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Haïti : les classes populaires face aux bandes armées des criminels et à celles du pouvoir
Après la chute du dictateur Duvalier en 1986, le nouveau régime de Haïti a été présenté comme une démocratie naissante. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que la « vie démocratique » se transforme, entre 1987 et 1990, en une succession de putschs à travers lesquels les chefs des différents corps militaires se disputaient le pouvoir et se relayaient les uns les autres.
Après une courte période de faux espoirs, avec l’investiture de l’ex-prêtre des quartiers pauvres Jean-Bertrand Aristide en février 1991, porté à la présidence par une large mobilisation de ces quartiers, le coup d’État militaire de Cédras mit fin aux quelques libertés démocratiques imposées jusque-là par la population en effervescence.
Devant la pourriture du régime militaire et les problèmes que son gangstérisme posait à la bourgeoisie elle-même, les États-Unis firent débarquer leurs marines en 1994 pour, disaient-ils, rétablir un pouvoir démocratique.
Plus de vingt ans après cette intervention, Haïti a connu nombre d’élections et plusieurs présidents de la République, sur fond d’appauvrissement permanent des classes exploitées. Les articles suivants, extraits du mensuel La Voix des Travailleurs (no 221, 16 novembre 2015), édité par nos camarades de l’Organisation des travailleurs révolutionnaires (OTR), montrent ce qu’est aujourd’hui ladite démocratie haïtienne.
Côté jardin, c’est-à-dire les compétitions électorales au lieu de la présidence à vie du temps de Duvalier, ce n’est pas bien joli. Mais cela est encore plus pesant côté cour, avec les agissements de bandes armées, civiles ou en uniforme.
Brigades de vigilance pour contrer les bandits en civil et en uniforme !
Pendant que les classes dirigeantes et leur presse occupent quotidiennement l’attention de la population avec les rebondissements de la mascarade électorale, l’insécurité bat son plein dans la Plaine du Cul-de-Sac, banlieue de Port-au-Prince, où des criminels sèment la terreur depuis plus d’un mois dans les foyers pendant la nuit. Ils débarquent, lourdement armés, avec des véhicules tout-terrain munis de matériel pour briser les portails des maisons, y pénètrent de force, tirent à hauteur d’homme, terrorisent les occupants avant de les dépouiller de leur argent, de leurs effets personnels et des objets de valeur. Ils ne se contentent pas de voler : ils violent les femmes, même les fillettes. Quand ils ne sont pas satisfaits de leur butin, la terreur, explique un riverain, prend une autre tournure : ils contraignent des membres d’une même famille à avoir des relations sexuelles entre eux. C’est l’horreur !
Le lundi 9 novembre dernier ont eu lieu les funérailles d’un jeune garçon qui s’est suicidé après avoir été contraint de coucher avec sa mère. C’est la panique généralisée dans la région : les criminels gagnent du terrain de jour en jour et osent même annoncer aux habitants des quartiers avoisinants par des tracts qu’ils les attaqueront bientôt.
Les quartiers les plus touchés jusqu’à maintenant, ce sont Santo, Lillavois, Meyer, Lasser, Rampart, Vieux-Pont, Leroux, et Despinos. Les riverains sont traumatisés, paniqués. Les exactions de ces bandits dans un même quartier durent plusieurs heures d’affilée. Les appels au secours lancés aux commissariats de police de la zone sont restés sans suite et les forcenés continuent d’opérer en toute quiétude. Cela a poussé beaucoup de personnes à abandonner leurs maisons pour se réfugier dans d’autres quartiers éloignés en vue de se mettre à l’abri. Quand une patrouille policière passe par hasard dans la zone, les sirènes sont interprétées par les riverains comme des alertes aux bandits pour leur demander de se mettre à couvert avant le passage des policiers, soupçonnés d’être de connivence avec les criminels.
Alors que les policiers répondent aux abonnés absents dans ces quartiers en proie à la violence et aux exactions de toutes sortes, ils brutalisent avec la dernière rigueur des manifestants contestant les résultats des élections et défendant leurs votes. Ils ont même abattu froidement un sympathisant du candidat Jean-Charles Moïse qui s’apprêtait à manifester quelques heures après la publication des résultats préliminaires.
Leur mission est de protéger les vies et les biens, ressassent les différents porte-parole qui se sont succédé depuis la création de cette force de répression, mais ils ne ratent jamais une occasion pour prouver le contraire. Ils sont en réalité, eux aussi, des bandits, en uniforme et émargeant au budget de l’État, c’est-à-dire payés avec les taxes de la population qu’ils répriment quotidiennement.
Mais les riverains de la Plaine du Cul-de-Sac se sont ressaisis la semaine dernière, réalisant qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, sur leurs propres forces pour mettre hors d’état de nuire ces criminels sans foi ni loi. Des brigades de vigilance ont surgi dans tous les quartiers frappés par cette vague de violence. Déterminés à protéger leurs vies et celles de leurs familles, les riverains montent la garde tous les soirs jusqu’au petit matin. Ils érigent des barricades et veillent à partir du toit des maisons, munis d’armes blanches et de tas de pierres couramment appelées « biskuit leta » en vue de neutraliser les agresseurs.
Et depuis cette initiative, les riverains soufflent un peu et les bandits font marche arrière même s’ils continuent à intimider par des tracts et des menaces. La nouvelle fait tache d’huile : beaucoup de quartiers de Port-au-Prince sont maintenant dotés de brigades de vigilance et les gens ne dorment pas la nuit pour surveiller les bandits.
C’est dans cette ambiance que, suite à des rumeurs sur la présence de ces bandits à Pétion-Ville, des milliers d’habitants de bidonvilles de ladite commune, armés de machettes et de bâtons, ont gagné les rues, furieux, pendant la nuit du mercredi 11 au jeudi 12 novembre, à la recherche des malfrats. Ils scandaient notamment « Lapolis ap dòmi, n ap bay sekirite » et se disaient prêts à couper ces criminels « en rondelles de saucisson » s’ils les croisaient sur leur passage. Ils ont exprimé leur solidarité à l’endroit des victimes des quartiers de la Plaine du Cul-de-Sac et ont tiré à boulets rouges sur le gouvernement Martelly/Paul qu’ils accusent de complicité avec les bandits.
Les membres des brigades de vigilance de la Plaine du Cul-de-Sac et les manifestants des ghettos de Pétion-Ville ont ainsi indiqué la voie à suivre à la population pauvre en général et aux habitants des quartiers en proie à l’insécurité en particulier. Face à la multiplication des assassinats à Port-au-Prince en particulier, des exécutions sommaires, des kidnappings, etc., les brigades de vigilance fixes ou mobiles sont des modèles d’organisation de la population pour se protéger. Le Nouvelliste a rapporté qu’il y a au moins deux assassinats par balles par jour uniquement à Port-au-Prince. Les brigades peuvent stopper cette vague d’assassinats lâches.
Le directeur de la police, Godson Orélus, est monté au créneau non pas pour exprimer sa colère contre les bandits mais pour demander à la population de ne pas s’organiser en brigades, sous prétexte que des bandits peuvent infiltrer ces brigades pour les contrôler. Bien sûr qu’il peut y avoir des infiltrations, mais il y a mille et une manières de contrôler et d’identifier ces malfrats pour les empêcher de jouer ce rôle pernicieux. Pour le DG de la police, il est préférable pour la population de se laisser assassiner que de se donner les moyens de se défendre. Le porte-parole de la police a abondé dans le même sens, déconseillant la formation de brigades de vigilance.
Leur mise en garde vis-à-vis de ces organes d’autodéfense populaire ne nous étonne pas. Les riches et leurs chiens de garde que sont les policiers craignent toujours les masses organisées et en colère parce qu’elles deviennent incontrôlables et peuvent aller loin dans leur mouvement de revendication.
La police démontre par là clairement que sa raison d’être n’est pas de protéger et de servir la population, même si cela peut arriver ponctuellement : c’est de contenir la colère des pauvres contre les injustices dont ils sont victimes et d’imposer aux classes laborieuses la loi des classes possédantes. C’est justement pourquoi il ne faut pas être naïf en voulant la protection de ces forces de répression, en sollicitant leur intervention même dans ces cas de sécurité publique.
Les classes pauvres doivent apprendre à se défendre elles-mêmes contre toutes les formes de bandes armées : qu’elles soient en civil ou en uniforme, constitutionnelles ou de facto.
Oui, il faut des brigades de vigilance, mises en place dans les quartiers, dans les entreprises, regroupant le maximum de personnes, se battant au nom des intérêts des travailleurs et des classes pauvres en général, de leur sécurité aussi bien face aux exactions des bandits en civil que face à la répression policière. Personne, aucune institution ne défendra les classes pauvres si elles ne s’organisent pas pour se défendre elles-mêmes. Comme le dit bien l’adage créole : Se mèt kò ki veye kò.
Les élections de 2015 tournent au cauchemar, à la tragi-comédie, entre les mains du Conseil électoral provisoire et du gouvernement
Martelly a attendu pratiquement la fin de son quinquennat pour organiser des élections dans le pays, contrairement à ce que prescrivent les lois dans le pays. Ayant pris goût au pouvoir, il voulait s’assurer qu’il était en mesure de s’y perpétuer en confiant le pouvoir à ses proches.
Cette série d’élections, trois au total, devrait permettre de renouveler la Chambre des députés dans sa totalité, deux tiers du Sénat, les collectivités territoriales dont les maires, et le président. Selon le calendrier du Conseil électoral, ces élections s’étaleront sur cinq mois, d’août à décembre, pour qu’au 7 février 2016 tous les nouveaux élus prennent fonction officiellement.
Le premier acte, c’est-à-dire le premier tour des législatives, s’est déroulé dans une violence généralisée le 9 août 2015. Avec un fort taux d’abstention de la population, cette journée du dimanche s’est terminée dans une cacophonie inouïe avec des morts, des blessés, des centres de vote incendiés. La stratégie des partis en course semblait la même : imposer ses candidats par la force des armes, par le tripatouillage, la ruse, le bourrage d’urnes. Le Conseil électoral qui était censé être l’arbitre s’est montré incapable de mettre un peu d’ordre dans ce tohu-bohu. La corruption a gangrené toute la machine électorale au point de la paralyser au profit des magouilleurs les plus forts, c’est-à-dire ceux-là qui, par les énormes moyens économiques et les influences dont ils disposent, pouvaient faire pencher la balance de leur côté.
À ce petit jeu, en dehors de la mobilisation de la population pauvre, le parti du pouvoir avait une avance sur ses concurrents grâce à la mainmise sur les ressources financières et matérielles de l’État. C’est sans surprise, en rassemblant les débris de ce qui restait de la journée du 9 août, que le PHTK, le parti du pouvoir, sortait grand gagnant selon les résultats d’un Conseil électoral provisoire (CEP) complètement décrié et affaibli.
Le cap, ensuite, est mis sur les présidentielles, le deuxième tour des législatives et les mairies le 25 octobre. Entre-temps, si quelques partis politiques qui ne se sentaient pas en mesure de continuer le combat ont abandonné, la grande majorité des candidats et des partis politiques ont continué l’aventure en dépit de l’énormité du scandale causé par la première partie des élections.
Le deuxième acte s’est déroulé le 25 octobre 2015. Au terme d’une campagne soporifique sans grand attrait, 54 candidats à la présidence, des centaines de prétendants au Sénat et à la Chambre des députés, des milliers de cartels pour les municipales se sont jetés dans l’arène.
Comme pour le premier tour, le gros de la population est resté chez elle. Globalement, la journée s’est passée sans violence. Dans la soirée de ce dimanche 25 octobre, conseillers électoraux et ministres du gouvernement se congratulaient d’avoir réalisé de bonnes élections.
Mais deux jours plus tard, des voix commençaient à s’élever pour dénoncer des cas de fraude, de bourrage d’urnes. Des partis politiques, procès-verbaux en main, réclamaient la victoire dès le premier tour. C’est le cas pour Fanmi Lavalas qui dit avoir remporté le scrutin avec 58 % des votes dès le premier tour. Jude Célestin, Jean-Charles Moïse disent être gagnants tout en dénonçant de graves irrégularités.
Plus les jours passent, plus les langues se délient, plus on a l’impression que cette journée électorale n’a été qu’une farce. Derrière le calme apparent de cette journée de vote, des partis politiques, le PHTK en tête, ont mis en place une machine implacable à frauder. Chaque jour amène de nouvelles dénonciations, plus scandaleuses, plus grotesques les unes que les autres. Pour l’instant l’essentiel des dénonciations est porté contre le pouvoir au profit de son candidat ; des personnels onusiens sont eux aussi soupçonnés d’avoir joué un rôle dans ces manipulations au bénéfice du pouvoir.
Mais le parti présidentiel, le PHTK, encaisse sans broncher, se contentant par des voix autorisées de prendre le contre-pied des accusations portées contre lui. L’ONU fait de même. Et il est difficile pour quelqu’un qui n’était pas dans le secret de faire la part des choses.
Le Conseil électoral provisoire garde un silence complice. Voulant garder le contrôle exclusif du processus, il reste sourd aux nombreux appels demandant la vérification du vote par une commission indépendante.
Entre-temps, les principaux partis qui s’estiment être les principales victimes montent au créneau. Ils jurent qu’ils manifesteront tant que le Conseil électoral persistera à porter à bout de bras le candidat du pouvoir qui est arrivé en tête avec 32,4 % des votes exprimés.
Les travailleurs vivent avec anxiété cette situation, craignant d’être à nouveau des victimes collatérales de cette lutte acharnée des politiciens pour le contrôle du pouvoir. En choisissant la fraude comme moyen pour parvenir ou pour rester au pouvoir, les politiciens ont fait peu de cas des votes ou des opinions des travailleurs et des masses pauvres.
Martelly mobilise l’État et ses bras armés pour contrer ses opposants et la population pauvre
À l’appel des candidats à la présidence Maryse Narcisse, Jude Célestin et Jean-Charles Moïse, plusieurs milliers de manifestants ont défilé dans les rues de Port-au-Prince pendant trois jours, c’est-à-dire les 11, 12 et 13 novembre dernier, pour protester contre les manœuvres du CEP en faveur du candidat du pouvoir, Jovenel Moïse. Le gouvernement Martelly/Paul et la police ont, certes, tenté dans les premières heures qui ont suivi la publication officielle des résultats préliminaires d’étouffer dans l’œuf les quelques tentatives effectuées par les partisans de certains candidats déçus, notamment ceux de Moïse Jean-Charles, mais ils ont finalement décidé, sous la pression, d’accepter que les gens puissent manifester leur mécontentement dans les rues.
En effet, avant même la publication de ces résultats par le CEP, ce jeudi 5 novembre 2015 dans l’après-midi, la police avait encerclé les locaux du parti Pitit Desalin à Delmas. Les unités spécialisées de la police, lourdement armées, occupaient des points stratégiques de la capitale pour faire échec à tout mouvement de foule en faveur des candidats qui contestaient les résultats. Les premières informations tombent, alors qu’apeurés des gens courant en tous sens tentent de regagner leur domicile, des files interminables de véhicules se forment dans les différentes artères de la capitale.
Le candidat du pouvoir, Jovenel Moïse, arrive en tête avec 32,4 % des votes, Jude Célestin, 2e. Moïse Jean-Charles, 3e, est éliminé de la course. Quelques minutes plus tard, un partisan de Jean-Charles, un de ses bras droits dit-on, avec un t-shirt frappé à l’effigie de son leader, est tombé sous les balles assassines d’un criminel à Delmas, non loin des locaux du parti. Le meurtrier est un policier qui a pris la poudre d’escampette immédiatement après avoir commis son forfait. L’atmosphère est lourde, on se demande de quoi sera fait le lendemain.
Vendredi 6 novembre n’était pas un jour férié, aucune organisation n’avait appelé à la grève mais une bonne partie de la population est restée chez elle. Bondées de gens les jours ordinaires, les rues de la capitale étaient clairsemées. En milieu de journée, Jude Célestin, Moïse Jean-Charles et Maryse Narcisse, les trois principaux candidats qui se disent les principales victimes du tripatouillage électoral, ont lancé des appels à leurs partisans pour faire respecter leurs votes au cours des points de presse.
À Delmas, de petits groupes de manifestants ont convergé, les partisans de Moïse et de Jude se rejoignent et entament une manifestation. Aussitôt, des unités de police interviennent et y mettent fin brutalement. Coup de matraques, arrestations, les policiers n’ont pas lésiné sur les moyens pour réprimer les gens.
Depuis lors, le pouvoir met une grosse pression sur les partisans de Moïse et sur tous ceux qui protestent contre cette mascarade électorale qui, au fil des jours, s’assimile à un gros canular. Près de 50 d’entre eux ont été interpellés, certains sont écroués après avoir été roués de coups de bâton. Tentant de rallier la grogne contre les résultats des élections, des étudiants de la faculté d’odontologie ont été arrêtés, d’autres ont été malmenés par les policiers.
Si habile et si efficace contre les opposants de Martelly, la police ne s’était sentie nullement concernée par les cris de désespoir, de détresse des habitants de la Plaine quand, pris pour cible par des groupes de malfrats depuis plusieurs semaines, ils ont connu les pires horreurs.
L’État bourgeois n’a jamais servi les intérêts de la population pauvre, mais il est omniprésent quand il s’agit de défendre les intérêts des nantis et ceux des politiciens à leur service. Aux couches pauvres de la population de se donner les moyens pour défendre leurs intérêts.