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Quel avenir pour le monde paysan ?
Pour finir, le mouvement de colère de ces agriculteurs, la crainte et le désespoir de certains d’être précipités vers la faillite, ont été récupérés par le syndicat majoritaire, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Celle-ci, à son habitude, a réclamé des baisses de charges et des aides à la modernisation qui, comme toujours, vont bénéficier aux plus gros du secteur et favoriser la disparition des plus petites exploitations. Le gouvernement a donné satisfaction à cette revendication, laissant ainsi les éleveurs entre les mains des coopératives ainsi que des groupes industriels et commerciaux, sans répondre le moins du monde à leur revendication sur le prix d’achat de leur production. Mais même si cette dernière était satisfaite, elle permettrait en fait à certains, aux plus gros, de continuer à faire prospérer leur exploitation, tandis qu’une grande partie des autres aurait seulement les moyens de survivre.
Cela traduit bien toute l’ambiguïté de ce mouvement, et plus largement la situation de la paysannerie française. Car qu’y a-t-il de commun entre l’éleveur qui possède 80 vaches laitières, placé sous la coupe de sa laiterie coopérative, et le gros céréalier qui possède et exploite 800 hectares ou plus, est administrateur de société agroalimentaire, et dont le travail essentiel est de suivre le cours des produits alimentaires à la Bourse de Chicago pour savoir s’il faut vendre ou stocker sa production ? Au-delà de la différenciation sociale qui a toujours existé au sein de la paysannerie, c’est bien toute la structure de celle-ci qui a été radicalement transformée dans la dernière période au travers d’une intégration toujours plus poussée au marché capitaliste.
Les relations complexes de la paysannerie française et de la bourgeoisie
La Révolution française a permis à la bourgeoisie de s’installer au pouvoir, et ouvert la voie à son formidable développement ultérieur. Mais cette révolution mobilisa des millions de petits paysans qui avaient soif de terre et exigeaient l’abolition de tous les privilèges. L’alliance avec la classe paysanne révolutionnaire a assis le pouvoir de la bourgeoisie montante. Et en transformant radicalement la propriété dans les campagnes, cela a permis de mener la révolution agraire jusqu’à son terme. Il en résulta l’installation de millions de paysans petits propriétaires à travers tout le pays.
Avant de trouver une stabilité à la fin du 19e siècle, le pays a connu bien des bouleversements et des révolutions où la classe ouvrière a combattu de plus en plus frontalement la bourgeoisie. Lors de la Commune de Paris en 1871, le prolétariat parisien a même mis sur pied son propre pouvoir. À chaque fois la bourgeoisie s’est appuyée sur les campagnes pour contenir cette contestation de plus en plus radicale. Finalement, après 1871 et la mise sur pied de la Troisième République, la France bourgeoise a passé pour des raisons politiques un pacte tacite avec la paysannerie, en laissant celle-ci vivre sa vie, sans bouleverser la propriété morcelée des campagnes. C’est sur cette base qu’elle a assis sa démocratie parlementaire, jusqu’en 1940 et la fin de la Troisième République. Les campagnes ont fourni les bataillons électoraux des partis bourgeois, avec cette paysannerie attachée à la propriété, dont l’espoir était de la voir grandir toujours plus.
Jusqu’à la fin des années 1950, la France a gardé, comme caractéristique particulière, une paysannerie regroupant encore une part importante de la population, au poids économique conséquent, et comprenant un très grand nombre de petits paysans. Jusqu’au début des années 1960, dans les usines, surtout celles qui pratiquaient le travail en équipe, il n’était pas rare de voir de tout petits paysans partager leur temps entre l’usine et le champ ou la vigne. Encore une fois, la grande bourgeoisie française y avait trouvé son compte, considérant comme un gage de stabilité sociale de laisser relativement en paix les campagnes, de permettre à quelques-uns de prospérer et à beaucoup d’autres de vivoter. D’autant que l’empire colonial et la surexploitation de ses populations donnaient à l’impérialisme français une certaine marge de manœuvre.
C’est ainsi que, jusqu’à une période assez récente, on n’a pas assisté en France à l’expropriation massive et relativement rapide qu’ont pu connaître les paysans britanniques, ni à la concentration des terres qui avait déjà eu lieu bien auparavant aux États-Unis.
Le grand tournant de la paysannerie
Après la période de reconstruction qui suivit la Deuxième Guerre mondiale, puis la fin de l’empire colonial français, il fallut reconstituer les sources de profits pour la grande bourgeoisie. C’est essentiellement de Gaulle qui se chargea de cette tâche. Revenu au pouvoir en 1958 pour mettre fin à la guerre d’Algérie, il se donna aussi comme objectif la modernisation de l’appareil productif dans tous les domaines au travers d’une politique dirigiste de l’État. Il était bien obligé d’agir de cette façon, car la grande bourgeoisie n’avait aucune envie de risquer ses avoirs dans cette opération, même s’il en allait de son intérêt à long terme. Un plan pour le développement de l’industrie permit l’émergence de grands groupes dans la téléphonie, le pétrole ou la chimie. Un autre plan organisa la transformation des campagnes. Il s’agissait d’une part d’accompagner et de faciliter le mouvement de pénétration des groupes capitalistes fabricants de tracteurs et machines agricoles, d’engrais fournis par l’industrie, dans les exploitations agricoles ; et d’autre part de permettre l’intégration croissante de celles-ci dans le marché, avec un plan parallèle pour qu’émergent de grands groupes de l’agroalimentaire briguant le premier rang européen.
Cette politique eut des conséquences radicales. Le nombre d’exploitations agricoles ne cessa de chuter. En 1955, on comptait encore 2,3 millions d’exploitations agricoles, où travaillaient 6,2 millions d’agriculteurs et de salariés agricoles. Elles regroupaient 31 % de l’emploi total du pays. En 1970, 720 000 exploitations agricoles, soit 32 % d’entre elles, avaient déjà disparu.
Cela ne passa pas sans réactions. Toutes les années 1960 furent marquées par des manifestations du monde paysan. Sous la poussée de la contestation paysanne, au travers du choix de dirigeants syndicaux agricoles, en particulier en Loire-Atlantique, des actions communes avec les syndicats ouvriers furent organisées dans la première partie des années 1960. Cela déboucha aussi sur la création d’organisations indépendantes, mettant fin à l’unité syndicale dans la paysannerie, qui avait existé après la Libération au sein de la Confédération générale de l’agriculture (CGA) et sa branche syndicale, la FNSEA créée en 1946. En 1959, fut créé le Mouvement de défense des exploitations familiales (Modef), animé par des communistes et des socialistes, dans les départements du sud et du centre. En Bretagne, les agriculteurs contestataires de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC) mirent la main sur le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA), organisation de la mouvance de la CGA et de la FNSEA, qui regroupe depuis 1947 les agriculteurs de moins de 35 ans. La radicalisation prit les formes les plus explosives jusqu’à la fin des années 1960 en Bretagne où sous-préfectures et préfectures durent affronter l’assaut des paysans en colère, en particulier contre la baisse du prix du lait – déjà – et des prix agricoles en général. Cela aboutit à l’emprisonnement de certains leaders paysans. Et malgré la volonté de l’aile progressiste des syndicalistes paysans, ces manifestations s’arrêtèrent avec l’entrée en mouvement du monde ouvrier en mai 1968. La majorité de ces contestataires paysans défendaient, pour sortir de la crise, l’option de la « modernisation » de la paysannerie. Et c’est du monde paysan lui-même qu’allait venir ce qu’on pourrait appeler la cannibalisation de la paysannerie française.
La trajectoire des deux leaders les plus connus et les plus engagés de la contestation paysanne des années 1960, Alexis Gourvenec et Michel Debatisse, illustre ce phénomène. Après la prison, Gourvenec, issu d’une famille de paysans pauvres, devint dirigeant de coopératives, parmi celles qui allaient imposer aux agriculteurs cette modernisation entraînant la disparition de la majeure partie des exploitations agricoles. Il occupa des postes de responsabilités de plus en plus élevés, pour finir en grand chef d’entreprise, patron de la compagnie maritime Brittany Ferries, dès 1973. Abandonnant le rôle de contestataire, Debatisse, lui, devint en peu de temps le secrétaire général de la FNSEA. Et il appuya tellement cette même modernisation qu’il devint ministre du gouvernement Barre de 1978 à 1981. Il eut ainsi la charge de conduire directement l’offensive contre ceux qu’il était supposé représenter la veille.
Le but de sa politique était d’ouvrir des débouchés supplémentaires aux groupes industriels en débarrassant de ses caractères archaïques l’agriculture française fondée sur la petite exploitation familiale, afin de la rendre compétitive au sens capitaliste. Pour conduire cette opération avec quelques amortisseurs – en l’occurence, à l’aide de subventions, de financements des productions ou de quotas de production – la France, qui avait le plus grand nombre d’agriculteurs en Europe, obtint la mise sur pied de la Politique agricole commune (PAC) en 1962. La PAC, dont la disparition est désormais programmée et dont le budget n’a cessé de décroître fortement ces dernières années, fut pendant longtemps, en termes de budget, la principale intervention économique de la Communauté économique européenne. Tous les pays s’accordaient sur le but final : mettre sur pied une agriculture nouvelle capable de rivaliser sur le marché mondial avec celle des États-Unis.
Le résultat fut impressionnant. En 2000, le nombre d’exploitations en France avait été ramené à 663 000 et l’agriculture n’occupait plus que 4,8 % de la population active, avec 1,3 million de personnes. Et en 2010, lors du dernier grand recensement du secteur, le nombre total d’emplois avait chuté à 966 000, dont 155 000 salariés agricoles permanents et 79 000 équivalents temps plein saisonniers. Aujourd’hui on estime qu’il reste 400 000 exploitations ayant une activité véritablement agricole (en excluant les centres hippiques et autres entreprises recensées dans l’activité agricole).
Cette diminution du nombre des exploitations agricoles ne va pas s’arrêter de sitôt. Près du quart des exploitations actuelles ont à leur tête des agriculteurs de plus de soixante ans. Beaucoup d’entre elles sont vouées soit à être intégrées dans des domaines plus importants, soit tout simplement à disparaître.
Du paysan à l’entrepreneur
La disparition massive de nombre d’exploitations agricoles s’est accompagnée d’une modification tout aussi radicale de la taille et de la structure de ces exploitations.
On a assisté à une concentration permanente des exploitations. Pendant la seule décennie 2003-2012, la proportion des exploitations de plus de 100 hectares a plus que doublé, passant de 9,4 % du nombre total d’exploitations à 20,7 %. Mais surtout, ces grandes exploitations occupent près de 60 % des terres cultivées du pays. Les grandes exploitations ont aujourd’hui une part prépondérante dans pratiquement tous les principaux secteurs de l’agriculture. Le nombre des exploitations de moins de 50 hectares, considérées auparavant comme moyennes, a très fortement chuté. Et ce décompte intègre les exploitations de moins de 20 hectares, qui représentent encore 45 % du total recensé et dont beaucoup, n’étant plus viables, risquent de disparaître rapidement.
Enfin, ce qui a sans doute le plus radicalement changé est la forme de l’exploitation agricole. Depuis son origine, le développement capitaliste s’est trouvé confronté au paiement de la rente foncière, qui obligeait les capitalistes à concéder une part du produit de l’exploitation de leurs prolétaires aux propriétaires fonciers. Ils ont toujours considéré cette situation comme une entrave à leur développement, ce qu’elle était. Ce phénomène était encore bien plus important pour les exploitations paysannes que pour l’industrie, avec une proportion de capitaux immobilisés bien plus importante, du fait des surfaces nécessaires à la viabilité des exploitations. Les exploitants capitalistes ont, de longue date, eu recours au fermage qui, à défaut de les libérer de la rente foncière, leur permet d’échapper à une immobilisation excessive de leurs capitaux dans l’achat d’une terre agricole. Eh bien, le développement capitaliste dans les campagnes et la disparition progressive des petits paysans attachés à la propriété de leur terre – ce qu’ils considéraient, à tort, comme leur principale garantie de survie – se sont traduits par la généralisation du fermage.
Aujourd’hui près de 80 % des établissements agricoles sont exploités sous le statut du fermage, c’est-à-dire de la location des terres agricoles. Et ce chiffre ne fait qu’augmenter au fil des ans. Le prix des terres agricoles a continué de croître régulièrement. Les agriculteurs qui sont devenus de fait des entrepreneurs ont considéré, comme tous les entrepreneurs, qu’il était antiéconomique d’immobiliser des capitaux pour l’achat de terre. Leurs capitaux, ils les réservent à l’achat de matériels agricoles et à tout ce qui est nécessaire au fonctionnement de leur exploitation. Le coût très élevé de ces matériels nécessite souvent un emprunt, dont le remboursement ainsi que l’amortissement entraînent régulièrement la mise en faillite de certaines exploitations.
Tout aussi naturellement, le développement capitaliste des campagnes a transformé la structure même des exploitations. Déjà en 2010, 147 000 exploitations agricoles n’avaient plus un caractère individuel, mais avaient pris la forme de sociétés. Parmi celles-ci, 79 000 EARL, qui sont le pendant des sociétés anonymes à responsabilité limitée (SARL), dont les propriétaires n’ont que la responsabilité du capital investi. On se trouve donc bien loin de l’image classique du petit paysan ; plus proche est celle du petit patron soucieux de la bonne marche de son entreprise.
Ces chefs de petites entreprises sont sous la coupe des plus gros, les trusts de matériels agricoles, de semences, d’engrais, de produits vétérinaires et de tout ce que nécessite le fonctionnement des exploitations ; et de plus en plus sous celle des banques qui financent leurs emprunts. Ils sont tout aussi dépendants de leurs clients : coopératives, industriels ou grandes surfaces, eux-mêmes contrôlés par des trusts géants.
Les paysans victimes, en partie, des leurs
Cette transformation profonde de la paysannerie a été conduite en France par une partie des anciens leaders de la révolte paysanne, qui se sont servis des outils censés protéger les petits agriculteurs de la concurrence déloyale des intermédiaires et des banquiers rapaces. En effet, un des principaux leviers de la concentration des exploitations agricoles fut et reste le mouvement coopératif, qui se présentait pourtant comme voulant protéger les petites exploitations. Non seulement il ne l’a pas fait, mais reste encore le plus agressif contre la masse des paysans. Les coopératives ont été prises en main de façon naturelle par les plus gros cultivateurs, et se sont toutes transformées en entreprises ayant pour seule motivation d’augmenter leurs profits. Et quoi de mieux pour faire du profit que de se payer en premier lieu sur ses propres adhérents, qui ont l’avantage d’être à portée de main et à la merci de leur propre coopérative ?
Au niveau bancaire, le Crédit agricole, censé être contrôlé par les paysans eux-mêmes et à leur service, s’est transformé en usurier et en agent de la concentration des terres. Grâce à ses bonnes affaires dans les campagnes et sa place de monopole, il a pu prendre son envol et devenir un groupe financier international rivalisant avec les plus grands. Il en a été de même des assurances mises sur pied par le monde agricole.
Quant aux coopératives de production, elles ont permis l’émergence de groupes de l’agroalimentaire, de multinationales. Dans le domaine du lait, la principale coopérative est Sodiaal, qui se partage le marché avec deux groupes privés, Lactalis-Besnier et Danone. Cette coopérative a pris naissance en Bretagne dans les années 1960, pendant le reflux du mouvement paysan et, comme ses partenaires privés, elle se bat aujourd’hui pour imposer un prix du lait à la baisse à ses milliers d’adhérents. Il en est de même pour la Cecab, qui devint le Groupe d’Aucy, du nom de sa marque phare. Cette coopérative fut créée dans des circonstances analogues, au milieu des années 1960, par des paysans bretons. Comme ses consœurs, elle se retrouva au cœur de l’actualité lors de la fermeture des abattoirs Gad et des magouilles financières qui l’ont accompagnée. Ses salariés en ont été victimes, comme ses adhérents, non seulement dans cette filière de la viande, mais tout autant dans celle des légumes. Un secteur où elle occupe une place de premier plan. Et le groupe a fermé des usines et poussé à la faillite ses paysans adhérents qu’attachaient des contrats d’exclusivité avec les usines du groupe.
Et pour finir, il faut évoquer Cooperl Arc Atlantique, qui continue de faire parler d’elle dans la bataille du prix du porc. Née dans les mêmes circonstances que les deux autres, en 1966 à Lamballe (Côtes-d’Armor) par groupement de quelques agriculteurs, cette coopérative, qui a aujourd’hui une place prépondérante dans toute la filière porcine, mène la guerre à ses 2 700 adhérents et à tous les éleveurs de la filière en refusant d’appliquer le prix d’achat minimum du porc qu’elle s’était engagée à payer quelques mois auparavant. Elle pousse ainsi à la ruine ses propres adhérents.
Il n’y pas d’issue dans le fonctionnement de ce système capitaliste, il ne peut que créer des entreprises à son image, dans le cadre du marché.Mais, avec leurs 150 000 salariés, parmi les plus exploités, les coopératives regroupent aujourd’hui dans le pays une force ouvrière qui pourrait demain jouer un rôle décisif dans les luttes du monde agricole, sinon au-delà.
Le monde paysan aujourd’hui
La paysannerie française a bien changé depuis 50 ans. Les plus petits se sont battus pour tenter de survivre. L’État et l’Europe leur ont accordé des aides qui ont atterri dans la poche des plus gros et leur ont permis d’accaparer la majorité des petites exploitations. La surface agricole utile, celle cultivée, regroupe aujourd’hui toujours à peu près la moitié du territoire mais avec 1,9 million d’exploitations agricoles de moins qu’à la fin des années 1950. Une illustration frappante de la domination des gros exploitants est donnée par le principal syndicat de paysans, la FNSEA. Son président, Xavier Beulin, est un capitaliste ordinaire ; il siège dans divers conseils d’administration de grands groupes, et reste propriétaire, en plus, d’une exploitation. Ce n’est ni une nouveauté, ni quelque chose d’inconnu dans le monde paysan.
La paysannerie se répartit, certes, entre de très gros cultivateurs et des plus petits. Mais la quasi-totalité de sa production est intégrée au marché, pas seulement national mais mondial. Les petits éleveurs de la filière porcine, comme les plus gros, furent ainsi paniqués par la fermeture du marché russe, un de leurs gros débouchés. Et à l’occasion des difficultés des abattoirs et des poulets Doux, on a appris qu’une part non négligeable des clients des éleveurs de poulets se trouvait en Arabie saoudite.
D’une façon plus générale, c’est le marché qui donne ses ordres et va jusqu’à dicter et contrôler dans le moindre détail les productions. C’est vrai pour le maïs, irrigué ou pas, le tournesol, le colza. Les grands céréaliers ont leur filière particulière liée aux traders internationaux. Une bonne partie des agriculteurs sont devenus de simples façonniers qui, souvent par contrats avec de grands groupes, se voient attribuer des semences ou des engrais pour les uns, des antibiotiques ou des aliments préparés pour les autres, et qui, sous le contrôle direct de leurs acheteurs, ont pour seule mission de livrer leur production à la qualité requise par leur donneur d’ordres.
En dehors des plus gros, qui se portent bien et sont de vrais capitalistes, une grosse partie de la paysannerie actuelle se compose d’entrepreneurs, souvent jeunes (pour plus du quart d’entre eux) qui espèrent s’en sortir dans le cadre du système. D’ailleurs, ils ont aujourd’hui un niveau d’études bien supérieur à la moyenne nationale : une grande majorité d’entre eux a fait des études supérieures et a souvent au moins un BTS. Mais le système, dans le secteur agricole comme dans l’industrie, le commerce et les services, ne laisse qu’une part très limitée aux petites entreprises. Les grands groupes leur laissent de quoi se maintenir la tête hors de l’eau, et entendent se réserver, y compris sur leur dos, la part du lion.
Dans ce cadre, il n’y a aucune issue pour la grande masse de la paysannerie. La disparition des exploitations les moins rentables continuera inexorablement : c’est la loi du système, auquel les agriculteurs croient. Réclamer un partage équitable aux grands groupes, aux coopératives, aux industriels ou à la grande distribution ne peut être qu’un vœu pieux, sans effet. Comme tous les capitalistes, ces grands groupes ne comprennent que le rapport de force, et savent que la concurrence les oblige à se montrer impitoyables s’ils ne veulent pas être mangés à leur tour par leurs concurrents.
Les communistes et la question paysanne en France
Alors quel avenir pour la paysannerie du pays, et quelle réponse les communistes peuvent-ils apporter à la détresse d’une bonne partie de la paysannerie ?
Ce que pourrait être la place de la paysannerie dans une société débarrassée de l’exploitation capitaliste n’est pas l’objet de cet article. Marx considérait que l’éparpillement extrême de la propriété en France à son époque, et la possibilité d’en acquérir des parcelles librement, formait un obstacle important à la nationalisation des terres, qu’il considérait comme une étape indispensable. Une étape vers quel avenir plus lointain ? L’avenir de la paysannerie constitue un des aspects de l’avenir de l’organisation sociale dans son ensemble. Rappelons simplement que les marxistes voyaient cet avenir s’organiser autour de la disparition progressive de la différence entre les villes et les campagnes. De quelle manière concrète ? Étalée sur combien de temps ?
Dans une société débarrassée de l’exploitation et de l’anarchie capitaliste, la communauté humaine, maîtrisant enfin sa vie économique, saura trouver le chemin pour que disparaisse une différenciation qui remonte à la révolution néolithique. Disons seulement que le développement capitaliste lui-même, les inventions techniques, le progrès dans les transports et les communications, contiennent les conditions de cette disparition.
Mais nous n’en sommes pas à cette organisation sociale où l’humanité maîtrisera sa vie économique et sociale dont seul le prolétariat est porteur.
Le problème qui se pose en premier lieu est celui de savoir quelle attitude adoptera la paysannerie à l’égard de la perspective dont la classe ouvrière est porteuse : celle de mettre fin à la dictature des grands groupes industriels, financiers et commerciaux par la prise du pouvoir et la mise sur pied d’une société débarrassée de l’exploitation.
Un parti du prolétariat pourra décliner cela au travers de revendications plus adaptées à chaque situation, mais encore faudra-t-il qu’un tel parti existe, c’est-à-dire que le prolétariat existe en tant que classe politique. Or, malheureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pour pouvoir influencer l’ensemble des autres couches de la société, il faut une renaissance politique de la classe ouvrière au travers la reconstruction d’un parti communiste, avec une classe ouvrière qui occupe le devant la scène et postule à la direction de toute la société. Il n’y a que dans ces circonstances, celles où l’on verrait une classe ouvrière conquérante, que le prolétariat pourra apparaître comme une alternative aux différentes couches sociales intermédiaires et à la partie de la paysannerie qui tente de survivre en montrant la communauté d’intérêt de ceux qui subissent les méfaits des grands trusts.
Évidemment cela peut paraître bien incertain au moment où le mouvement ouvrier n’a plus de représentation politique, plus de parti représentant ses intérêts à court et à long terme. Mais cela peut revenir vite, et c’est la seule issue à ce monde en crise.
Dans le passé, à d’autres périodes, en France même, le prolétariat est apparu comme cette force sociale qui pouvait entraîner derrière elle la paysannerie et ses couches associées. Ce fut le cas quand le mouvement ouvrier était sous la conduite de révolutionnaires. Avant la guerre de 1914, alors qu’existait une CGT révolutionnaire et un parti socialiste qui se réclamait de la révolution sociale, quand le monde paysan a été soulevé par la révolte des vignerons du Midi, l’alliance s’est faite naturellement entre les paysans révoltés et le monde ouvrier, sous la bannière de ce dernier. Cela a d’ailleurs laissé des traces dans le monde paysan, et tout particulièrement les vignerons, pendant des dizaines d’années. Une partie de ceux-ci se considéraient et étaient toujours considérés par les autres comme des « rouges », sur le plan politique face aux réactionnaires politiques et sociaux.
Ce fut encore le cas en France, quelques années après la Première Guerre mondiale et la Révolution russe, dans un secteur parallèle au monde paysan, celui des marins-pêcheurs qui lui aussi était dominé par les petits patrons propriétaires de leur bateau. Au milieu des années 1920, le jeune Parti communiste, porteur des espoirs soulevés par la prise du pouvoir par le prolétariat dans le plus grand des pays d’Europe, se retrouva à la tête de la grève des sardinières, ouvrières parmi les plus exploitées, souvent femmes de pêcheurs, qui allait s’étendre sur toute la Bretagne et une bonne partie de la côte atlantique. À travers cette lutte radicale, menée derrière les drapeaux rouges et au son de l’Internationale, le parti qui symbolisait cette alternative possible du pouvoir prolétarien, le Parti communiste, gagna des appuis et un crédit, qu’il garda pendant des décennies.
Le monde paysan laissé à lui-même se retrouve naturellement sous la houlette des plus gros, qui dans une période normale, sont leurs représentants naturels, leur espoir pourrait-on dire. Car un petit patron aspire toujours à devenir gros, s’il le peut. Le monde capitaliste, dans le cadre de son développement en France, a réglé à sa manière la plus grande partie du problème paysan, en transformant les paysans en prolétaires. Mais la classe ouvrière, en reprenant sa place politique, doit pouvoir apporter ses solutions demain à ceux qui souffrent encore aujourd’hui.
Le prolétariat agricole représente aujourd’hui une part très importante du monde paysan. Plus de 250 000 salariés agricoles sont dispersés à travers 400 000 exploitations. Et des centaines de milliers de travailleurs des coopératives, regroupés par centaines dans les usines de l’industrie agroalimentaire et dans les centres de la grande distribution, sont en contact direct avec le monde paysan et pourraient être le lien direct entre le mouvement ouvrier et la paysannerie sous la coupe de ces mêmes groupes. C’est aussi là que réside l’avenir.
20 octobre 2015