou dans les manifestations, les forces de sécurité de l’État ne font rien pour endiguer et décourager les malfrats qui sèment la mort et le deuil au sein des classes pauvres. Allant jusqu’à interdire toutes les tentatives de regroupement des gens dans leur quartier pour assurer leur sécurité.
Les rapines de Martelly et de son équipe
Au terme de son quinquennat, le bilan de l’équipe de Martelly est catastrophique pour les masses pauvres. Corruption à tous les échelons de l’administration publique, crises politiques à répétition, trafics de stupéfiants touchant les cercles les plus proches du président ont émaillé ces cinq dernières années. Clifford Brandt, concessionnaire de véhicules issu d’une des anciennes familles les plus riches du pays, incarcéré depuis plus de deux ans pour le kidnapping de deux enfants d’une autre famille riche du pays, est l’objet d’un procès depuis environ trois semaines. Il est passé aux aveux et a promis de citer des noms de nantis impliqués dans cette affaire. Le fils aîné du président, Olivier Martelly, ferait partie de ce gang dirigé par Clifford Brandt, membre du cabinet privé du président Martelly jusqu’à son arrestation.
Tandis que la population crève de faim, la prévarication continue et s’illustre même par l’argent de poche donné au chef de l’État lors de ses voyages à l’étranger : son montant est passé de 4 000 à 20 000 dollars par jour. La presse a calculé le montant total des per diem de Martelly pendant les fréquents voyages à l’étranger : 4 millions de dollars, ce qui aurait pu donner du travail à 2 800 personnes pendant un an au salaire minimum en vigueur. Il a aussi multiplié presque par quatre le budget de la présidence. À la fin de son mandat, il a doublé le montant de sa pension et a octroyé des primes de 4 000 dollars aux ministres et autres hauts fonctionnaires publics.
Formé d’un conglomérat de politiciens venus de tous bords, ils se sont tous empressés de se remplir les poches avant de partir, laissant derrière eux gabegie, chaos et ruine. Le nouveau président provisoire vient de tirer la sonnette d’alarme sur la situation des caisses publiques. C’est le chaos, a-t-il précisé. C’est aussi une façon d’exprimer son inquiétude de ne pas pouvoir s’enrichir à la même vitesse que ses prédécesseurs, Haïti étant un pays pauvre où les dirigeants au service de la bourgeoisie s’enrichissent vite. […]
Colère ouvrière
Dans plusieurs usines sur la zone industrielle notamment au parc Sonapi, tout au cours de l’année 2015, des travailleurs ont manifesté leur colère contre les mauvaises conditions de travail et contre les patrons qui ne cessent d’inventer toutes sortes d’artifices pour rogner sur leur salaire, comme augmenter les cadences, ne pas payer les week-ends. Des arrêts de travail, des débrayages de quelques heures, des grèves de trois à quatre jours, une occupation d’usine, une manifestation de travailleurs à l’intérieur même du parc, voilà autant de réactions des ouvriers pour mener la lutte contre les patrons. Par-ci par-là, des escarmouches éclatent entre patrons et ouvriers sur une revendication comme l’eau potable, du papier dans les toilettes, l’arrogance d’un supplétif du patron.
Nous venons de lancer une petite campagne avec comme axe, un plan d’urgence en faveur des travailleurs et de l’ensemble des classes pauvres du pays […] pour demander entre autres la réévaluation du salaire minimum journalier de 250 gourdes (quatre dollars) à 500 gourdes (huit dollars). Cette campagne a bien débuté avec une intervention dans une émission d’une radio très écoutée dans le pays. Deux camarades ouvriers ont présenté et commenté le plan d’urgence pendant une trentaine de minutes. Cette intervention à fait le buzz. On ne parlait que de cela le lendemain sur la zone. Des travailleurs ont téléphoné pour appuyer le plan, d’autres auditeurs ont témoigné publiquement que c’était la première fois qu’ils avaient eu droit à une émission de si grande qualité. Des ouvriers de la zone qui ont écouté disaient que jamais ils n’avaient entendu ainsi parler d’eux, et qui plus est par des travailleurs eux-mêmes. Cela a réconforté les camarades pour continuer la campagne avec plus de motivation malgré les risques encourus dans ce pays de non-droits. […]
Pour finir, ces arrêts de travail spontanés dans quelques usines, ces manifestations d’ouvriers à l’intérieur du plus grand parc industriel du pays n’ont pas suffi (pour l’instant) à faire plier les patrons, mais ces mouvements témoignent d’un petit frémissement et d’un possible regain de combativité des travailleurs dans la foulée des manifestations liées à l’agitation autour des élections. On ne peut que souhaiter que ces luttes éparses se propagent dans toute la zone industrielle et au-delà.
États-Unis
Quels qu’aient été les espoirs de certaines personnes il y a sept ans lorsque Barack Obama est arrivé à la présidence, la situation de la classe ouvrière s’est dégradée. Le pourcentage de la population qui travaille est inférieur à ce qu’il était au milieu de la crise de 2008-2009. Le fossé entre les très riches et les autres s’est encore élargi. Et la population est encore plus endettée, avec de nouveaux crédits hypothécaires pourris, des crédits automobiles sur huit ans, et une dette très lourde qui pèse sur presque tous ceux qui ne sont pas riches et qui veulent aller à l’université ou qui ont des enfants qui veulent y aller. Les services publics et les écoles ont été dévastés. L’empoisonnement au plomb des enfants de Flint a été médiatisé mais Flint n’est une exception que parce que nous en avons connaissance.
Campagne présidentielle et démagogie populiste
C’est dans ce contexte que la campagne pour l’élection présidentielle de 2016 a démarré.
Au tout début, les primaires, qui ont commencé en janvier, ont été marquées par une large défiance envers les candidats traditionnels comme Jeb Bush.
Donald Trump a presque tout de suite attiré l’attention dans les primaires républicaines par son langage cru et ordurier envers les immigrants, les femmes, les musulmans et même les autres pays. Il y a dix jours, les grosses pointures chez les républicains ont dénoncé Trump, le traitant de raciste, de misogyne, de danger pour la politique extérieure des États-Unis, d’homme d’affaires en faillite et, en plus, d’imbécile. Tout cela est vrai, et même pire. Mais le problème pour le Parti républicain ce ne sont pas les comportements sociaux de Trump. Les républicains ont misé sur la carte raciste depuis les années 1980, et ils ont attaqué le droit des femmes à l’IVG afin de se construire une base électorale parmi les chrétiens intégristes. La seule différence entre Trump et la plupart des autres républicains est qu’il dit ouvertement et crûment ce que les autres ne font que suggérer. La crainte des républicains, c’est que ses attaques ouvertes contre tant de gens leur coûtent finalement l’élection, et pas seulement l’élection présidentielle.
Pour nous le danger, c’est que Trump a trouvé une façon de toucher les travailleurs blancs. Certes, c’est en partie parce qu’il existe au sein des travailleurs blancs une tendance profonde au racisme et à d’autres attitudes réactionnaires. Mais Trump parle aussi de leurs difficultés économiques : il s’en prend aux républicains qui veulent s’attaquer aux retraites, par exemple. Il se moque des gens qui travaillent dans la finance car ils ne font aucun travail utile. Il a même critiqué George Bush pour avoir fait la guerre en Irak et il l’a blâmé pour les attentats du 11 septembre. Mais surtout il surfe sur la peur du chômage, en dénonçant les accords de libre-échange, l’immigration, les importations et les entreprises comme Ford qui délocalisent leur production dans d’autres pays.
Tout en utilisant une sorte de discours populiste, Trump renforce de violents sentiments anti-immigrés et d’autres idées réactionnaires plus ou moins présentes dans une partie de la classe ouvrière. Il rend acceptable de dire ces choses-là ouvertement, et donc d’agir en conséquence, comme les groupes armés essayent de le faire le long de la frontière avec le Mexique.
Chez les démocrates, les choses se passent mieux mais Bernie Sanders a trouvé le moyen de mettre des bâtons dans les roues de Hillary Clinton. Bernie Sanders se prétend peut-être socialiste, et il peut parler du fossé croissant entre les riches et tous les autres. Il attaque les grandes banques, promet de les réguler, mais Sanders est loin d’être l’insurgé que les médias présentent. Depuis qu’il siège au Congrès il a voté 98 fois sur cent avec la direction du Parti démocrate, y compris pour tous les crédits de guerre et pour toutes les mesures aggravant la criminalisation des jeunes Noirs. Il a voté en faveur de la résolution unanime du Sénat soutenant l’attaque d’Israël sur Gaza en 2014.
Jusqu’à récemment ses principaux soutiens ont été les étudiants – sans doute parce qu’il réclame la gratuité des études universitaires – et des milieux intellectuels et autres petits bourgeois libéraux. Il est certain que son discours touche un peu l’idéalisme de ces étudiants, assez en tous cas pour qu’il récolte jusqu’ici 40 % des votes. Mais dans le Michigan, il a trouvé une façon de toucher une partie de la classe ouvrière en centrant sa campagne sur les suppressions d’emplois, se vantant d’avoir voté contre les vingt-sept accords de libre-échange que Clinton, elle, a votés. En d’autres termes, lui et Trump jouent sur la même corde. Sanders joue le rôle que d’autres ont joué avant lui, à savoir exprimer la colère d’une partie de la population avec un discours populiste, mobiliser les jeunes qui veulent être actifs, simplement pour les ramener dans le giron du Parti démocrate, quand la longue campagne des primaires sera terminée.
Pour dire quelques mots de Clinton, sa base électorale la plus solide se trouve dans la population noire : elle récolte dans certains États jusqu’à 80 % du vote noir. Les médias soulignent à plaisir ce vote noir, contribuant ainsi à rejeter les électeurs blancs vers Trump. Ainsi dans cette élection, personne ne se présente pour défendre les intérêts de la classe ouvrière. Celle-ci est divisée, écartelée entre le vote pour un dangereux démagogue de droite, une sorte de faux populiste et la femme qui représente ouvertement l’establishment.
Les assassinats de noirs par la police
À part les élections, les grands médias, les médias officiels ont porté leur attention sur les assassinats de jeunes et de moins jeunes Noirs par des flics. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu de tels assassinats auparavant. Il y en a eu, année après année. Mais cela a été mis à la une des médias depuis les manifestations de protestation à Ferguson dans le Missouri en août 2014 et les émeutes à Baltimore l’an dernier. Ce qui est frappant aussi, c’est que quelques flics ont été poursuivis.
Ces meurtres par des flics ne sont pas nouveaux : ils sont en fait le résultat macabre d’une politique qui a été appliquée depuis plus de quarante ans, une politique qui a consisté à criminaliser les petits délits, en utilisant ces nouveaux crimes pour chasser les Noirs de la rue vers la prison. Bien sûr cette politique touche tout le monde, les jeunes travailleurs blancs, en particulier les plus pauvres, les jeunes Hispaniques, en particulier les Portoricains, mais surtout, sans commune mesure, des jeunes Amérindiens et des jeunes Noirs.
Il n’est pas exagéré de dire que les États-Unis sont devenus une sorte de goulag, un pays qui emprisonne sa population noire à un rythme plus rapide que ne l’a fait n’importe quel pays y compris l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Quoi d’autre qu’un goulag quand presque un quart, 23 % exactement, de la population carcérale mondiale est aux États-Unis alors que ce pays a moins de 4 % de la population mondiale, et quand un tiers de tous les hommes noirs nés après 1970 ont fait un séjour en prison, et même les deux tiers de ceux qui ont quitté le lycée sans diplôme.
Ce taux dramatique d’emprisonnement engendre dans les rues une situation où les flics ont peur de tous les jeunes et tirent donc les premiers. Le vrai problème n’est pas ce que prétendent les libéraux démocrates, que des jeunes « innocents », non armés, se font tuer dans la rue. Bien sûr, ça arrive. Mais il est certain que la plupart de ceux qui se font tuer étaient armés.
Et alors ? Le vrai crime est cette politique d’emprisonnement qui a créé une génération, plusieurs générations maintenant, de jeunes hommes endurcis, de jeunes hommes qui portent des armes, de jeunes hommes qui n’ont plus peur de la prison, plus peur de mourir, et qui parfois se retournent contre leur propre quartier et même contre leur propre famille.
Ces jeunes endurcis font partie de la classe ouvrière : une vérité dont la classe ouvrière va devoir tenir compte.
Dans l’automobile
Les travailleurs ont failli de peu rejeter les contrats négociés par les dirigeants de l’UAW avec les trois entreprises automobiles. « Ont failli de peu » : cela n’a pas l’air bien extraordinaire mais cela n’était pas arrivé au cours des 79 ans d’histoire du syndicat. Les travailleurs étaient dégoûtés, en colère contre les patrons qui leur ont donné de toutes petites augmentations de salaires après quatre années de gros profits.
Dès le départ, il était évident que les travailleurs se servaient de leur vote contre le contrat pour exprimer un large mécontentement, mais il était clair aussi que peu d’entre eux envisageaient la grève pour appuyer leur refus du contrat. Et c’est précisément cette arme que le syndicat a utilisée contre les travailleurs pour forcer finalement l’acceptation du contrat. Après le premier vote chez Chrysler rejetant le contrat, l’appareil syndical s’est répandu dans les usines, les unes après les autres, menaçant les travailleurs de déclencher une grève qui se prolongerait au-delà de Noël. En gros, ils ont fait la même chose à General Motors puis à Ford. La campagne d’intimidation plus la grosse prime à la signature donnée à GM et plus encore à Ford ont finalement abouti à faire accepter le contrat de justesse.
Voz obrera (Voix ouvrière, Espagne)
La situation économique et sociale en Espagne reste marquée par la crise économique, les attaques du gouvernement et du patronat contre les conditions de vie ainsi que par la répression dirigée contre les syndicalistes participant à des piquets de grève et contre les militants qui organisent des manifestations.
Le problème principal reste le chômage, dont les chiffres demeurent très préoccupants malgré une légère baisse et malgré les bobards auxquels nous a habitués le gouvernement du Parti populaire (PP). Le chômage touche officiellement 22,4 % des travailleurs et, parmi eux, deux millions sont des chômeurs de longue durée dont beaucoup ont épuisé leur droit aux allocations. Le chômage des jeunes, quant à lui, explose ; et de nombreux jeunes ont déjà émigré pour chercher du travail à l’étranger, ce que le gouvernement préfère appeler pudiquement la « mobilité externe ».
Les licenciements continuent. Au cours des derniers mois, les grandes entreprises ont trouvé une nouvelle astuce juridique pour transformer les licenciements collectifs en suppressions d’emploi individuelles, par accord personnel entre le travailleur et l’entreprise. Des boîtes comme Telefónica, Abengoa, el Corte Inglés, etc., ont commencé à utiliser cette formule, tout cela avec la bénédiction des syndicats majoritaires qui expliquent que, vu la situation, ça pourrait être pire.
Précaires et travailleurs pauvres
Les rares emplois qui sont créés sont des emplois précaires. Sur dix contrats signés, neuf sont temporaires, ce qui fait qu’un tiers des gens qui travaillent sont sous contrat temporaire. De plus, les infractions au droit du travail se multiplient. Pour prendre un seul exemple, dans l’aéronautique, on trouve des ingénieurs travaillant sous des contrats d’assistants administratifs. Dans ce contexte, on s’habituerait presque à la multitude de rapports et d’enquêtes montrant qu’environ 30 % des travailleurs sont pauvres et décrivant ce qu’on a fini par appeler « les nouveaux pauvres ».
Les expulsions des familles qui ne paient pas leur loyer ou les hypothèques continuent, mais il y a eu peu de manifestations et de mobilisations, car sur ce problème comme sur beaucoup d’autres le mécontentement de la population s’est vu canalisé vers les urnes.
Après les élections de 2015
2015 a été une année triplement électorale ; « l’année du changement », comme on nous l’a répété jusqu’à l’indigestion. Nous avons eu des élections municipales, des élections régionales dans la majorité des régions et, enfin, les élections générales au Parlement pour former le gouvernement national. Je vous fais grâce du détail des résultats électoraux de chaque mairie et de chacune des dix-sept régions autonomes de l’Espagne. Sachez seulement qu’ils ont été dominés par la volonté de sanctionner le PP (la droite au pouvoir), de mauvais résultats pour le Parti socialiste (PSOE) et de très mauvais résultats pour Izquierda Unida (IU), la coalition liée au Parti communiste. En revanche, il est sorti des urnes un renforcement des nouveaux partis, les partis « émergents » comme ils disent, Ciudadanos et Podemos.
Ciudadanos, une nouvelle version du PP présente en Catalogne mais presque inexistante dans le reste du pays, a obtenu, grâce à l’appui des médias, de bons résultats électoraux même s’ils sont en dessous des objectifs affichés. Pendant toute l’année et surtout pendant la campagne, ce parti a reçu un soutien inédit des médias qui lui a permis de se présenter comme le parti anticorruption. On les voyait partout, comme nous le disons, « jusque dans la soupe ».
L’expression la plus radicale du mécontentement populaire s’est faite au travers de Podemos, qui a obtenu de très bons résultats, notamment à Barcelone et à Madrid, où ce parti a remporté la mairie en s’alliant avec d’autres groupes ; c’est ce qu’ils ont appelé les candidatures d’« unité populaire ». Podemos représente la troisième force politique du pays. Il provient du mouvement des indignés, le « 15 M ». Même si c’est un parti qui ne se réclame pas de la classe ouvrière et qui ne s’appuie pas sur sa force, il incarne un espoir de changement.
Tous les nouveaux maires de Podemos ont promis qu’ils allaient lutter contre la corruption, contre les expulsions de logements, contre la pauvreté énergétique et alimentaire. Toutes ces belles paroles se sont bien vite envolées. L’exemple de Barcelone est significatif. La nouvelle maire Ada Colau, qui a remporté la ville par une candidature avec Podemos et d’autres collectifs plus petits, s’est retrouvée face à une grève des travailleurs du métro et elle a tenté par tous les moyens d’obtenir que les travailleurs renoncent à la grève annoncée, allant jusqu’à affirmer que l’annulation du préavis de grève était un préalable indispensable à toute négociation. Elle a justifié sa conduite en disant : « Maintenant j’ai des responsabilités. »
La grève du métro de Barcelone a mis en évidence la combativité de la classe ouvrière, et elle montre clairement qu’il est inutile de compter sur d’autres forces politiques que celle des travailleurs eux-mêmes. Le mouvement a été un succès malgré la criminalisation dont les grévistes ont fait l’objet. Le gouvernement catalan, aux mains des indépendantistes, a augmenté de 15 % le service minimum. Jusqu’ici, rien d’étonnant.
Mais la plupart n’imaginaient pas que la « nouvelle gauche » d’Ada Colau aurait une attitude propatronale et antigrève. La grève était motivée par l’accord d’entreprise que les travailleurs essaient de négocier depuis cinq mois déjà tandis que la direction de l’entreprise municipale traîne les pieds. Les travailleurs eux-mêmes ont demandé son soutien à Ada Colau mais ils ont vite compris que celle-ci aurait mieux fait de rester dans sa mairie. Il y a sûrement des centaines de ses partisans qui ne sont pas d’accord avec cette attitude ; mais ils feraient bien de s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette nouvelle gauche si moderne ne se réclame pas de la classe ouvrière, et ne parle jamais ni de lutte de classe ni de capitalisme.
De la même manière, le nouveau Congrès des députés présente un nouvel aspect après les élections ; des anciens élus, il n’en reste que 137, contre 218 nouveaux députés. Les élections générales du 20 décembre 2015 sont venues confirmer le délitement du PP bien que celui-ci soit sorti vainqueur, l’affaiblissement du PSOE et d’IU, tandis que Ciudadanos et plus encore Podemos enregistraient de bons résultats. La dispersion des voix a eu pour conséquence l’incapacité du chef du PP, Mariano Rajoy, à se présenter à l’investiture car il ne disposait pas de la majorité requise ; il a donc cédé la place au candidat du PS, Pedro Sánchez, qui n’a pas eu plus de chance et n’a pas réussi à être investi chef du gouvernement. Du coup, à moins qu’un pacte soit signé, nous aurons de nouvelles élections dans quelques semaines.
Nous voilà donc avec un gouvernement par intérim du PP, avec un Premier ministre qui ne fait presque aucune apparition publique et a presque disparu, avec les médias et le patronat qui, de leur côté, essaient d’effrayer la population avec cette situation de non-gouvernement qui, selon eux, fait peser la menace d’un cataclysme sur notre économie déjà mal en point. Cependant, la population ne se sent pas du tout menacée par cette incertitude sur qui sera le prochain chef du gouvernement. Les gens de gauche, en général, se réjouissent même plutôt de voir les politiciens des grands partis déconcertés et cherchant des accords possibles, obligés de se tourner vers de petits groupes. Ils y voient une façon de rompre avec le bipartisme, ce qui est très à la mode depuis quelque temps. Pendant que les hommes politiques, les journalistes, les analystes, les sociologues parlent d’une situation néfaste pour l’économie du pays, dans bien des familles, dans les bars et les lieux de réunion, de manière ludique et festive, on lance des paris sur les accords et les contre-accords. Et les jeux restent ouverts, presque trois mois après la tenue des élections générales.
La catalogne, vers l’indépendance ?
Dans tout ce cirque d’accords et de pactes électoralistes, la Catalogne mérite qu’on s’y arrête un moment ; là-bas, les élections se sont focalisées sur la question de l’indépendance.
La droite nationaliste catalane a rendu le statut actuel de la Catalogne responsable des conséquences de la crise et rejeté la responsabilité des coupes budgétaires sur le gouvernement central, évitant ainsi de parler des vrais problèmes de la population. Elle a réussi à mettre dans la tête de bien des Catalans qu’avec un gouvernement vraiment catalan ils pourraient mieux décider de leurs affaires sans intervention de Madrid. La droite nationaliste a ainsi réussi à regrouper derrière elle, dans une sorte de front national catalan appelé Junt pel Sí, tous les nationalistes y compris la CUP (Candidatures d’unité populaire), dont les députés ont permis de donner la direction de la Generalitat à CiU, la droite bourgeoise catalane.
La CUP, qui se prétend anticapitaliste et chante l’Internationale à la fin de tous ses meetings, bien sûr en catalan, a donc soutenu le nouveau gouvernement catalan en échange de la mise à l’écart de son leader le plus charismatique, Artur Mas, et d’un vague engagement sur des mesures sociales et citoyennes. Ce soutien apporté à la bourgeoisie catalane de droite n’a pas été bien digéré par une moitié de la base, pour qui ce gouvernement est, comme on dit, le même chien avec un autre collier. La CUP a justifié son soutien en disant que les Catalans subissent une oppression et que l’obtention d’un État catalan apportera des améliorations sociales et même que c’est un pas en avant vers le socialisme. Mais refuser de situer les problèmes des travailleurs de Catalogne sur le terrain de la lutte de classe, c’est perdre le nord ou, pire encore, c’est désorienter les travailleurs.
C’est ainsi que, parmi ses premières mesures, le nouveau gouvernement catalan a entamé un processus de « construction d’un État catalan indépendant sous la forme d’une république ». Et cela continue. En ce moment, c’est un vrai bombardement médiatique pour discuter si ce que fait le Parlement catalan est constitutionnel ou non.
Au cours des derniers mois, nous avons aussi assisté à quelques mobilisations dans la rue, bien moins fréquentes et rassemblant moins de monde que les années précédentes, en partie à cause de la répression qui sévit à tous les niveaux, contre les travailleurs, contre les collectifs anti-expulsions, les syndicalistes, bref, contre tous ceux qui protestent et se mobilisent. 300 personnes sont actuellement confrontées à des procédures judiciaires dues à la loi de sécurité citoyenne modifiée, durcie par le PP en 2012 et dont nous commençons à voir les effets, une loi que tout le monde appelle la « ley mordaza », la loi bâillon.
Lutte ouvrière (Belgique)
J’aurais du mal à vous raconter quelque chose de bien original sur la situation politique en Belgique, tant les attaques de la bourgeoisie se ressemblent.
Presque au moment de l’annonce de la loi travail par El Khomri en France, le ministre de l’Emploi belge, Kris Peeters, a avancé 10 points pour « réformer en profondeur » le droit du travail. Parmi ceux-ci un nouveau statut de « travailleur autonome » qui ne serait pas tout à fait indépendant, mais qu’un patron pourrait embaucher pour des tâches précises, sans s’encombrer d’obligations en termes de préavis ou d’indemnité de licenciement, et qui sera payé en fonction du travail fourni et non plus pour les heures prestées. Avec ça, le ministre veut faire voter encore avant la fin de cette année une loi qui permettrait aux entreprises de déroger au droit du travail pour pouvoir être plus créatives (comme il dit) dans l’organisation du travail dans les entreprises. Après un an ou deux de ce fonctionnement qui laisse toute la place au chantage à l’emploi, le ministre dit que le point sera fait avec les partenaires sociaux pour réformer le droit du travail en profondeur. Mais contrairement au projet de loi El Khomri, cette annonce d’une attaque majeure contre le monde du travail est, jusqu’à présent, passée presque inaperçue.
C’est que les appareils syndicaux n’ont pas l’intention cette fois de mobiliser comme ils l’avaient fait fin 2014 et début 2015, quand le gouvernement avait annoncé un saut dans l’indexation des salaires et le passage de l’âge de la retraite à 67 ans… en 2030. Les syndicats avaient alors organisé une manifestation nationale, puis trois jours de grèves tournantes dans les provinces et enfin une journée de grève générale pour l’ensemble du pays.
Le problème principal des appareils syndicaux avait été que le gouvernement décidait sans les consulter et affichait une certaine volonté de s’attaquer à leurs intérêts d’appareils au sein de l’État bourgeois, comme la gestion des caisses de chômage par les syndicats. La mobilisation les jours de grève avait paralysé l’économie. Mais sans la participation massive des travailleurs du rang. En fait, il s’agissait surtout de piquets organisés par les militants syndicaux devant des entreprises, mais aussi sur les routes pour empêcher les travailleurs d’arriver à leur travail. Une certaine tradition de ces piquets en Belgique veut qu’on se laisse volontiers empêcher. Mais la pression pour arriver quand même au travail augmente, et il y a donc eu quelques petits heurts avec des petits patrons ou des travailleurs pas conscients. Pour l’instant, il n’y a pas vraiment eu de tentatives patronales d’organiser des travailleurs inconscients contre de tels piquets. Mais si le climat antisyndical continue à s’aggraver comme il le fait, cela pourrait être la prochaine étape.
Dans ces « grèves » au début de 2015, il n’y a pour ainsi dire pas eu d’assemblées de travailleurs, pas de discussions collectives, et encore moins de votes sur des revendications. La mobilisation s’est souvent limitée à des sms envoyés avec des rendez-vous. Et encore, ceux qui voulaient participer ont parfois dû téléphoner plusieurs fois pour obtenir ne serait-ce que cette information-là.
Tout est fait pour que cette grève ne devienne pas « l’école de guerre » dont parlait Engels. Alors au final, après cette année de « mobilisation sociale » venue du haut des appareils syndicaux, le niveau de conscience a baissé encore, plutôt qu’augmenté, et le fossé qui sépare les militants syndicaux des travailleurs s’est encore élargi. Le patronat et le gouvernement ont donc maintenant les mains plus libres. Les syndicats apparaissent affaiblis. Il serait difficile pour eux de répéter ce même bluff de grève générale, avec une base militante qu’ils ont épuisée dans une mobilisation démoralisante.
Et en plus, le ministre Peeters, avec son année d’essai, offre à la bureaucratie syndicale une multitude de tables de négociations, avec lesquelles il compte les amuser. La concertation sociale est sauvée ! Il va sans dire que, pour les travailleurs, il ne peut en sortir que des reculs. Ainsi, rien que cette année, les représentants syndicaux ont déjà négocié comment obliger des malades de longue durée à retourner au travail. Et ils sont occupés à négocier comment limiter encore plus le droit de grève. Ou comment scier la branche sur laquelle ils sont assis.
C’est dans ce climat de reculs et de démoralisation que sont survenus la crise des migrants et les attentats de Paris, pourrissant encore un peu plus le climat et fournissant à la bourgeoisie l’occasion de faire parader les forces de répression au quotidien dans les rues. C’est qu’ils savent, eux, que tôt ou tard il y aura une réaction de la population et des travailleurs. C’est la bourgeoisie même qui en prépare le terrain.
Sınıf Mücadelesi (Lutte de classe, Turquie)
Depuis l’an dernier, on constate une aggravation très nette et inquiétante de la situation politique. Vous êtes sans doute en grande partie au courant des événements, mais j’ajoute que la tension est sensible jusque dans la vie quotidienne. Ainsi il y a quelques semaines, c’est un jeune de 13 ans qui a été arrêté sous l’accusation d’avoir insulté le président Erdogan. Plus d’une centaine de personnes sont en prison sous le même chef d’accusation. La liberté d’expression est en train de se réduire comme peau de chagrin.
En décembre, deux journalistes ont été emprisonnés pour un article publié six mois auparavant. Cet article parlait des camions qui avaient été arrêtés alors qu’ils allaient traverser la frontière syrienne. Quand on a ouvert ces camions, il est apparu qu’ils étaient pleins d’armes, évidemment destinées aux groupes djihadistes comme l’organisation État islamique ou le front al-Nosra. D’autre part, ils étaient conduits par des membres des services secrets turcs, preuve que le gouvernement turc aide en sous-main les groupes djihadistes. Le fait était en réalité connu publiquement, mais Erdogan a saisi le prétexte de cet article pour accuser les journalistes de « divulgation de secrets d’État », et aussi d’« aide à une organisation terroriste armée », ce qui est tout de même le comble de la part d’un gouvernement qui aide Daech.
En fait, c’était pour Erdogan l’occasion de faire un exemple pour menacer et faire taire complètement la presse d’opposition. Les deux journalistes ont été libérés par la justice au bout de trois mois, ce qui a déclenché la colère d’Erdogan, car d’après lui il faut les condamner à la prison à perpétuité. La grande presse est divisée en deux : une partie est aux ordres d’Erdogan et de son entourage tandis que l’autre partie, oppositionnelle, est liée au Medef turc officiel, le Tüsiad, au parti social-démocrate CHP, ou à la confrérie de Fethullah Gülen, comme le journal Zaman que le pouvoir a placé sous tutelle il y a une semaine. Il y a une véritable guerre de clans au sein même de la bourgeoisie turque. Erdogan s’est coupé d’une partie du patronat et il ne fait pas de cadeau à ses opposants, même quand ce sont de riches bourgeois.
Le gouvernement d’Erdogan est pris dans un engrenage dû à l’aggravation de la crise économique mais aussi à l’impasse de sa politique extérieure dite néo-ottomane. Au début, Erdogan la résumait en disant qu’il voulait « zéro problème avec ses voisins ». Le résultat actuel est qu’il a des problèmes avec presque tout le monde. Il a commencé à se brouiller avec les États-Unis au moment de l’embargo contre l’Iran, quand on a découvert que la Turquie continuait à trafiquer avec ce pays, à commencer par les proches d’Erdogan qui en ont profité pour s’enrichir. Maintenant, Iran et États-Unis sont réconciliés, mais c’est Erdogan qui s’est brouillé avec l’Iran parce qu’il est allié de l’Arabie saoudite.
En Syrie, Erdogan avait déclaré que Bachar al-Assad était un grand ami, presque son frère. Mais ensuite il s’est engagé dans la guerre civile du côté des adversaires d’Assad. La bourgeoisie turque a beaucoup perdu dans cette guerre, car ses marchés en Syrie se sont écroulés. Quant à Erdogan, il n’y a rien gagné, surtout depuis que la politique américaine est de renouer avec l’Iran, de compter sur le régime d’Assad, et de se mettre d’accord avec la Russie.
À propos de la Russie justement, Erdogan s’était affiché comme un grand ami de Poutine, mais cet automne l’armée turque a abattu un avion russe. Maintenant les deux amis sont brouillés à mort, pas au point d’entrer en guerre, mais sait-on jamais ! En tout cas, la politique extérieure d’Erdogan est un échec sur toute la ligne, et cela se voit de plus en plus. Il est vrai qu’il n’en change pas pour autant. À terme, cela va peut-être le mener dans le mur. Ce ne serait que son problème... si cela n’avait pas des conséquences pour tout le monde en Turquie, et malheureusement cela en a.
Erdogan s’est raidi contre tous ses opposants politiques, surtout lorsqu’il a perdu la majorité absolue aux élections législatives de juin 2015. Avec cette relative défaite électorale, le projet d’Erdogan et consorts qui visait à modifier la Constitution pour imposer un régime présidentiel risquait de tomber à l’eau. D’autre part les dossiers d’accusation en suspens contre lui et son entourage sont une épée de Damoclès qui risque de tomber sur sa tête au cas où il perdrait le pouvoir.
Erdogan et l’AKP ont donc choisi la fuite en avant, et une sorte de stratégie de la tension. Ils ont mis fin au « processus de paix » qui avait été engagé avec le PKK, et relancé la guerre dans les régions kurdes. Plusieurs villes de ces régions, comme Diyarbakir, ont vu plusieurs de leurs quartiers complètement rasés. Des centaines, sans doute des milliers de personnes ont dû fuir, exactement comme cela se passe en Syrie.
Ce n’est qu’à ce prix, en créant une ambiance de guerre civile dans tout le pays, que les dernières élections de novembre ont donné cette fois la majorité absolue à Erdogan au Parlement. Cependant ce n’est pas une majorité suffisante pour changer la Constitution et faire passer le régime présidentiel sur mesure qu’il souhaite. Malgré tout Erdogan se comporte comme si tel était le cas, même si ce qu’il fait est complètement illégal.
La dégradation de l’économie
Pour parler maintenant de la situation économique, cela a été longtemps le point fort d’Erdogan et de l’AKP. Au début de leur gouvernement, l’économie turque a tourné très fort, la bourgeoisie turque s’est enrichie, mais il y a eu aussi des retombées positives pour la population, les salaires ont augmenté au moins pour un grand nombre de travailleurs. C’est ce qui a valu des succès électoraux à l’AKP pendant plusieurs années car il pouvait se vanter d’avoir apporté la prospérité alors que les gouvernements précédents, social-démocrates en particulier, n’avaient apporté que des crises financières et des scandales de corruption.
Mais malgré tout, la dégradation économique mondiale a fini par avoir des effets sur l’économie turque. Il faut y ajouter les conséquences de la guerre civile en Syrie, et maintenant tous les problèmes dans le commerce et les relations économiques du fait de la politique extérieure d’Erdogan. La dégradation des relations avec la Russie et l’Iran empêche les exportations de produits agricoles et du textile. Elle bloque les contrats des entreprises du bâtiment et des travaux publics. Même avec les pays où la Turquie pourrait exporter comme l’Arabie Saoudite, le Qatar, les pays du Golfe persique en général, ce n’est plus aussi simple que lorsque cela pouvait transiter par la Syrie. Ajoutons que le secteur du tourisme s’était beaucoup développé, notamment avec la Russie, et qu’il est devenu un secteur sinistré. L’attentat suicide de janvier, contre des touristes allemands qui visitaient Istanbul, n’est pas fait pour arranger les choses.
Entre la crise financière mondiale, qui touche maintenant la Turquie comme elle a touché la Chine ou le Brésil, et les conséquences de la politique extérieure aventuriste d’Erdogan, la dégradation est donc rapide. La monnaie, la livre turque, a perdu rapidement autour de 20 % de sa valeur, ce qui a engendré de l’inflation et une baisse du pouvoir d’achat. Les conséquences sont sensibles. Aujourd’hui plus de 3 millions de personnes ont du mal à payer le crédit qu’elles avaient contracté quand l’économie allait mieux. 1,3 million de personnes ont des problèmes avec la justice pour cette raison. 100 000 personnes se trouvent en prison pour des délits économiques. Et si les lois étaient appliquées à la lettre, 300 000 autres y seraient aussi.
Les grèves dans la métallurgie
Dans ce contexte, le fait réconfortant a été pour nous la vague de grèves qui s’est produite au printemps dernier dans la métallurgie, notamment dans la construction automobile et en particulier à Bursa, un mouvement dans lequel les ouvriers de l’usine Renault ont eu un rôle moteur.
Je ne vais pas raconter ce mouvement en détail, puisque nous avons fait une brochure qui l’explique. On a vu que, dans des circonstances où leurs revendications économiques devenaient vraiment urgentes, où il n’y avait absolument pas à compter sur les syndicats pour les défendre, où il n’y avait pas non plus de militants présents, les travailleurs ont su agir. Ils ont trouvé en eux-mêmes les ressources pour s’organiser, désigner leurs délégués, prendre leurs décisions, mener leur mouvement avec une cohésion et une solidarité remarquables.
La direction aurait voulu réagir comme elle le fait d’habitude, en licenciant les travailleurs qui s’étaient mis en avant. Elle n’a pas réussi car à chaque tentative les travailleurs répondaient immédiatement par la grève, au point que les directeurs étaient forcés de se déplacer en pleine nuit pour venir déclarer que c’était une erreur et que les licenciements étaient retirés.
Ainsi les ouvriers ont forcé le patronat à lâcher du lest, et ceux de Renault ont été vus comme un exemple par les autres travailleurs, un peu partout en Turquie.
Je précise que ceux de Renault sont des ouvriers qui font bien souvent partie de l’électorat de l’AKP, pourtant cela ne les a pas empêchés d’entrer en lutte et de poser leurs revendications. Cette montée du mécontentement social, y compris dans son électorat, est aussi un des éléments qui expliquent l’attitude du gouvernement, qui ressemble parfois à de la panique.
Contre les ouvriers, il ne peut pas envoyer l’armée et les tanks comme il l’a fait dans les régions kurdes. Le 1er janvier de cette année, il a même essayé de calmer le mécontentement en augmentant le salaire minimum légal, qui est passé de 1 000 livres à 1 300 livres, soit à peu près 350 euros. Cela n’a pas eu l’effet escompté car les autres salaires, ceux qui n’étaient pas au minimum, n’ont pas suivi. Les travailleurs au contraire se sont sentis encouragés à réclamer que tous les salaires soient revalorisés dans la même proportion du fait de l’inflation. À partir de début janvier, les travailleurs de Renault Bursa, qui étaient restés remarquablement organisés, ont manifesté pendant deux mois dans l’usine, et ce conflit a été suivi avec attention par tous les autres travailleurs.
Malheureusement, la direction de Renault, et surtout derrière elle le reste du patronat et le gouvernement, ont frappé un grand coup il y a quinze jours. Des dizaines de licenciements ont été annoncés, la police est entrée dans l’usine. De nombreux travailleurs ont été arrêtés, puis relâchés. Évidemment, la direction a voulu licencier ceux qu’elle considérait comme les meneurs. Cela a été un véritable coup de force, qui a cassé le mouvement et le moral des travailleurs de Renault, au moins pour l’instant.
Bien sûr, on pouvait prévoir que le gouvernement d’Erdogan, qui a durci son attitude contre toutes les oppositions, allait se durcir aussi contre les travailleurs en lutte. Mais on peut tout de même remarquer qu’il a longtemps hésité, qu’il a temporisé et fait des concessions. Cela montre combien il craint les réactions de la classe ouvrière.
Un autre exemple est d’ailleurs la question des licenciements et des indemnités que les patrons sont obligés de verser aux travailleurs licenciés. Elles se montent à un mois de salaire par année d’ancienneté et c’est au fond la seule chose qui limite un peu le droit de licencier des patrons. Depuis des mois, une campagne est en cours pour dire qu’il faut supprimer ou réduire ces indemnités, mais le gouvernement n’arrive pas à le décider, car c’est une question extrêmement sensible parmi les travailleurs. Même le syndicat propatronal, la confédération Türk-İş, a déclaré que c’est une « ligne rouge » à ne pas franchir, tant il craint qu’il y ait des réactions.
Le coup de force contre ceux de Renault n’empêchera donc certainement pas de nouvelles luttes des travailleurs, chez Renault ou dans d’autres entreprises. Le mécontentement social est profond, une grande partie des travailleurs ont pris conscience de leur force, et Erdogan n’en a certainement pas fini avec le mécontentement ouvrier.
C’est important car actuellement une grande partie de la gauche, notamment dans les milieux intellectuels, est démoralisée par le durcissement du régime, alors qu’elle s’était fait des illusions après les élections du mois de juin en pensant qu’on allait vers la fin du gouvernement Erdogan et vers une certaine démocratisation. Mais heureusement la classe ouvrière se montre beaucoup moins sensible à ces évolutions politiques, et au fond plus confiante dans sa force.
Dans ce contexte difficile, avec le durcissement du pouvoir, avec la dégradation générale de la situation tout près de nous, dans les pays du Moyen-Orient, la capacité de réaction des travailleurs, leur capacité à retrouver le chemin de la lutte de classe, sont donc un élément qui nous encourage. Il nous confirme dans la conviction que la classe ouvrière a la force et les moyens de renverser le sens de l’évolution complètement réactionnaire à laquelle nous assistons. Il nous confirme aussi combien il est nécessaire, pour les militants révolutionnaires, de s’implanter parmi les travailleurs, et cela malgré toutes les difficultés que cela comporte dans un pays où les patrons, le régime, la police, ne font pas de cadeau.
Nous continuerons donc à militer dans ce sens, car c’est bien là que se trouve l’espoir.
Workers’ Fight (Combat ouvrier, Grande-Bretagne)
« To Brexit or not to Brexit » : tout le monde paraphrase Shakespeare (« To be or not to be ») ces temps-ci en Grande-Bretagne. Comme si la population laborieuse n’avait pas bien d’autres problèmes autrement urgents, entre la précarisation, la baisse des allocations sociales, la crise du logement ou la dégradation du système de santé.
Mais peu importe. Les feux de l’actualité doivent rester fixés sur le référendum du 23 juin sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne, et sur les discours de Cameron sur la nécessité d’y rester. Quant aux milieux d’affaires, ils ne mâchent pas leurs mots et multiplient les prises de position contre le Brexit : jusqu’aux constructeurs automobiles comme Ford, Nissan, Toyota et BMW qui agitent la menace de licenciements.
Pour faire bonne mesure, Hollande est venu prêter main-forte à Cameron en laissant entendre que la « Jungle » de Calais pourrait bien être rapatriée à Douvres en cas de victoire du Brexit. Peu importe que l’accord bilatéral qui permet à Cameron de parquer les réfugiés à l’entrée du tunnel sous la Manche n’ait rien à voir avec l’Europe. De toute façon, pour Cameron comme pour Hollande, tout cela n’est qu’un jeu politicien, même si tous deux craignent les conséquences imprévisibles d’un Brexit.
Le calcul de Cameron est que, face à l’opposition officielle de tous les partis hormis le parti souverainiste UKIP, il y a peu de chances que le Brexit l’emporte. Mais ce n’est pas si simple. Les adversaires de l’Union européenne ont toujours été nombreux dans le Parti conservateur de Cameron. Ils en ont même souvent pris la direction. Aujourd’hui, la majorité de ses membres serait en faveur du Brexit, de même que 40 à 60 % de ses députés, et six de ses 21 ministres. Mais surtout, la perspective du référendum de juin a fait monter d’un cran la lutte pour la succession de Cameron, en 2020, et une partie des aspirants à la direction se sont emparés du Brexit pour élargir leur base dans le parti. De son côté, l’électorat traditionnel des conservateurs est probablement en majorité pour le Brexit. C’était ce qui avait permis à UKIP de mordre sur cet électorat depuis 2013, sur la base d’une démagogie ultranationaliste et anti-immigrée. Et c’était en réponse à cette concurrence que Cameron avait surenchéri en promettant un référendum sur l’Europe, en même temps qu’une réduction de l’immigration.
Après quasiment un an de marchandages, la réforme de l’Union européenne, que Cameron se vantait d’avoir arrachée de haute lutte, n’a fait que réaffirmer les termes du contrat de mariage passé par les précédents gouvernements. Du point de vue des intérêts des États et des bourgeoisies concernés, il n’y avait donc aucun changement. Mais, à défaut de pouvoir satisfaire les préjugés ultranationalistes de son parti et de son électorat, Cameron a flatté leurs préjugés xénophobes en s’en prenant aux travailleurs migrants européens, avec la complicité des autres gouvernements de l’Union. Désormais, les allocations familiales versées pour les enfants de ces travailleurs qui sont restés dans leur pays d’origine seront diminuées. Mais surtout, les pays de l’Union pourront invoquer des difficultés économiques pour priver ces travailleurs des aides sociales destinées aux plus bas revenus pendant quatre ans. Et Cameron a eu le culot de promettre que la Grande-Bretagne, l’un des trois pays les plus riches d’Europe, invoquerait cette clause !
Bien entendu, dans les faits, cette attaque contre les travailleurs européens est une attaque contre l’ensemble de la classe ouvrière. D’autant qu’il était envisagé d’étendre la clause des quatre ans à tous les travailleurs entrant sur le marché du travail, quelle que soit leur nationalité. Or, pour des millions de travailleurs précaires, les allocations destinées aux bas revenus constituent un complément de salaire indispensable.
Nul ne peut dire ce qui sortira de ce référendum. Ce qui est certain, c’est qu’il ne présente aucun enjeu pour la classe ouvrière. Les deux camps incarnent des politiques antiouvrières et xénophobes que la classe ouvrière ne peut que rejeter.
Mais tel n’est pas le point de vue de la majorité de l’extrême gauche. Ses deux principaux groupes, le Socialist Workers’ Party (SWP) et le Socialist Party, se sont déclarés en faveur du Brexit. Ces organisations ont beau le faire au nom d’une « Europe socialiste », on voit mal en quoi le retour à l’isolement britannique pourra faire avancer la cause dont elles se réclament. En revanche, en s’associant au Brexit, ces organisations cautionnent les attaques de Cameron contre les travailleurs migrants et le renforcement de la « forteresse britannique ». Et tout cela en plein milieu d’une crise des réfugiés, dans laquelle le gouvernement britannique a joué un rôle particulièrement révoltant ! Bien sûr, leur position reflète un certain opportunisme. Il est plus facile d’aller dans le sens du courant que d’aller contre les préjugés xénophobes. Car cette xénophobie est bien réelle. Elle se nourrit de l’insularité du pays mais aussi de la pauvreté de toute une partie de la population laborieuse qui n’a jamais quitté le pays, voire la région où elle vit, faute d’argent.
L’autre fait significatif de l’année passée aura été l’élection d’un leader travailliste appartenant à la vieille gauche de ce parti, Jeremy Corbyn. Cela ne change bien sûr rien à ce qu’est le Parti travailliste. Et Corbyn lui-même, derrière son langage de bon apôtre, n’en est pas moins un réformiste qui se méfie tout autant de la classe ouvrière que ses pairs de la droite du parti. Néanmoins son élection a suscité un certain enthousiasme et pourrait raviver des illusions sur ce parti et lui servir à surmonter son discrédit actuel.
La situation économique et sociale
Qu’en est-il de la situation économique et sociale ? Le taux de croissance dont le gouvernement se vantait tant a très vite marqué le pas pour retomber au niveau de la moyenne européenne, selon l’OCDE. En tout cas, cette croissance n’a été d’aucun bénéfice pour la classe ouvrière.
Le gouvernement peut bien se vanter du taux de l’emploi qui atteint 74 %, un record depuis 1970. Mais encore faut-il savoir que quiconque a travaillé au moins une heure dans la semaine est considéré officiellement comme ayant eu un emploi pendant cette période. Autant dire que ces chiffres ne veulent rien dire ! Plus significatif, cependant, est le fait que, pendant que le taux de l’emploi montait, les salaires réels baissaient pratiquement dans la même proportion.
Face à cette situation, on ne voit néanmoins pas de riposte. Le fait que les internes des hôpitaux publics, qui ne sont pourtant pas connus pour leur combativité, aient occupé le devant de la scène sociale en faisant grève pour la première fois en 40 ans, en dit long sur cette situation. De façon tout aussi significative, alors que la santé est l’un des secteurs où la syndicalisation est la plus forte et où la politique du gouvernement a eu les conséquences les plus graves, aucune tentative n’a été faite par les appareils syndicaux pour étendre le mouvement des internes aux autres personnels.
Dans la sidérurgie, frappée l’an dernier par la suppression d’un emploi sur quatre, les directions syndicales se sont également illustrées par leur veulerie. Elles se sont bornées à quémander des aides de l’État et l’instauration de barrières douanières contre les importations chinoises, le tout pour venir en aide à ces pauvres multinationales de la sidérurgie qui n’hésitaient pas à priver des milliers de travailleurs de leurs salaires.
En réalité, cela fait des années que les directions syndicales utilisent les lois antigrèves pour justifier leur passivité et qu’elles cherchent à préserver leurs bonnes relations avec les employeurs, quitte à multiplier les concessions sur le dos des travailleurs. Elles ont ainsi fini par discréditer toute idée d’action collective auprès de nombreux travailleurs. Ce sentiment a été renforcé par l’inaction des appareils syndicaux face aux attaques contre la classe ouvrière depuis le début de la crise. Et le fait qu’il n’ait rien proposé contre la nouvelle loi antigrève de Cameron n’est pas pour redonner confiance aux travailleurs.
Et pourtant, si les travailleurs n’ont guère conscience de leur force, ils ne manquent pas de combativité. En voici un exemple, tout récent, à la gare londonienne de King’s Cross. Depuis novembre dernier, les travailleurs de la multinationale du nettoyage danoise ISS se sont démenés pour obtenir de leur syndicat qu’il organise une grève sur les effectifs et les conditions de travail. Il leur a fallu aller en délégation au siège de leur syndicat et s’y empailler avec ses dirigeants nationaux pour que ceux-ci consentent à organiser un vote sur la grève. À la suite de ce vote, qui a donné une large majorité en faveur de la grève, une grève de 48 heures a finalement été décidée pour le jeudi 10 mars. Les travailleurs s’y sont préparés. Mais, la veille, ils ont appris que leur grève avait été annulée par la direction du syndicat, sans que ISS ait fait la moindre concession et surtout sans que les bureaucrates syndicaux aient pris la peine de demander leur avis aux travailleurs intéressés. Et encore ce syndicat est-il considéré comme l’un des plus combatifs. Alors, on peut imaginer ce qu’il en est des autres !
Bund Revolutionärer Arbeiter (Union des travailleurs révolutionnaires, Allemagne)
Un sujet a profondément marqué non seulement l’actualité politique, mais aussi la vie en Allemagne : ce sont les 1,1 million de réfugiés qui sont arrivés en 2015, en particulier depuis le mois de septembre. Dans les villes, les réfugiés vivent par centaines dans des gymnases, des villages de grandes tentes, des stades ou des halls de foire. Une ville comme Munich compte 52 de ces hébergements, regroupant chacun de 100 à 1 200 réfugiés.
L’arrivée des réfugiés a déclenché une profonde vague de solidarité. Tout le monde a vu comment les premiers trains de réfugiés étaient accueillis dans les gares par des foules portant des pancartes « Refugees welcome ». Cet élan de solidarité n’était pas un phénomène épisodique. Il continue et est plutôt encouragé par le gouvernement.
Il y a plusieurs centaines de milliers de gens qui, de différentes manières, s’investissent pour aider les réfugiés : ce sont des salariés, des retraités, des étudiants, des chômeurs qui organisent la collecte et la distribution de vêtements, qui leur distribuent de la nourriture, donnent des cours basiques d’allemand, prennent eux-mêmes un cours d’arabe, jouent avec les enfants, organisent des tournois de foot entre réfugiés et jeunes des quartiers, accompagnent les réfugiés dans leurs démarches, voire logent un ou plusieurs réfugiés chez eux à la maison.
Et heureusement qu’il en est ainsi. Leur aide est indispensable, d’autant plus que le service public est dépassé par la situation. Il y a eu tellement de réductions de personnel ces dernières années qu’il avait déjà du mal à assurer le quotidien. Mais dans une situation exceptionnelle comme celle-ci, il est complètement débordé.
Les réfugiés doivent attendre en moyenne six mois leur rendez-vous pour déposer une demande d’asile… et un an de plus pour que le dossier soit traité. Dans les écoles, on cherche désespérément où prendre les enseignants pour ouvrir les classes d’accueil pour les 300 000 enfants de réfugiés, et aussi pour les enfants des quelques centaines de milliers d’immigrés qui sont venus dans la même période, en plus des réfugiés d’Europe de l’Est et du Sud. Et en ce qui concerne la question des logements, là aussi c’était déjà la pénurie avant. Surtout dans les grandes villes, on n’a plus construit de HLM depuis vingt ans. Alors les réfugiés sont obligés d’attendre des mois et des mois dans ces tentes ou gymnases où ils ont des « chambres » de quatre mètres carrés sans porte pour une famille de cinq personnes. Il y a eu les premières manifestations de réfugiés dans les camps où ils revendiquaient des appartements, le traitement de leurs dossiers et une scolarisation plus rapide des enfants.
Face à cette situation, le gouvernement a fini par débloquer plusieurs milliards d’euros pour soulager un peu les communes, les régions et les écoles restées jusque-là seules avec toutes ces nouvelles tâches. Mais ces mesures ne sont pas à la hauteur de la situation. Les embauches par exemple, souvent en CDD, ne compensent qu’une infime fraction de tous les emplois disparus ces dernières années.
Et l’État ne va évidemment pas jusqu’à commencer lui-même tout de suite la construction de logements décents et abordables. Au contraire il donne de nouvelles subventions et laisse ce marché aux sociétés immobilières, qui pourront décider elles-mêmes si elles construisent ou non des HLM, et à quel rythme. Et entre temps les propriétaires immobiliers profitent de la pénurie et de la détresse des réfugiés pour leur louer des logements dont plus personne ne voulait (des appartements moisis, avec du chauffage électrique hors de prix).
Et il n’y a pas que les propriétaires immobiliers. Les mesures de l’État ont permis le développement de tout un business autour des réfugiés. Beaucoup de services liés à la gestion des hébergements sont privatisés : les entreprises de la restauration collective, les boîtes de sécurité, les entreprises de location de cars et une myriade d’autres en sont les bénéficiaires. Il y a même un nouveau type d’entreprises qui s’est créé : elles proposent aux communes la gestion clés en main des hébergements de réfugiés.
Et plus généralement le patronat aimerait tirer profit de l’arrivée des réfugiés pour casser des lois et baisser les salaires : il revendique par exemple que le salaire minimum de 8,50 euros, à peine introduit, soit abrogé temporairement pour les réfugiés. Pour l’instant, il n’est pas arrivé à ses fins.
Suite à cela et en raison de l’étonnement suscité par le fait que le gouvernement de Merkel choisisse d’accueillir les réfugiés contrairement à la plupart des autres pays européens, une partie du milieu de gauche a soupçonné derrière ce choix un intérêt économique : celui de fournir au patronat une main-d’œuvre qualifiée et à bas coût.
C’est loin de la réalité, car la plupart des réfugiés ne sont pas des médecins ou techniciens syriens, mais des ouvriers ou des paysans. Très peu parlent anglais, et un certain nombre, en particulier d’Afghanistan, ne savent pas lire ni écrire du tout. Ce n’est pas ce genre de main-d’œuvre qui manque au patronat de la construction mécanique ou de la chimie.
Ce qui est vrai, c’est que la recherche de main-d’œuvre était une raison pour une politique d’asile un peu plus ouverte à partir de 2011-2012, ce qui bénéficiait en particulier aux réfugiés syriens ou afghans. C’était une des raisons pour lesquelles, l’année dernière, avec le nombre de réfugiés qui augmentait, beaucoup de ceux qui venaient en Europe avaient pour destination l’Allemagne. Mais l’été dernier, où des milliers de réfugiés qui voulaient aller en Allemagne s’entassaient en Hongrie et où Merkel a pris la décision de suspendre la règle qui oblige les réfugiés à faire une demande d’asile dans le premier pays européen où ils arrivent, ça ce n’était plus un choix économique. C’était une simple réaction, car il fallait bien faire quelque chose.
Il est vrai que plusieurs facteurs ont facilité une telle décision. Il y a en ce moment une grande coalition, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de grand parti dans l’opposition qui du coup, par principe, aurait pris position contre cette décision. Et puis il y a aussi l’histoire de l’Allemagne : des millions de familles ont dû elles-mêmes fuir la guerre ou ont subi les déplacements forcés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. D’autres ont vécu l’aberration du Mur et des barbelés hérissés à l’intérieur du pays. Du coup, même encore ce mois-ci, plus de 90 % de la population disaient qu’il faudrait au moins accueillir les réfugiés de guerre.
Ces facteurs ont contribué à maintenir la décision d’accueil jusqu’à maintenant, malgré les choix différents de la plupart des autres pays européens et aussi malgré la pression d’une fraction importante à l’intérieur du parti conservateur, en particulier de la CSU, son parti frère en Bavière, qui revendique un quota à l’autrichienne du nombre de réfugiés. La majorité des dirigeants des deux grands partis (CDU et SPD) préfèrent, jusqu’à présent, accueillir les réfugiés plutôt que de fermer les frontières et d’endommager de façon non prévisible l’économie de l’Union européenne.
Mais ils cherchent de plus en plus massivement à réduire le nombre de réfugiés par d’autres moyens. D’un côté, en essayant de les refouler et de les maintenir à tout prix et sans scrupules à l’extérieur de l’UE, en Turquie en particulier.
Et puis en Allemagne même, la grande coalition vote de plus en plus de lois contre les réfugiés avec l’intention de dissuader les réfugiés de venir. On vient d’interdire à une part croissante de réfugiés, pour deux ans, le regroupement familial, donc le droit de faire venir légalement leur femme et leurs enfants. Et les gouvernants essayent d’en expulser rapidement de plus en plus, en particulier tous les réfugiés des Balkans et maintenant aussi ceux du Maghreb, dont le nombre a beaucoup augmenté ces derniers mois. Pour ces deux groupes, ils veulent créer des centres particuliers d’où ils seront renvoyés dans leur pays d’origine dans les quinze jours après leur arrivée en Allemagne. Et tout laisse à craindre que ces mesures-là ne soient qu’un début.
Une autre évolution qui est malheureusement à craindre, c’est que le contexte en Allemagne et en Europe renforce l’extrême droite, jusque-là peu présente en Allemagne. Et le danger vient, pour le moment, moins de ce milieu violent d’extrême droite qui incendie des foyers d’immigrés en construction ou tabasse des migrants dans la rue. Ce milieu-là, regroupant quelques milliers de personnes en Allemagne, a toujours existé. Il se sent évidemment renforcé par le contexte et multiplie ces actions, mais reste pour le moment extrêmement minoritaire. Le mouvement Pegida, avec ses manifestations contre « trop d’immigration » et contre « l’islamisation », est lui aussi très minoritaire. À Dresde, il réunit certes quelques milliers de personnes depuis un an. Mais au-delà de la région de Dresde, Pegida est inexistant.
En fait, c’est sur le plan électoral que les choses semblent changer. Un parti assez récent, l’Alternative pour l’Allemagne (AFD), tient depuis un an des propos ouvertement d’extrême droite et racistes. Il semble maintenant rencontrer un certain écho. Jusque-là des partis d’extrême droite sont presque toujours restés largement en dessous des 5 %. Mais dans les élections municipales de la région de Francfort le week-end dernier (le 6 mars), l’AFD est arrivée en troisième position, avec en moyenne 12 % des voix. Et les sondages lui en donnent autant pour les régionales qui ont lieu ce week-end dans trois régions.
L’AFD s’appuie entre autres sur l’incapacité du gouvernement à prendre les mesures urgentes nécessaires face à l’arrivée des réfugiés, ce qui donne à certains l’impression d’une situation chaotique non gérable. Elle s’appuie aussi sur l’amertume des retraités et chômeurs pauvres, en particulier à l’est, auxquels on a dit depuis des années qu’« il n’y a pas d’argent » pour eux, et qui ont l’impression par contre que le gouvernement le trouve maintenant pour les réfugiés. Et puis l’AFD fait l’amalgame entre réfugiés et criminels. Elle s’appuie sur les incidents avec des bandes criminelles en particulier du Maghreb qui, saisissant l’occasion, sont venues avec le million de réfugiés et ont profité du chaos dans les administrations allemandes pour se procurer jusqu’à vingt identités différentes. C’est autour de ces bandes-là d’ailleurs qu’ont eu lieu les événements de Cologne où des bandes de jeunes ont racketté et agressé sexuellement plusieurs centaines de femmes.
Cela dit, même si les 10 % dans les sondages montrent qu’un certain nombre de gens semblent se retrouver dans la propagande de l’AFD, pour le moment et d’après le peu que nous pouvons en juger, ce n’est pas du tout l’atmosphère dominante dans les entreprises et les quartiers ouvriers. Le fait que quelques centaines de milliers de gens aident les réfugiés et sont donc en contact avec eux, est positif aussi pour cela. Il faut dire que, jusqu’à présent, les grands partis CDU et SPD contribuent aussi à ne pas dégrader le climat envers les réfugiés. Après les événements de Cologne, SPD et CDU ont tout fait pour calmer la situation et ne pas créer un climat de haine ou de suspicion générale.
C’est cela qui risque de changer. Car, à partir de ce week-end, on entre dans une série d’élections régionales qui se termine, en septembre 2017, avec les élections législatives, les plus importantes élections en Allemagne. Et un score de 10 % ou plus pour l’AFD amènera certainement les autres partis à essayer de chasser sur le même terrain. Rien que les sondages ont récemment amené les têtes de listes régionales du CDU à revendiquer une politique migratoire « à l’autrichienne », s’opposant ainsi à Merkel et leur propre gouvernement national. Et le parti social-démocrate (SPD) a commencé une campagne en disant qu’il ne faudra pas penser qu’aux réfugiés, mais aussi aux pauvres parmi les travailleurs et retraités allemands. De tels discours ne pourront pas rester sans influence sur le climat général.
Mais il y a aussi une autre évolution possible. Car la grande majorité des réfugiés intégreront la classe ouvrière. Ils l’intégreront en étant parmi les plus exploités, exploités comme main-d’œuvre à moindre coût que les patrons essayeront d’utiliser pour faire pression sur tous les salaires.
Il y aura donc quelques centaines de milliers de nouveaux travailleurs. Des femmes et des hommes qui ont travaillé dans plusieurs pays différents et se retrouvent aujourd’hui dans des hébergements, où ils rencontrent d’autres travailleurs du monde entier, d’Érythrée, du Mali, du Kosovo, de Serbie, de Syrie, d’Afghanistan, d’Algérie. Des femmes et des hommes qui se sont battus pour passer les frontières, échapper aux militaires et traverser la mer avec la ferme conviction qu’en Allemagne, tout le monde pourra vivre et facilement trouver un travail… et qui seront bientôt confrontés à la réalité du chômage et des bas salaires. Comment réagiront-ils ? Nous ne le savons pas. On peut en tout cas espérer qu’ils seront un renfort pour la classe ouvrière en Allemagne.
L’Internazionale (Italie)
Lorsqu’elle a commenté le projet de réforme du Code du travail en France et les mobilisations du 9 mars, la presse italienne a parlé de résistance au Jobs act du gouvernement français, en reprenant le nom de la loi sur le travail lancée par le gouvernement Renzi.
Et en effet les ressemblances sont bien plus grandes que les différences, non seulement entre France et Italie mais dans tous les pays européens, quand il s’agit de ce que tous, désormais, appellent les réformes du travail.
Le gouvernement de Renzi a fêté ses deux ans en se vantant d’être arrivé à presque 800 000 créations d’emplois, qui d’après lui seraient justement dues en grande partie au Jobs act. Les murs des villes ont été couverts de grandes affiches qui vantent ce succès et d’autres du même genre. En réalité, Renzi truque les chiffres. D’après l’institut national des statistiques, en 2015 on a compté 109 000 personnes de plus ayant un emploi. Le total des chômeurs reste proche de trois millions.
La propagande du gouvernement insiste pour dire que le Jobs act permettrait de lutter contre le travail précaire et que l’on aurait créé de nombreux emplois stables ou à durée indéterminée. En réalité, en abolissant les anciennes lois qui protégeaient les travailleurs des licenciements, on a généralisé la précarité en en changeant seulement l’étiquette. Mais si l’on prend une bouteille d’eau et que l’on y colle une étiquette disant que c’est du Chianti, ce n’est pas pour autant qu’elle se transforme en vin !
Mais les annonces, les fanfaronnades, les démonstrations à coups de diaporamas à la presse, sont une spécialité du gouvernement Renzi.
Mussolini disait qu’en politique il suffit de trois centimes de marchandise, et de 97 centimes de bruit fait autour. Le chef du fascisme semble évidemment un conseiller très écouté de Renzi, comme de bien d’autres politiciens italiens.
Une chose certaine est que le Jobs act, dont une importante composante est faite des incitations fiscales versées aux entreprises, coûte dix-huit milliards aux caisses de l’État. Une forme de travail précaire qui a eu connu un véritable boum et celle des embauches par le biais des « vouchers », ou chèques-emplois. L’employeur peut acheter ces chèques au bureau de tabac. Un bon vaut une heure de travail et coûte 10 euros dont 7,5 sont la paye horaire nette et le reste les cotisations de retraite et d’assurances sociales. C’est une « sinisation » du rapport de travail, a écrit un journaliste de l’Espresso. De quelque façon qu’on la nomme, cette forme de rapport de travail permet aux patrons d’utiliser la main-d’œuvre juste le temps nécessaire, sans devoir faire aucune dépense autre que celle qu’il a faite en achetant les vouchers. En 2015, l’utilisation des vouchers a augmenté de 67,5 % ! Plus d’un million et demi de travailleurs sont concernés et leur âge moyen est en continuelle diminution. Quand ces chèques-emplois ont été introduits en 2008, il était de 60 ans pour les hommes et de 56 ans pour les femmes. Aujourd’hui il est respectivement de 37 ans et 34 ans.
Quelques mots sur la situation politique. On va vers les élections municipales dans d’importantes villes comme Naples, Rome et Milan. Les primaires du Parti démocrate, système copié des États-Unis pour choisir les candidats, sont toujours l’occasion de curieux incidents : des tricheries, des personnes payées pour voter pour tel candidat ou tel autre, le bourrage des urnes avec des bulletins blancs à Rome pour cacher la faible affluence.
Mais le centre droit est lui aussi divisé et conflictuel, et il ne semble pas en état de profiter tant que cela des difficultés du Parti démocrate.
Ce qui se produit, pour autant qu’on puisse le voir, est un écart de plus en plus marqué entre la politique au niveau national et au niveau local. À ce niveau local, les coalitions, les alliances et les ruptures offrent un tableau qui ne coïncide pas avec celui des regroupements nationaux. Au niveau local ce qui prime est ce qu’ils nomment les cordées, les clans, les clientèles très liées aux territoires et qui acceptent de se servir de la marque ou de la référence à un certain parti, après avoir négocié avec celui-ci les intérêts qu’ils ont l’intention de défendre.
C’est dans le Parti démocrate que cette tendance semble la plus forte. Renzi s’est construit son propre groupe dirigeant, fait d’arrivistes qui n’ont pas vraiment une histoire politique définie et essentiellement composé de jeunes. Il a réussi à conquérir jusqu’à aujourd’hui l’appui d’une bonne partie de la Confindustria, l’équivalent du Medef, ainsi que du monde financier.
Il parle de « parti de la nation », mais il s’agit d’un parti du pouvoir, un peu comme l’était l’ancienne Démocratie chrétienne, même s’il n’a encore développé ni la force, ni le nombre de cadres dirigeants, ni l’appui des organisations catholiques qu’avait autrefois la démocratie chrétienne.
Au-delà des formules de gouvernement, la structure économique subit les difficultés de tout le capitalisme. Les faiblesses traditionnelles du capitalisme italien accentuent le drame social de la crise et renforcent quelques-uns de ses aspects les plus criminels, comme la collusion entre la criminalité organisée, les partis politiques, les patrons et les organes de l’État. Il y a quelques jours, pour parler d’un dernier exemple, on a découvert un groupe formé de magistrats, d’experts-comptables et d’agents de la police financière qui annulait les dossiers fiscaux, en échange de substantiels pots-de-vin de la part des patrons. Le pays a le record européen de l’évasion fiscale. Quelques jours auparavant, les organes d’information rapportaient que, d’après une enquête de la police financière, entre un quart et un tiers des adjudications publiques sont truquées.
Sur la politique internationale, on peut dire que le gouvernement italien cherche à apparaître aussi européiste que possible sur la question des migrants, tout en adhérant à l’idée de confier à la Turquie le sale travail des camps de réfugiés. Il faut ajouter que quelqu’un a déjà proposé d’implanter des industries près de ces camps, de façon à utiliser toute cette manne inespérée de main-d’œuvre à bon marché !
Sur la Libye, la grande peur de la bourgeoisie italienne est de perdre le contrôle du gaz et du pétrole, qui sont actuellement gérés par la compagnie italienne ENI. Donc on voit se succéder des attitudes va-t-en-guerre et d’autres plus sages, alors qu’il est évident que l’administration américaine voudrait engager complètement l’Italie. La grande presse a souvent un ton plus interventonniste que le gouvernement.
Lutte ouvrière (La Réunion)
Aujourd’hui en cette période de crise et d’offensive patronale, la situation continue à se détériorer pour les classes laborieuses. Le chômage atteint plus de 28 % de la population active. Sur une population de 850 000 habitants, 180 000 personnes n’ont pas d’emploi. 60 % des jeunes de 15 à 24 ans, sont sans emploi. C’est le plus fort taux de toutes les régions européennes et de tous les départements d’outre-mer. Des dizaines de milliers de Réunionnais sont dans l’attente d’un logement. Le surendettement des ménages atteint des records. Le taux de pauvreté est d’environ 42 %, avec 350 000 personnes qui doivent vivre avec moins de 950 euros par mois. En métropole, ce taux est de 14 %. Près de 9 % de personnes touchent le RSA au niveau national. À La Réunion, ce taux grimpe à 32 %, soit 275 000 personnes.
La Réunion, petite île de 2 500 km2, perdue dans l’océan Indien, n’échappe pas au sort commun imposé aux populations du monde du fait de l’anarchie et des aberrations du système capitaliste. Elle est même un condensé de ces aberrations. Les meilleures terres sont accaparées par une culture en surproduction sur la planète : la canne à sucre. Les produits de première nécessité sont importés depuis des milliers de kilomètres. Faute de transports en commun, l’île est engorgée d’automobiles ; du coup on ouvre un chantier pharaonique pour faire une route sur la mer.
Aujourd’hui, dans une situation de plus en plus difficile, de très nombreux travailleurs voient leurs conditions de travail et d’existence se dégrader. Pour se défendre et réagir, pour s’opposer à la situation qui leur est faite, il faut de la combativité, mais aussi des perspectives qui ne peuvent être portées que par des organisations ayant des objectifs de classe. Malheureusement, de telles perspectives qui se confondent avec les valeurs du mouvement ouvrier, ne sont portées par aucun parti, et ne l’ont d’ailleurs jamais été.
À La Réunion, le courant communiste s’est construit tardivement : en 1947, par la création d’une fédération dont le principal dirigeant était issu d’un comité républicain prônant la démocratie et l’action sociale, puis en 1959 par la création du Parti communiste réunionnais proprement dit. Le courant qui se revendiquait du communisme s’est donc créé à une époque où le mouvement stalinien était déjà fortement intégré à la société bourgeoise et avait rejeté toutes les valeurs essentielles du communisme.
Toute l’évolution ultérieure du PCR s’est faite avec un même positionnement politique qui l’a conduit à rechercher des alliances tous azimuts ; une fois à gauche et plusieurs fois à droite, pour parvenir à diriger la région. À chaque virage, nombre de ses militants sont restés sur le bas-côté, cessant toute activité ou rejoignant une autre écurie électorale.
Alors il ne faut pas s’étonner d’entendre aujourd’hui ce parti avoir des propos élogieux vis-à-vis du gouvernement. Il a suffi que Hollande et Valls créent, lors du dernier remaniement ministériel, un vague secrétariat d’État à l’Égalité réelle , avec à sa tête la députée réunionnaise Ericka Bareigts, pour que la direction du PCR s’empresse de féliciter la nouvelle promue en ces termes : « Bon travail, Madame Bareigts, bon travail pour notre île, bon travail pour toute la France, bon travail pour nos populations… Vous avez peu de temps pour ouvrir certains chantiers essentiels. Ouvrez en le plus possible. Nous vous en serons reconnaissants. »
Cette déclaration n’a pas dû faire frémir de crainte ceux qui prospèrent sur l’inégalité, et les près de 2 000 personnes assujetties, à La Réunion, à l’impôt sur la fortune.