- Accueil
- Lutte de Classe n°171
- La « guerre contre la drogue » aux États-Unis : une guerre du capitalisme contre les classes populaires
La « guerre contre la drogue » aux États-Unis : une guerre du capitalisme contre les classes populaires
Deux jours après que Freddie Gray eut succombé sous les coups de six policiers dans un fourgon de la police de Baltimore, en avril dernier, le New York Times lançait une série d’enquêtes spéciales : « Un million et demi d’hommes noirs manquent à l’appel. » Le journal expliquait ainsi : « Peut-être que le plus saisissant de la situation est ceci : plus d’un homme noir sur six, qui devrait avoir aujourd’hui entre 25 et 45 ans, a disparu de la vie quotidienne. »
Disparus ? Ils ne se sont pas juste envolés. Les hommes noirs ont été véritablement « mis hors de la société », comme le dit le New York Times. Ils en ont été exclus à cause de l’effondrement de la production et des centres industriels, effondrement qui a condamné la population noire à de forts taux de chômage permanent. Et la « guerre contre la drogue » qui dure depuis des dizaines d’années en a envoyé de très nombreux vers les prisons. En bref, c’est là l’explication du New York Times pour la disparition d’un million et demi d’hommes. Le journal conclut que la violence et l’effondrement social qui en résultent ont produit en retour une police prête à tirer sur les jeunes hommes noirs que les agents croisent dans la rue, avec la mentalité du « tire d’abord et pose les questions ensuite ».
Au moins, le New York Times a-t-il soulevé un problème constamment ignoré par la plupart des médias bourgeois depuis trente ans. Et il donne une idée assez exacte de la situation. Pourtant il ignore la réalité sociale et politique dans laquelle ce chômage et cette criminalisation ont eu lieu. Et il ignore aussi le fait que ceux qui contrôlent l’économie et l’appareil d’État ont fait le choix conscient de créer un régime hypercriminalisé dans les années 1980 et de le maintenir ainsi depuis. Ils ont mis en place des politiques qui garantissaient que le poids de tous ces changements retomberait sur la population noire.
Les emplois industriels n’ont pas disparu de l’économie américaine. Ils ont disparu des grandes villes où la population noire est concentrée. Et cela parce que les capitalistes ont décidé d’éloigner la production des villes, où les révoltes des années 1960 avaient forcé les entreprises à embaucher des travailleurs noirs, et ont relocalisé ces emplois dans les banlieues lointaines ou dans des zones semi-rurales, où les travailleurs noirs ont été historiquement empêchés de vivre par des ententes et des restrictions légales et où il existe peu de lignes de transport public.
Presque aussitôt après la fin des dernières révoltes, les dirigeants des deux partis (républicain et démocrate) et les responsables de l’appareil d’État ont commencé à mettre en place des politiques qui transformaient un très grand nombre de petites infractions voire « d’entorses aux règles » en crimes. Dix ans plus tard, cela allait faire des États-Unis une sorte d’immense camp de prisonniers pour les pauvres. Et la prétendue « guerre contre la drogue », principal prétexte de cette hypercriminalisation, fut menée de telle sorte qu’elle ciblait avant tout la population noire.
Malgré le tableau dressé par des années de propagande haineuse, les Noirs ne consomment ni ne vendent pas plus de drogue que les Blancs : c’est la conclusion d’études répétées, dont celle faite par les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for disease control and prevention). Les jeunes hommes blancs de la classe moyenne sont même plus susceptibles d’être consommateurs que n’importe qui d’autre. Et pourtant, les hommes noirs finissent en prison cinq fois plus souvent que les hommes blancs.
Ce qu’il est advenu de la population noire ne fut pas le résultat de facteurs objectifs ni de politiques neutres sur le plan racial, qui l’auraient accidentellement entraîné vers une catastrophe. Cela ne fut pas non plus seulement le résultat du racisme institutionnel, caractéristique constante de la société capitaliste américaine depuis l’époque de l’esclavage, quoique cela ait pu jouer un rôle important.
Ce qui est advenu à la population noire ces quarante-cinq dernières années a été le résultat de politiques décidées et appliquées par les hauts dirigeants de la société américaine. L’objectif délibéré de ces politiques a été de reprendre le contrôle sur une population noire qui s’entêtait à vouloir obtenir les mêmes conditions de vie, les mêmes droits que tout le monde ; une population qui avait secoué la société capitaliste jusqu’à ses fondements au cours des révoltes des années 1960 et 1970.
« Une bombe à retardement »
Le 1er mars 1968, une commission nommée par le président Lyndon B. Johnson publia un rapport sur les révoltes urbaines qui avaient balayé les villes américaines au cours de l’année cruciale de 1967. La conclusion de la commission fut succincte et sans surprise : « Notre pays se dirige vers l’établissement de deux sociétés, l’une noire, l’autre blanche, séparées et inégales. » Elle reconnaissait que cela n’était pas nouveau, que les événements de 1967 étaient « l’aboutissement de trois cents ans de préjugés raciaux ».
Mais, comme l’introduction de Tom Wicker le disait clairement, la situation qui poussa Johnson à installer la commission ne fut pas l’histoire de la violence et des discriminations acharnées auxquelles la population noire avait été soumise depuis 300 ans, pas plus que la violation des « valeurs démocratiques élémentaires ». Ce furent les révoltes urbaines, les « désordres » comme la commission les appela, dont 150 furent rapportés par des villes dans la seule année 1967 ; le plus grand et plus massif de ces événements secouait encore Detroit lorsque Johnson établit cette commission le 28 juillet 1967.
Wicker décrivit ainsi ceux qui se révoltèrent :
« Quant aux émeutiers, ces pillards menaçants et incendiaires dont la violente irruption a précipité cette étude, ils avaient tendance à être, curieusement, quelque peu plus éduqués que les 'frères” qui restèrent à l’écart. Dans leur ensemble, les émeutiers étaient de jeunes Noirs, issus du ghetto (pas du Sud), hostiles à la société blanche qui les entourait et les opprimait, et tout aussi hostiles aux Noirs des classes moyennes qui s’accommodaient de cette domination blanche. Les émeutiers n’avaient pas confiance dans la politique des Blancs, ils détestaient la police, ils étaient fiers de leur race, et particulièrement conscients des discriminations dont ils souffraient. Ils étaient et ils sont une bombe à retardement au cœur du pays le plus riche dans l’histoire mondiale… Ils ne s’en iront pas. On ne peut que les opprimer ou leur concéder leur humanité, et ce n’est pas à eux de faire ce choix. Ils ne peuvent le faire que contre nous, et ce sur quoi insiste ce rapport est qu’ils sont déjà en train de le faire et qu’ils ont l’intention de continuer. »
Comme les années de révolte suivantes allaient le montrer, ils continuèrent effectivement. À la fin des années 1960, les révoltes urbaines s’étaient largement répandues à travers les villes du pays, les prisons et l’armée. Il y eut des grèves de prisonniers dans les prisons. Les soldats noirs au Vietnam refusèrent d’aller au combat. Des officiers blancs qui essayèrent d’y obliger des soldats se retrouvèrent parfois du mauvais côté d’une grenade, ce qui donna naissance au terme fragging (venant des grenades à fragmentation). Les ouvriers noirs, enfin embauchés dans les usines en grand nombre, apportèrent le radicalisme intransigeant des rues dans les ateliers. Et les ouvriers noirs ne furent pas les seuls à se révolter. En 1970, il y eut plus d’heures perdues dans des grèves qu’à aucune autre période depuis la vague de grèves massive de 1946. La pression des travailleurs du rang qui se lançaient dans des vagues de grèves sauvages força les bureaucraties syndicales à appeler à participer à bon nombre de grèves. Et le nombre de grèves allait continuer à augmenter jusqu’en 1974. Même les universités, où la petite bourgeoisie aisée envoyait ses enfants, se trouvaient atteintes par la révolte. La police, dont les émeutes avaient montré l’impuissance, avait perdu l’autorité dont elle avait pu se targuer.
Pendant une courte période, la bourgeoisie concéda à certaines parties de la population noire de meilleurs emplois, de meilleurs logements, l’accès aux soins médicaux, pas seulement aux travers de nouveaux emplois mais aussi au travers de Medicare (une assurance santé pour les plus de 65 ans, gérée par le gouvernement fédéral), et de Medicaid (une assurance maladie pour les pauvres, gérée par les États). Bon nombre de ces concessions bénéficièrent également aux travailleurs blancs. À Los Angeles, la plupart de ces emplois furent disponibles après 1965, après les émeutes du ghetto de Watts. À Detroit et à Newark, les portes du bureau de placement furent ouvertes par la grande révolte de 1967. Emplois et salaires en augmentation commencèrent à se multiplier au sein de la communauté noire au début des années 1970. Et l’écart entre les salaires des Noirs et ceux des Blancs commença à se réduire. Pendant plusieurs années, il y eut une floraison de nouveaux programmes sociaux et l’extension d’anciens programmes qui ne bénéficièrent pas seulement à la population noire mais aussi à des parties non négligeables de la classe ouvrière blanche, en particulier ses couches les plus pauvres.
Certaines sections de la police embauchèrent plus d’officiers noirs, éliminant une partie des violences les plus criantes perpétrées par des policiers blancs qui auraient pu tout aussi bien porter les habits du Ku Klux Klan, tant certains pouvaient être profondément racistes. Au niveau de l’appareil d’État, il y eut un changement notable : la création de toute une couche de politiciens noirs, qui aujourd’hui se retrouvent jusqu’à la Maison-Blanche. Ces politiciens ont joué un rôle en détournant les luttes de la population noire, à l’image du rôle des bureaucraties syndicales dans le mouvement ouvrier, dans les années 1930 et 1940. Et une petite couche de médecins, avocats, entrepreneurs et autres petits bourgeois noirs s’est enrichie, sans changement pour la majorité de la population noire, mais elle était montrée comme preuve que les barrières raciales avaient été abattues.
Les concessions faites par les hauts responsables du capital et de l’appareil d’État américains ne furent jamais que partielles, et toujours temporaires. Elles ne remirent jamais en question le rôle spécifique que le travail des Noirs a toujours joué dans ce pays, servant de réservoir le plus important de main-d’œuvre à bas coût et d’armée de réserve de sans-emploi à une classe capitaliste dont le degré auquel elle peut exploiter la main-d’œuvre dépend de l’existence permanente du chômage.
Ces concessions faites à la population noire ont constitué la réponse immédiate due à la panique de cette classe capitaliste qui avait vu la force de la population noire s’emparer de ses villes, tenir en échec sa police et son armée ; cette population qui comprenait que « la violence est tout aussi américaine que le cherry pie » (tourte aux cerises), comme l’a dit une fois Rap Brown. Les révoltes urbaines démontrèrent que l’on peut obtenir des changements par la violence massive et organisée d’une population en révolte. Nombre de ceux qui s’étaient emparés des rues des grandes villes saisirent cette profonde idée révolutionnaire. Armés de cette compréhension, ils étaient « la bombe à retardement au cœur du pays le plus riche dans l’histoire du monde », pour citer à nouveau le rapport de la commission.
Il devient illégal d’être jeune, pauvre et noir
La « guerre contre la drogue », qui apparut pour la première fois en 1970, fut tout d’abord un stratagème pour Nixon en vue de sa réélection en 1972. De façon insidieuse ou parfois très ouverte, Nixon tirait un trait d’égalité entre la drogue et le crime, et entre les Noirs et la drogue, encourageant la peur parmi cette frange de la population blanche inquiète de possibles nouvelles révoltes. La « guerre contre la drogue » de Nixon était une façon pour lui de se présenter comme un candidat de la loi et de l’ordre, dur envers les Noirs de la rue.
Mais c’était aussi une façon de rétablir l’ordre mis à mal par les révoltes. Comme le rapport de 1968 de la commission l’avait suggéré : on pouvait soit « réprimer, soit concéder son humanité » à la population noire qui s’était révoltée. La bourgeoisie américaine ne voulait pas lui concéder son humanité.
John Ehrlichman, conseiller de Nixon à la Maison-Blanche, l’expliqua plus tard : « Bon, nous comprenions que nous ne pouvions rendre illégal le fait d’être jeune ou pauvre ou noir aux États-Unis, mais nous pouvions criminaliser leur plaisir commun. Nous savions que la drogue n’était pas le problème de santé publique que nous prétendions, mais c’était un sujet tellement parfait… que nous n’avons pas pu résister. »
Au rythme d’une propagande régulière qui envahissait tous les domaines au sujet des drogués-criminels, Nixon et le Congrès contrôlé par les démocrates s’accordèrent pour augmenter le financement fédéral afin que la police locale puisse acheter de nouveaux équipements, cette police qui s’était avérée inefficace contre les révoltes. Et ils ont étendu et financé des politiques fédérales concernant les crimes liés à la drogue, qui jusqu’alors était restées entre les mains de responsables locaux. Finalement, les deux partis firent passer RICO (la loi Racketeer Influenced and Corrupt Organizations – Organisations crapuleuses ou sous l’influence de racketteurs), paraît-il dirigé contre Cosa nostra, une mafia inexistante sortie des films de Hollywood. RICO fut presque tout de suite utilisé contre les militants et organisations des mouvements noirs ou de gauche. Quasiment les seules personnes traduites devant les jurys spéciaux mis en place pour RICO dans ses premières années furent des Black Panthers, des militants antiguerre, des vétérans du Vietnam contre la guerre, des communistes, des journalistes qui ne voulaient pas révéler leurs sources et des militants pour l’indépendance de Porto Rico. Ces jurys spéciaux mis en place pour RICO étaient une copie de ceux de la période du maccarthysme. Cette loi autorisait également la suspension de divers droits si le gouvernement désignait un groupe ou une partie de la population comme « entreprise criminelle agissante ». La New York Bar Association (Association du barreau de New York) disait que RICO semait « les graines d’une répression officielle ».Plus tard, RICO fut la feuille de vigne couvrant les opérations de nettoyage dans les quartiers noirs et portoricains pour des autorités bien décidées à arrêter en nombre de jeunes hommes sans aucune preuve d’activité criminelle autre que l’affirmation qu’ils appartenaient à un gang, c’est-à-dire à une « entreprise criminelle agissante ».
Peu de temps après sa réélection en 1972, Nixon commença à avoir lui-même des problèmes avec la justice, qui finalement menèrent à une procédure de mise en accusation (impeachment), à sa démission et à la mise au placard de sa « guerre contre la drogue ». Pourtant, l’administration Nixon avait créé non seulement le cadre légal mais aussi le climat réactionnaire justifiant ce qui allait venir dans les années 1980.
D’ailleurs, il faut remarquer que toutes les lois suivantes traitant des crimes allaient obtenir le soutien des deux partis, tout comme en 1970-1971. Qu’un républicain ou un démocrate fût président, la Maison-Blanche entretenait l’idée perverse que crime et population noire étaient synonymes. Personne ne devrait jamais oublier l’attitude révoltante de Bill Clinton dans les premiers mois de la campagne électorale de 1992. Se présentant comme un candidat de la loi et de l’ordre, Clinton se précipita dans l’Arkansas (dont il était le gouverneur) de façon à présider à l’exécution d’un prisonnier noir atteint d’un tel handicap qu’il se rendit à sa propre mort sans comprendre qu’il était sur le point d’être exécuté.
Le capitalisme à la recherche du chômage
Avec de graves périodes de chômage en 1974-1975, puis de 1979 à 1983, on aurait dit, au début des années 1980, que l’économie avait littéralement fondu. C’était la réponse d’une classe capitaliste dont le taux de profit avait été régulièrement en déclin depuis 1966 et dont les subventions d’État liées à la guerre du Vietnam étaient en baisse. Ce déclin du taux de profit était le résultat de processus plus profonds qui se produisaient au sein de l’économie, mais il reflétait aussi les luttes de la classe ouvrière, plus particulièrement des travailleurs noirs, pour améliorer leur sort.
Avec la perspective de taux de profit en baisse, les grandes entreprises ont commencé à fermer leurs portes. Finalement, le chômage grimpa rapidement, atteignant presque 11 % fin 1982. De grandes usines au centre des villes furent fermées. Avec des arguments sur le travail qui partait à l’étranger et sur la « concurrence » étrangère, les producteurs d’acier, d’automobiles, de verre, de pneus et d’autres industries lourdes supprimèrent de nombreux sites qui avaient embauché des travailleurs noirs après les révoltes. Une partie de la production partit effectivement « à l’étranger ». Mais même au cours des sévères revers économiques des années 1970 et 1980, le capital n’a pas simplement cessé la production industrielle dans les villes. Il a transféré des emplois dans des usines en banlieue, les modernisant au milieu de ces récessions, en construisant même de nouvelles assez loin. En même temps, le chômage était utilisé comme aiguillon pour soutirer une plus grande quantité de travail, éliminant ainsi des emplois, sinon de la production.
Il y eut un autre facteur dans le tableau de l’emploi : l’immigration. L’impact désastreux du contrôle impérialiste des États-Unis poussa à une reprise de l’immigration, beaucoup de personnes venant sans papiers. Les entreprises américaines qui se plaignaient du « manque de discipline » affiché par les travailleurs noirs se montraient heureuses à la perspective de travailleurs que le manque de statut légal pouvait rendre plus souples.
Évidemment, ce n’est pas seulement dans les années 1970 et 1980 que se produisit le déplacement de l’industrie vers les banlieues. Et les travailleurs noirs avaient historiquement absorbé le pire du chômage, immigration ou non. « Derniers embauchés, premiers virés » n’était pas seulement une formule, c’était l’amère description d’une réalité historique. Mais ce qui se passa dans les années 1970 et 1980 fut particulièrement choquant. À la fin des années 1960, l’écart entre le chômage des Noirs et celui des Blancs s’était restreint. En 1970, le chômage des Noirs se trouvait être à peu près le double de celui des Blancs ; c’était toujours affreux mais mieux que cela n’avait jamais été. Mais ensuite l’écart se remit à croître. En 1979, le chômage des Noirs était de deux fois et demie celui des Blancs. Et en 1989, il était trois fois supérieur.
Les programmes sociaux créés dans les années 1960 comme amortisseurs face aux périodes de chômage les plus sévères furent démantelés à mesure que les trésoreries locales ou fédérales se retrouvèrent pillées pour améliorer le bilan des grandes entreprises et des banques. Il devint plus cher d’avoir recours à Medicaid et Medicare. Les fonds pour l’éducation publique furent asséchés. On s’en prit aux hôpitaux publics, au logement social. Les sans-abri firent à nouveau leur apparition au sein des grandes villes. Les gains imposés par les révoltes et par les luttes de franges plus larges de la classe ouvrière arrivaient à leur terme.
Un vaste camp de prisonniers
Les révoltes avaient laissé un arrière-goût de peur dans la bouche des bourgeois. La classe capitaliste ou en tout cas ceux qui au sein de l’appareil d’État la servaient avaient vu ce que pouvait faire une population désespérée descendant dans la rue. La bourgeoisie américaine pouvait bien imaginer que ces jeunes hommes sans travail pouvaient devenir une autre « bombe à retardement ».
L’État de la bourgeoisie n’a pas attendu de voir ce qui pourrait se passer. À partir des années 1980, le gouvernement fédéral commença à faire passer des législations ciblant les pauvres. D’abord sous Reagan, puis sous George H. W. Bush, puis sous Clinton, le prétendu système de « justice criminelle » fut grandement étendu. De nouvelles lois draconiennes furent adoptées en 1984, 1986, 1988, 1989, 1990, 1992, 1994 et 1996. Ce que l’un laissait inachevé, l’autre se précipitait pour le terminer. Et ce qui avait démarré au niveau fédéral s’étendit bientôt aux États et même aux villes. Les administrations suivantes prorogèrent ces lois, ou renouvelèrent les fonds consacrés à leur mise en œuvre. Cela inclut l’administration Obama qui a consacré plus d’argent pour l’ « application de la loi » que ne le fit jamais George Bush. Même dans l’Economic Recovery Act (loi sur le rétablissement économique) de 2009, Obama a consacré de l’argent à la police.
Le premier résultat des nouvelles lois fédérales fut de militariser les unités de police à travers le pays, en opérant des transferts de technologie à grande échelle de l’armée la plus destructive au monde à la police. La police fut « modernisée », on lui fournit des fusils d’assaut, une série d’armes invalidantes, prétendument non-mortelles ; des gilets pare-balles et autres protections corporelles ; des équipements de surveillance et de communication de haute technologie ; des véhicules blindés, dont parfois même des tanks, tout comme des milliers d’hélicoptères et même des drones ; enfin, pour la première fois, un vrai système centralisé de données, alimenté directement par les informations rassemblées par les diverses localités. La police militarisée fit une démonstration ouverte le jour des funérailles de Freddie Gray. Armés de pied en cap, les policiers se mirent en formation à l’extérieur des lycées alors que les jeunes quittaient les lieux.
Le deuxième résultat de l’action du Congrès dans les années 1980 et 1990 fut l’adoption d’une grande quantité de nouvelles lois criminelles, qui transformaient les infractions mineures en crimes graves qui justifiaient l’emprisonnement. Une étude réalisée par l’université Rutgers conclut que 70 % des Américains commettent des crimes susceptibles, selon la loi, de les mener en prison… mais presque toujours sans qu’ils s’en aperçoivent ! Mais, bien sûr, ces 70 % ne sont pas jetés en prison. Seuls quelques-uns le sont et ce sont des pauvres.
Le troisième résultat important fut une aggravation générale des peines. Aujourd’hui, plus de crimes relevant de la justice fédérale sont passibles de la peine de mort. En 1994, une loi adoptée sous Clinton permit au gouvernement fédéral de poursuivre toute personne accusé d’homicide, outrepassant ainsi les décisions des cours locales lorsqu’il le juge bon, laissant ainsi les autorités fédérales réclamer la peine capitale dans les dix-neuf États qui n’autorisent pas cette peine. La loi pour rendre « la peine de mort effective », passée en 1996 également sous Clinton, avait, comme elle l’affirmait, l’objectif de « faciliter les exécutions ». Elle réduisit nombre de motifs permettant à quelqu’un sur le point d’être exécuté de contester sa culpabilité et elle donna très peu de temps aux condamnés pour faire appel. La Cour suprême avait déjà rétabli la peine de mort en 1988, après un « moratoire » de seize ans. De plus, la longueur des peines de prison fut sérieusement augmentée pour presque tous les crimes. La peine moyenne effectuée par une personne en violation des lois sur la drogue par exemple était de ving-deux mois en 1986 mais montait à soixante-deux mois quinze ans plus tard.
Enfin, le gouvernement fédéral engagea à nouveau les États dans un grand programme de construction de prisons, contribuant au budget des États dont les sommes consacrés à ces prétendus centres de « redressement » constituèrent rapidement leur premier poste budgétaire. L’État de l’Illinois par exemple construisit 20 nouvelles prisons entre 1980 et 2000, à peu près une par an. Ironiquement, ces prisons furent implantées dans des zones rurales ou des petites villes dont beaucoup, avant que la prison arrive, étaient en proie à de fort taux de chômage. Les prisons apportèrent des emplois et des revenus à des villes qui auraient été en faillite, tandis que les prisons servaient à enfermer les chômeurs de Chicago. Les prisons représentaient en fait la nouvelle « industrie en développement ». Dans l’ensemble du pays, 3 300 nouvelles prisons furent construites rien que dans les années 1990, pour un coût de presque 27 milliards de dollars.
Durant ces années, des changements dans les lois permirent d’interpeller, fouiller et emprisonner des gens sans élément évident montrant qu’ils étaient engagés dans des activités illégales. Dans la ville de New York, si un policier remarquait une personne faisant des « mouvements furtifs », le policier pouvait l’interpeller, la fouiller et l’arrêter si par exemple il trouvait une cigarette de marijuana dans sa poche. Les gens pouvaient être arrêtés et emprisonnés en « détention préventive », c’est-à-dire sur le soupçon qu’ils puissent faire quelque chose. Des gens qui refusaient de témoigner devant une cour pouvaient se retrouver emprisonnés indéfiniment jusqu’à ce qu’ils obtempèrent. Les mandats d’arrêt ne devinrent plus nécessaires puisque les policiers pouvaient interpeller toute personne ou pénétrer dans une maison sur la base simplement de leur propre déclaration qu’un crime avait été « sur le point d’être commis ».
Les changements dans les lois fédérales n’augmentèrent pas seulement les peines pour crimes fédéraux, ils obligeaient également les États à aggraver les sanctions, sous peine de perdre de l’argent. Le résultat, c’est que l’inculpation de vol dans ce pays peut entraîner une peine plus longue que le meurtre dans certains pays européens. Au niveau fédéral comme au niveau de nombreux États, la règle : « trois fois et c’est fini » (three strikes and you’re out) rendit possible d’envoyer quelqu’un en prison à vie, après une inculpation dans trois délits mineurs dont aucun n’avait impliqué l’usage de la violence. En Californie par exemple, une personne inculpée du vol d’une bicyclette de prix, puis de possession de marijuana, puis de vol à l’étalage pouvait se retrouver emprisonnée pour le restant de ses jours ; même chose pour quelqu’un inculpé trois fois pour détention de marijuana.
Les adolescents pouvaient être traités comme les adultes. Cela comprenait la peine de mort, au moins jusqu’en 2005, lorsque la Cour suprême, après des protestations internationales, décida finalement que personne ne pouvait être exécuté pour un crime commis avant ses 17 ans. Mais à 17 ans c’est toujours possible. Et dans certains États, des enfants se retrouvent encore condamnés à la prison à vie, sans aucune chance d’être mis en liberté conditionnelle, pour des délits commis alors qu’ils pouvaient n’avoir que 8 ans. Un tel traitement des adolescents et des enfants n’est pas nouveau ; mais avec la multiplication des lois sur la drogue et sur les « nuisances », ils furent poursuivis en bien plus grand nombre qu’auparavant. Et les lois fédérales, pour la première fois, permirent que des enfants de 13 ans soient traduits en justice et condamnés comme des adultes.
Comme la législation évoluait, les décisions de justice le firent aussi, permettant une violation toujours plus importante des libertés civiles. Les différentes cours de justice fermèrent les yeux lorsque la police faisait des rafles dans les rues des quartiers pauvres, poussant tout le monde dans les commissariats, les gardant à l’ombre pendant quelques jours. Toute personne que la police choisissait pouvait être arrêtée et soumise à une fouille au corps. Dans certains commissariats de la ville de New York, pendant le règne du maire Bloomberg, il y eut deux fois plus de ce genre d’interpellations et de fouilles menées dans les rues qu’il n’y avait de gens vivant dans le quartier du commissariat. Cela ne se passe pas seulement à la télévision, c’est un fait de la vie quotidienne, imposé aux jeunes hommes par des hommes en bleu portant des armes meurtrières dans les quartiers pauvres. Et c’est au cours de telles opérations que tant de jeunes ont été abattus par la police.
L’importante extension des lois sur la drogue fut directement ou indirectement la cause du nombre croissant d’emprisonnements. En 1980, 41 000 personnes furent envoyées en prison pour une infraction sur les drogues ; en 2011, 500 000, c’est-à-dire douze fois plus. D’après la propagande officielle, la « guerre contre la drogue » ciblait les « gros poissons », ceux qui se faisaient des centaines de millions si ce n’est des milliards de dollars en organisant un trafic illégal de drogue. Mais, même lorsqu’il y eut quelques tentatives pour s’en prendre aux plus gros dealers, les grandes banques, qui, en connaissance de cause, blanchissaient l’argent des cartels, ne furent bien sûr jamais inquiétées. De toute façon, la cible des arrestations pour drogue passa des dealers aux utilisateurs au début des années 1980. En 2013, sur toutes les arrestations concernant la drogue, sur le plan fédéral et local, 80 % l’étaient pour possession et pas pour la fabrication ou la vente. À l’échelle des États ou des villes, c’était encore pire.
En principe, le gouvernement fédéral n’avait rien à voir avec l’application des lois sur la drogue, hormis les drogues passant la frontière. Mais le gouvernement fédéral, étendant sa « guerre contre la drogue », fit pression sur les départements de police locaux afin qu’ils mènent des raids et autres rafles au grand jour pour trouver les utilisateurs. Au début les officiers de la police locale résistèrent. Dans des villes en proie à de vrais crimes et où les meurtres étaient une réalité quotidienne, cela semblait le comble de l’absurdité d’utiliser les ressources de la police pour arrêter les gens fumant une cigarette de marijuana. La plupart des départements de police ignorèrent simplement les directives en provenance de Washington. Mais en 1994, la loi fit dépendre des statistiques locales d’arrestations les subventions envoyées par le gouvernement fédéral aux villes et États : plus il y avait de gens arrêtés pour infraction sur les drogues, plus il y avait d’argent. La « guerre contre la drogue » était une guerre basée sur des primes. Les hauts responsables des départements de police, désireux de conserver l’afflux d’argent fédéral poussèrent les officiers de police à interpeller et fouiller tout le monde dans les quartiers pauvres, et à en arrêter autant qu’ils pouvaient. En d’autres termes, il fallait remplir les prisons.
Nombre de lois qui furent adoptées concernaient de prétendus enjeux de « qualité de vie », qui pouvaient être utilisés par la police comme des prétextes pour arrêter tous ceux qu’ils voulaient fouiller pour de la drogue. Le policier de Ferguson qui tua Michael Brown par exemple l’arrêta parce qu’il marchait au milieu de la rue, un « crime » à Ferguson. Bien sûr Michael Brown aurait pu être arrêté pour avoir porté ses pantalons trop bas, à la mode adoptée par de nombreux jeunes hommes aujourd’hui, ou pour le fait de porter un sweat à capuche qui cachait son visage. Tout cela, également, pouvait mener à des poursuites pour crime à Ferguson et dans d’autres villes.
Cette politique était parfois présentée sous le nom de politique « tolérance zéro » et elle était menée d’après l’absurde adage que de petites infractions, si elles ne sont pas corrigées, mènent au « désordre » et le « désordre » mène au crime violent. Des dizaines de milliers de jeunes furent ainsi ramassés et enfermés, et parfois tués. Freddie Gray est mort en raison de cette politique. Il fut arrêté parce qu’il se trouvait au coin d’une rue, traînant de manière suspecte, selon la police. Il fut enfourné dans un fourgon de la police parce que l’on trouva un couteau sur lui, couteau dont le bureau du procureur admit plus tard qu’il était de taille légale. Parce que ce jeune Noir a dit quelque chose, on lui fit « goûter du pays » – à nouveau la terminologie des policiers – le laissant rebondir à l’arrière du fourgon sans ceinture au rythme des arrêts brusques volontairement répétés. C’était « pour lui donner une leçon ». Voilà la façon dont la police contrôle les quartiers noirs en usant activement de la violence pour intimider, afin de « donner une leçon aux jeunes ». S’attendaient-ils à ce que Freddie Gray meure ? Probablement pas, car ils font cela tout le temps, et pas seulement à Baltimore. Dans la police de Philadelphia, on appelle cela « se faire conduire pour trois sous ». Mais certains en meurent vraiment.
Avec ces lois, on peut confisquer et ne jamais rendre les biens de gens suspectés de violation de la législation sur les drogues, même s’ils ne sont jamais reconnus coupables et même s’ils ne sont jamais inculpés. C’est un moyen très commun pour les départements de police de récupérer de l’argent. Il suffit d’avoir quelqu’un dans sa voiture que la police suspecte de vendre de la drogue. Vous devenez un « complice », votre voiture est saisie ; de même que votre montre et votre argent.
Une loi fédérale de 1986 fixa des peines minimum obligatoires pour la cocaïne. Il fallait 100 fois plus de cocaïne que de crack pour encourir la même peine. Et ce n’était pas une coïncidence si le crack était utilisé dans les quartiers pauvres, dont les quartiers noirs, alors que la cocaïne pure était la drogue de choix des Blancs de la petite bourgeoisie.
En 2010, Obama annonça en fanfare que le Congrès avait réduit cet écart et qu’il fallait seulement 19 fois plus de cocaïne que de crack pour encourir la prison. Mais cela voulait toujours dire que les Blancs consommateurs de cocaïne ne font pas de prison alors que les consommateurs noirs en font. Et cela ne change rien au fait qu’alors que la majorité des consommateurs de crack sont blancs, 80 % de ceux qui sont en prison pour en avoir consommé sont noirs.
En 1994, furent publiés les Journaux de Haldeman (The Haldeman Diaries), une compilation d’enregistrements audio et d’extraits de journaux tenus par J. R. Haldeman, chef de cabinet de Nixon pendant ses années à la Maison-Blanche. En date du 28 avril 1969, Haldeman rapportait la discussion suivante avec Nixon : « P. [le président] a insisté sur le fait que nous devons faire face au fait que TOUT le problème c’est vraiment les Noirs. La clé est d’inventer un système qui en tiendrait compte, sans en avoir l’air. »
En fait, cette discussion concernait les réductions que Nixon voulait faire dans les programmes sociaux qu’il considérait comme des concessions faites aux Noirs. Mais cette idée pernicieuse d’inventer un système contre la population noire sans avoir l’air de la stigmatiser était exactement ce que ce vaste nouveau système de « justice criminelle » avait mis en place.
Sept millions de personnes placées sous « surveillance judiciaire »
Tous les présidents depuis Nixon ont mené la « guerre contre la drogue » et le crime. Et chacun d’entre eux savait que quelles que soient les variations dans les taux de criminalité, la seule augmentation importante sur le long terme concernait les faits officiellement considérés comme crimes. Crachez sur le trottoir et vous pouvez être arrêté. Ouvrez une cannette de bière en public et vous pouvez être arrêté. Blasphémez et vous pouvez être arrêté. Marchez dans la rue avec quelqu’un qui a déjà été classé comme membre d’un gang et vous pouvez être arrêté comme faisant partie d’une « entreprise criminelle agissante ». Si vous ne payez pas une amende à temps, vous pouvez être arrêté. Si vous ne payez pas vos dettes, vous pouvez être emprisonné. Fumez une cigarette de marijuana et vous pouvez en prendre pour cinq ans. Vous vous enfuyez lorsqu’un policier vous dit de vous arrêter, comme le fit Walter Scott en Caroline du Sud, et l’on peut vous tirer dans le dos. Si vous ne mettez pas le clignotant lorsque vous changez de voie, vous pouvez être arrêté et pas seulement verbalisé, mais brutalisé en cas de protestation et arrêté, comme Sandra Bland le fut avant de mourir dans une cellule d’une prison du Texas. Asseyez-vous sur un banc dans un parc avec un revolver en plastique pour enfant comme le fit Tamir Rice, 12 ans, à Cleveland, vous pouvez être abattu comme un chien.
C’est ce qu’un journaliste du Washington Post a appelé « le fléau de la sur-criminalisation ». Aucun autre pays dans le monde n’emprisonne les gens à un tel rythme infernal. Avec seulement 4,5 % de la population mondiale, les États-Unis ont 23 % des prisonniers du monde entier. Au début de 2013, 2,3 millions d’adultes et d’adolescents étaient détenus soit comme prévenu, soit comme condamné. 4,8 millions d’autres personnes étaient en liberté conditionnelle, c’est-à-dire qu’elles pouvaient être renvoyées en prison pour la violation de conditions même mineures de leur statut conditionnel. Sept millions de personnes se trouvaient donc « sous surveillance judiciaire » dans le goulag américain.
Presque toutes les différences entre les États-Unis et les pays européens se résument aux changements dans les lois américaines depuis 1971. Le nombre total de personnes incarcérées est considérablement plus élevé – presque huit fois plus – qu’il ne l’était il y a quarante ans lorsqu’a commencé cette « guerre contre la drogue ». Et le nombre de personnes incarcérées pour des infractions sur les drogues est douze fois plus élevé.
Dans les dernières années, il y a eu des discussions pour faire baisser les peines minimum obligatoires de façon à réduire quelque peu la population des prisons, mais seulement parce que tout ce système de prisons coûte trop cher, à peu près 70 milliards de dollars par an. La bourgeoisie américaine voudrait mettre cette « classe dangereuse » de côté, mais elle ne veut pas payer autant pour cela !
Sous le prétexte d’arrêter la diffusion de la drogue, toute une partie de la population pauvre a été criminalisée. Pour le dire autrement, une partie importante de la population qui aurait pu être au chômage et à la rue disparut de l’économie, envoyée en prison. Si toutes les personnes en prison fin 2014 étaient comptées parmi les chômeurs, le taux de chômage officiel serait de 7,2 % au lieu de 5,6 %.
Les États-Unis d’Amérique sont une prison pour des gens dont la seule infraction est d’être pauvre : des Asiatiques pauvres, des Hispaniques pauvres, des Indiens pauvres et des Noirs pauvres. Tous sont pris par ce système. Les Portoricains et les Indiens en sont particulièrement victimes avec de forts taux d’incarcération. Et la population noire en a été la plus victime de tous.
Une « guerre contre la drogue » ? Non, c’est une guerre contre la population noire
À tous les échelons de ce prétendu « système de justice », les Noirs se trouvent surreprésentés. Ils sont arrêtés plus souvent pour usage de drogue, bien qu’ils n’en consomment pas plus. Lorsqu’ils sont pris pour les mêmes infractions, ils ont trois fois plus de risques d’être inculpés que les Blancs. Lorsqu’ils sont inculpés, ils ont une fois et demi plus de risques d’être condamnés. Quand ils sont condamnés, c’est à des peines beaucoup plus lourdes. Un prévenu noir restera presque aussi longtemps en prison pour une infraction sur les drogues (58,7 mois en moyenne) qu’un Blanc pour un crime violent (61,7 mois en moyenne). Tous ces chiffres viennent d’une étude réalisée par le Fonds de défense légale du NAACP (l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur).
Cette « guerre contre la drogue » est la raison pour laquelle les Noirs, qui représentent 13 % de la population du pays comptent pour presque 50 % de la population adulte et adolescente des prisons.
Ces chiffres aberrants reflètent le racisme institutionnel de ce système capitaliste, qui provient du fait qu’il est né de l’esclavage ; et il reflète les préjugés racistes de nombre, si ce n’est de la plupart, de ceux qui font fonctionner le système de « justice criminelle » : les policiers, les procureurs, les juges, les jurés. Mais surtout, ces disproportions grossières reflètent le choix conscient de la classe politique de ce pays de créer un régime de prison destiné à tenir en respect la population pauvre, et de le mettre en œuvre de telle sorte que cela touche le plus durement la population noire.
Les conséquences pour l’ensemble de la population noire ont été dévastatrices. 33 % de tous les hommes noirs entre 19 et 30 ans feront de la prison à un moment ou un autre. La grande majorité est arrêtée la première fois pour une simple possession de drogue, ce pour quoi un consommateur de la classe moyenne ne serait jamais arrêté, spécialement un consommateur blanc. Presque 60 % de tous les hommes noirs qui n’ont pas terminé le lycée ont été en prison avant d’avoir 35 ans. Dans une ville comme Chicago, le nombre de Noirs qui ont été ou sont en prison est égal à 55 % du nombre total d’hommes noirs de la ville. Et il y a presque autant de prisonniers ou ex-prisonniers – 80 % – qu’il y a de Noirs parmi les travailleurs de Chicago.
Au rythme actuel, environ 700 000 anciens prisonniers sont relâchés chaque année au sein de leur communauté. Peu auront bénéficié de formation en prison ; et il n’en est même pas question après qu’ils sont sortis. Ils ont peu ou pas d’argent, et pas d’avenir. Avoir été en prison est un obstacle à l’obtention d’un travail. Mais sans travail, quelles sont les possibilités ? L’assistance, jusqu’à ce qu’ils puissent repartir du bon pied ? Le Congrès élimina cette possibilité en 1996 lorsqu’il posa une interdiction à vie de recevoir de l’argent fédéral, ou une aide pour se nourrir, à toute personne coupable d’un crime lié à la drogue. Le logement à loyer modéré ou l’article 8 [fn]note : L’article 8 (Section 8) de la loi de 1937 sur le logement permet le versement d’une aide au logement. Environ cinq millions de foyers aux revenus faibles en bénéficient.[/fn] ? Le Congrès l’a rendu impossible pour les anciens condamnés en 1988. On ne devrait pas s’étonner que presque deux tiers de ceux qui sortent de prison, y retournent sous trois ans, certains pris dans le même genre de souricière, certains s’étant tournés vers la vente de drogue ou d’autres crimes pour survivre.
En d’autres termes, la première arrestation pour possession de drogue peut facilement devenir une peine à vie.
Avoir passé un temps en prison signifie souvent perdre son droit de vote. En 1965, fut passée une loi sur le droit de vote censée répondre au scandale que représentaient les 1,3 million de Noirs privés du droit de vote par la ségrégation raciale. En 2014, 5,8 millions d’adultes noirs étaient légalement privés du droit de vote par le fait d’avoir été ou d’être en prison, un nouveau système de ségrégation.
Le fait que tant d’hommes se retrouvent en même temps en prison signifie que l’éducation des enfants repose de manière bien plus importante sur les épaules des femmes. En 1980, 14 % des enfants noirs étaient élevés par un seul parent, le plus souvent une femme. Aujourd’hui, c’est 67 % des enfants noirs qui sont élevés par un seul parent. Un changement démographique aussi important sur une si courte période, seulement 33 ans, est presque inconcevable. Cela ne peut être expliqué que par l’énorme augmentation du nombre d’hommes noirs incarcérés. Cette guerre qui les a criminalisés a fait des autres des victimes, et surtout les enfants.
En 2008, Barack Obama, alors en campagne pour la présidence, souleva le problème des hommes absents dans un sermon qu’il fit dans une église de Chicago pour la fête des pères. Comme il l’a ensuite fait presque à chaque fête des pères tout au long de sa présidence, il reprocha aux hommes leur absence, en disant : « trop de pères sont des MIA [Missing In Action, disparu au combat], trop de pères sont AWOL [Absent Without Official Leave, absent sans autorisation officielle, deux termes empruntés à l’armée et aux militaires], absents dans trop de vies et trop de foyers. Ils ont abandonné leurs responsabilités, en se comportant comme des petits garçons plutôt que comme des hommes. Et le fondement des familles s’en trouve affaibli à cause de cela ». Il déclara que son gouvernement, s’il était élu, répondrait à « l’épidémie nationale des pères absents » en renforçant l’obligation de payer les pensions alimentaires ! Pas un mot sur « l’épidémie d’emprisonnements » causée par la « guerre contre la drogue ».
Obama, qui était alors sénateur de l’Illinois et allait devenir président, savait parfaitement quels ravages l’explosion des taux d’incarcération avait causés au sein des familles pauvres, des familles noires. Il se présenta comme ayant milité dans l’un des programmes de logements pour les familles noires. Ignorer la réalité, se contenter de reprocher aux hommes leur absence, c’est faire le sale boulot de couvrir cette vaste campagne d’hypercriminalisation. Ensuite bien sûr, il vota pour ces lois sur les crimes les unes après les autres, et son gouvernement accrut les fonds destinés à les appliquer.
La guerre contre la drogue : une cible dans le dos de chaque jeune Noir
Et il y a tous ceux qui ont été tués par la police. Combien ? Nul ne le sait. Cette société qui compte tout, qui archive tout, n’estime pas utile de savoir combien de personnes ont été tuées par la police, et en particulier combien parmi les tués étaient noirs. Non seulement il n’y a pas de base centrale de données, mais les départements de police n’ont pas l’obligation de conserver de telles archives. La plupart ne le font pas.
Après qu’Eric Garner eut été tué, étouffé par la police, à Staten Island (New York), le département de police de la ville refusa de publier des statistiques sur les meurtres récents perpétrés par des policiers, comme il avait refusé de livrer tout rapport au FBI depuis 2006. Le Daily News de New York, en essayant de répondre à cette question, récolta des informations concernant uniquement la ville de New York. Il se basa sur des comptes rendus de presse, des archives judiciaires et des informations collectées par des associations de libertés civiques. Il trouva 179 personnes tuées par des policiers en service et 43 par des policiers en dehors de leur service. Au moins 27 % des tués étaient sans armes. L’appartenance ethnique n’était pas toujours spécifiée mais lorsqu’elle l’était, 86 % des tués étaient noirs ou portoricains. Seulement trois des officiers de police furent mis en examen et seulement un fut condamné, et il n’eut aucune peine de prison, il fut seulement placé en liberté conditionnelle avec 500 heures de travaux d’intérêt général.
D’après le Fonds de défense légale (Legal Defense Fund), plus de 2 000 Noirs ont été tués au cours des sept dernières années dans l’ensemble du pays par des policiers prétendument au cours de l’exercice de leurs fonctions. D’autres personnes ont dû être tuées par la police, surtout d’autres jeunes hommes – des Blancs, des Hispaniques, presque toujours des pauvres – mais le taux en est bien plus faible.
Sur les presque 300 personnes noires tuées chaque année par la police, et d’après l’aveu même des autorités, au moins un tiers d’entre eux étaient non-armés.
Plus d’une centaine de victimes étaient des femmes et parmi elles, Tarika Wilson qui fut tuée à Lima, dans l’Ohio alors qu’elle tenait dans ses bras son bébé de 10 mois. Elle fut ce que la police appelle une « victime collatérale » lorsque la police fit une descente dans un appartement qu’elle partageait avec quelqu’un d’autre. Parmi les femmes tuées, il y eut aussi Rekia Boyd, 22 ans, qui se trouvait dans une allée de Chicago avec d’autres gens lorsqu’un policier hors service, prenant le téléphone portable de quelqu’un pour une arme, fit feu, la tuant au passage.
Au moins dix des personnes tuées par la police étaient des enfants, dont Aiyana Jones, sept ans, tuée à Detroit lorsqu’un groupe de policiers armés de flash-balls fit une descente dans le mauvais appartement.
Moins de 30 policiers parmi ceux impliqués dans les 2 000 tués ne furent poursuivis que pour manquements. Deux seulement furent condamnés pour meurtre, et l’un des deux condamnés, dans la ville de New York, fut placé en liberté conditionnelle après sa condamnation. La plupart ne furent reconnus coupables de rien du tout.
Et l’on prétend que les États-Unis sont un pays civilisé et démocratique !
Ces morts, dont on parla finalement dans la presse bourgeoise à partir de 2014, n’étaient pas chose nouvelle. S’il y avait quelque chose de nouveau, c’était seulement les protestations qui attirèrent l’attention sur elles, notamment les manifestations qui eurent lieu à Ferguson et qui, plusieurs nuits, tournèrent à l’« émeute », selon les termes de la police. Et l’on y accorde encore plus d’attention depuis que les jeunes de Baltimore ont franchi les rangs de la police et mis à mal le contrôle policier de la ville, la nuit suivant les funérailles de Freddie Gray.
La plupart des protestations furent une réponse au meurtre de personnes non-armées et aux réactions de policiers aveuglément racistes qui tirent d’abord et posent les questions ensuite.
Mais le problème est plus vaste et plus fondamental que la seule réaction de policiers racistes.
Tous les policiers ne sont pas racistes, mais on les utilise tous pour maintenir sous contrôle les quartiers pauvres et cela signifie criminaliser de larges fractions de la population, particulièrement les hommes jeunes, les plus aptes à être « dangereux ». C’est ce qui conduit inévitablement vers ces tueries.
Tous ceux qui ont été tués n’étaient pas « non-armés ». On sait que la police ment, mais nombre de ces jeunes avaient bien des armes. Il y a des jeunes endurcis dans les rues. La « guerre contre la drogue » et le rôle qu’y joue la police ont créé une armée virtuelle de jeunes avec peu de choses à craindre de plus. Craindre la prison ? Pourquoi ? Ils savent qu’ils iront là-bas de toute façon. Craindre la mort ? Pourquoi ? Ils pensent de toute façon qu’ils ne vivront pas longtemps. Parfois, ils volent dans leurs propres quartiers. Mais quand ils sont tués, ce n’est pas parce qu’ils volent dans leur quartier. C’est parce que la police a vraiment peur d’eux. Ils ont été endurcis par ce que cette société capitaliste a fait à leur génération comme aux générations avant elle. Et les policiers qui les croisent tous les jours le savent.
Les Noirs : une longue histoire de luttes
La violente répression dirigée contre la population noire a de profondes racines. C’est la marque toujours présente de la domination capitaliste dans un pays dont les débuts et la plupart de l’histoire ont été construits sur le travail non payé de populations dérobées au continent africain et soumises à l’esclavage. L’esclavage ne fut pas seulement un épisode passager, un mauvais moment à passer, comme le diraient les racistes. L’esclavage a marqué les 244 premières années de l’existence de ce pays d’Amérique du Nord, 60 % de son histoire. L’extrême violence utilisée pour imposer l’esclavage, et ensuite pour la réimposer sous d’autres formes, a entaché toutes les années qui ont suivi.
Depuis 152 ans et la fin de l’esclavage, cette population dont les racines remontent à l’Afrique a continué d’être, de toutes celles vivant ici, la plus soumise à l’oppression, notamment dans sa plus récente manifestation, la prétendue « guerre contre la drogue ».
Mais cette oppression n’a pas seulement fait une victime de la population noire. Elle a aussi produit des gens dont la grande majorité sont des travailleurs avec une longue histoire de luttes. Les esclaves ne furent pas « libérés » par d’autres forces, ils ont combattu pour se libérer, dans les centaines de révoltes d’esclaves dont on a la trace, et combien d’autres sans traces écrites. Ils s’engagèrent dans ce que W. E. B. Du Bois appela « la grande grève générale des esclaves » lorsqu’ils quittèrent les plantations, désertant pour rejoindre l’armée de l’Union afin de combattre contre les possesseurs d’esclaves dans la guerre de sécession. Dans le Sud, ils menèrent les luttes de la période de la Reconstruction, entraînant avec eux de nombreux blancs pauvres, dans un combat pour diriger les États, établir des écoles publiques pour les pauvres et des services de santé publique devant pallier le manque de tout système médical. Repoussés vers une forme d’esclavage, le métayage, après l’effondrement de cette période de la Reconstruction, ils rejoignirent le combat des fermiers pauvres dans différents mouvements populistes. Pendant toutes les années où sévit le système de ségrégation et le lynchage, ils s’organisèrent pour défendre leur propre communauté. Ils furent partie prenante des premières luttes ouvrières dans le Sud, les dockers à la Nouvelle Orléans, les bûcherons et mineurs dans d’autres endroits. À partir des années 1930, ils organisèrent des syndicats dans les entreprises où les travailleurs noirs avaient l’habitude d’être embauchés. Leurs luttes contre le système Jim Crow de la ségrégation, luttes qui commencèrent dans le Sud au cours de la Deuxième Guerre mondiale, se répandirent à l’échelle du pays pour contester les mille et une façons dont les Noirs étaient particulièrement opprimés dans ce pays, au Sud comme au Nord. Ils construisirent des organisations locales pour mener ces luttes, pour combattre le Ku Klux Klan, ou pour simplement avoir un travail. Ces luttes culminèrent finalement dans une vaste révolte dans les années 1960, une révolte des opprimés, secouant la plus grande et la plus forte puissance du monde et attirant l’attention de ceux qui dans le monde luttaient aussi pour se libérer.
Dans toutes ces luttes, ils se battaient pour obtenir concrètement leur « liberté » de sorte qu’ils ne soient pas ceux qui souffrent plus que les autres du chômage, de mauvaises conditions de vie et de travail, de sorte que les écoles pour leurs enfants soient aussi bonnes que les autres. Ils ne se battaient pas ouvertement contre la société capitaliste, mais ils étaient prêts à secouer les fondements même de cette société pour se libérer. Ils luttèrent dans les années 1950 et 1960 pour avoir une vie meilleure au sein de la société capitaliste. Mais ces luttes en fait soulevèrent le vrai problème : pour qu’eux-mêmes et tous les travailleurs puissent avoir simplement une vie décente, il fallait renverser la société capitaliste et construire une nouvelle société. Les luttes des masses noires n’en vinrent jamais à poser ce problème consciemment. Et il n’y avait aucun parti, capable de toucher les masses en lutte, qui posait ce problème de se débarrasser du capitalisme.
C’est pourquoi aujourd’hui, une fois encore, nous voyons la société capitaliste dans tous ces aspects révoltants imposer une nouvelle oppression sur les masses noires, sur tous les pauvres et plus généralement sur les classes laborieuses.
La société capitaliste ne pouvait pas concéder leur humanité aux masses noires qui se révoltèrent dans les années 1960, elle répondit donc par l’oppression.
S’il n’y avait rien d’autre pour indiquer que cette société capitaliste doit être renversée de fond en comble, ce serait ceci : les dirigeants de la société capitaliste ont choisi consciemment de créer un régime d’hypercriminalisation et d’hyperincarcération, seule réponse que ce système a pu trouver à son incapacité à répondre aux besoins des classes laborieuses.
Il faut mener un combat, conscient cette fois, pour se débarrasser du capitalisme dont la soif de profit basé sur la division de la société en classes garantit que le chômage et la pauvreté vont persister. L’existence continue du chômage garantit que l’oppression, d’une façon ou d’une autre, continuera, de manière à empêcher ceux qui n’ont pas de travail de se soulever.
Mais ils peuvent se soulever. Ils l’ont déjà fait. Et la classe ouvrière noire, qui a été souvent plus consciente de la réalité de l’oppression, peut jouer un rôle pour entraîner toute la classe ouvrière dans les luttes nécessaires.
Les jeunes endurcis d’aujourd’hui auront un rôle important dans ces luttes. Le passage suivant, extrait de Toute ma vie j’ai lutté, les mémoires de Sam Johnson publiées l’année dernière, traite de cette question : « Les jeunes d’aujourd’hui voient bien qu’il n’y aura pas de boulot pour eux. Cette jeune génération qui n’a pas de boulot et le minimum pour survivre, ils sont bien obligés de trouver une solution, et certains se tournent vers la délinquance.
On voit la délinquance se développer à cause de ce système pourri, tellement contre la classe ouvrière et les pauvres.
Les jeunes qui sont dans la rue sont beaucoup plus endurcis que ceux de mon époque. Ils ne peuvent pas faire autrement, vu comment l’avenir se présente pour eux. Il y en a tellement plus aujourd’hui dans la rue, qui n’ont aucun espoir, aucune perspective.
Il y en a qui sont de vrais battants, mais contre qui ils se battent aujourd’hui ? Contre leurs frères, et peut-être les travailleurs de leur quartier. C’est contre eux-mêmes qu’ils se battent, et contre leur classe. Mais quand la lutte commencera, quand la classe ouvrière se mettra vraiment en marche, il faudra qu’on emmène ces jeunes avec nous. Demain, ils pourraient se battre avec leur classe. Aujourd’hui, tout ce qu’ils font c’est voler les travailleurs qui ont quelques dollars en poche. Le problème, c’est d’arriver à s’en prendre aux vrais voleurs, ceux qui les ont mis dans cette situation. »[fn]note : L’ouvrage de Sam Johnson, Toute ma vie, j’ai lutté, est paru aux éditions Les Bons caractères en 2015.[/fn]
Oui, les jeunes endurcis pourraient se battre demain, avec le reste de leur classe contre les vrais bandits qui ont créé un régime carcéral les soumettant à ces conditions.
25 juillet 2015