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Actions armées et conscience de classe
Enlèvement d'un directeur d'usine en Argentine par un commando de l'ERP-ERT (Section argentine de la IVe Internationale - Secrétariat Unifié) ; enlèvement, en France, de Nogrette, par les maoïstes de la Nouvelle Résistance Populaire au lendemain de l'assassinat d'Overney ; intervention à Munich, d'un commando palestinien de Septembre Noir contre la délégation israélienne aux Jeux Olympiques : toutes ces actions, d'autres encore revendiquées ou soutenues par des groupes gauchistes, relancent aujourd'hui un débat que l'on pouvait croire depuis longtemps réglé du moins pour les marxistes : celui du terrorisme.
Il faut croire que non, puisque de nos jours des groupes qui se revendiquent du maoïsme ou même du trotskysme remettent en honneur des conceptions et des méthodes qui sont indéniablement plus proches de celle de Bakounine que de celles de Marx et de Lénine.
Certes, déclarent-ils, car ils ont feuilleté les classiques, nous ne faisons pas de toutes violences vertus. Nous savons bien que la terreur et la réaction peuvent aussi bien être au service de là réaction. Nous n'ignorons pas que la bourgeoisie française de 1793 établit son pouvoir et l'assura à l'ombre des guillotines, cette même bourgeoisie qui n'hésita pas plus quand il fallut noyer dans le sang la Commune de Paris en 1871. Nous ne mettons pas, prétendent-ils, un signe égal entre la terreur qu'exercent les exploiteurs et celle dont peuvent user les opprimés et les exploités dans la lutte pour leur émancipation.
Et effectivement, aucun révolutionnaire ne peut contester aux opprimes le droit à la révolte. Bien piètre marxiste serait celui qui monnaierait son appui au paysan qui s'insurge contre le propriétaire foncier ou contre le collecteur d'impôts, ou son soutien au Noir américain qui se rebelle face au policier ou au juge racistes, sous prétexte qu'il ne retrouve pas dans ces révoltes son programme dans son intégralité. Lénine, par exemple, n'avait pas attendu que les paysans russes adhèrent au bolchevisme pour prendre en charge et leurs revendications et leur combat, de même il n'exigeait pas de la population pauvre de Géorgie, par exemple, qu'elle passe du côté des soviets pour appuyer ses aspirations nationales fondées sur deux cents ans de domination grand-russe. Il ne se rallia pas pour autant aux groupes populistes ni aux organisations nationalistes géorgiennes.
De la même manière, aujourd'hui, aucun révolutionnaire socialiste ne discutera son soutien aux Palestiniens ou aux Vietnamiens qui s'insurgent.
Mais là n'est pas la vraie question posée par l'attitude des groupes maoïstes ou le Secrétariat unifié vis-à-vis du terrorisme.
En effet, partant du légitime soutien que tout révolutionnaire se doit d'apporter aux luttes des opprimés, ces groupes escamotent tout critère de classe sur lequel le marxisme fonde ses analyses pour y substituer un ensemble de critères moraux et sentimentaux qui leur tiennent lieu d'argumentation.
Ainsi, pour ces groupes, puisque le combat des Palestiniens contre la spoliation que leur fait subir l'État sioniste est justifié, ils en déduisent qu'ils doivent soutenir inconditionnellement la politique des organisations palestiniennes. L'amalgame qui consiste à confondre les aspirations profondes des masses et les directions politiques que ces masses se sont données ou qui se proclament mandatées par elles, permet tous les tours de passe-passe. Il permet de légitimer politiquement l'action de Septembre Noir, par exemple, en invoquant le désespoir des masses palestiniennes déracinées dans les Fedayin seraient les dépositaires. A les entendre, le programme de Septembre Noir, d'el Fath ou du FPLP, n'a qu'une importance secondaire, de même que le sens social de leurs actions, ce qui compte, c'est qu'ils combattent les armes à la main contre les oppresseurs. Et nous citons les organisations palestiniennes comme un exemple parmi d'autres, on pourrait discuter de même à partir de leur attitude vis-à-vis du FLN algérien, du FNL vietnamien, de l'ETA basque, etc., etc., On ne pourrait réduire le marxisme à une caricature plus indigente !
Les groupes gauchistes qui se font les soutiens de telles organisations, et par là de leur politique, en viennent donc à caractériser une direction politique non pas à partir du programme qu'elle se donne, non pas à partir des classes sociales sur lesquelles elle fonde son action, mais à partir du radicalisme qu'elle manifeste dans le combat et du courage de ses militants. Ainsi «Che» Guevara est-il porté aux nues parce que, face aux staliniens préconisant la «voie pacifique», il s'est fait le champion de la lutte armée en Amérique latine contre l'impérialisme US Et honte à qui ose discuter du contenu social de cette lutte ! En ce monde, tout ce qui se bat les armes à la main, est révolutionnaire, donc socialiste «sui generis».
Et puisque ce qui compte aux yeux des maoïstes ou aux yeux du Secrétariat unifié, c'est le courage de quelques individus qui personnifient la «juste colère des masses», il n'est pas surprenant de les voir conférer à l'action exemplaire, et en particulier à l'action terroriste, des vertus que, pour les marxistes, elle n'a jamais eues. A partir d'une telle conception, il n'est pas surprenant non plus de les voir rejeter, même quand du bout des lèvres ils proclament le contraire, la nécessité de construire un parti ouvrier révolutionnaire. En effet, puisque quelques dirigeants intrépides suffisent à exprimer les aspirations des masses, puisqu'il suffit d'un commando décidé pour accomplir l'oeuvre des opprimés, pourquoi perdre son temps à forger un parti ? Quelques individus sans peur, politisés, détenteurs de la vérité, devraient suffire. On retrouve derrière cette conception la mentalité et l'idéologie qui est la seule leçon que le stalinisme ait su donner aux colonels des pays sous-développés et qui consiste à vouloir faire le bonheur des peuples à leur insu, quand ce n'est pas contre eux.
Mais cette convergence n'est pas fortuite. Elle correspond à un choix caractérisé par l'abandon du terrain de la classe ouvrière ou par le refus conscient de s'y placer et, en fin de compte, par le refus de se battre sur le programme du prolétariat international. Et ce n'est pas un hasard si l'on retrouve, par exemple, des maoïstes français, fascinés par la lutte du peuple en armes, aux côtés de gaullistes notoires, pour honorer la Résistance qui réalisa l'Union sacrée durant la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas un hasard non plus si la Ligue Communiste en vient à se prosterner devant des personnages comme Charles Tillon, dirigeant stalinien des FTP qui personnifia cette politique d'Union sacrée. La référence à la lutte armée, à la lutte du peuple, et pourquoi pas à la lutte dévoyée des travailleurs, permet de justifier le passage sur le terrain de la bourgeoisie. Ainsi, la Ligue Communiste n'éprouve-t-elle aucune gêne, elle s'en flatte même, à cohabiter dans la soi-disant IVe Internationale (SU) avec une organisation (I'ERP-ERT) qui proclame sa volonté «de vaincre ou de mourir pour l'Argentine». Mais cette organisation présente pour les militants du Secrétariat unifié l'incomparable mérite d'être à l'origine de quelques exploits comme celui qui aboutit à l'exécution du directeur de Fiat-Argentine.
On pourrait d'ailleurs multiplier les exemples au gré des périodes et des pays. Tous illustrent l'abandon du marxisme, c'est-à-dire l'abandon du terrain du prolétariat.
Car l'imagerie des groupes gauchistes, sous ses traits ambigus, n'en a pas moins une claire signification de classe. Elle reflète l'impatience de la petite bourgeoisie radicalisée, comme en d'autres temps ou dans d'autres milieux, le poujadisme, le fascisme, ont permis de formuler cette impatience. Elle n'est que la variante «de gauche» d'un phénomène qui, l'histoire en a fourni maints exemples, peut prendre bien des formes.
Les révolutionnaires marxistes n'ont jamais pensé que le geste, l'incantation, le verbe puissent faire avancer, ne serait-ce que d'un pouce, l'humanité vers son émancipation. L'impatience petite-bourgeoise mène à tout sans doute, mais pas à la révolution socialiste. C'est ce que les marxistes ont toujours affirmé. Et pour tous ceux qui continuent à considérer que le prolétariat demeure la seule classe qui peut prendre en charge les revendications et les aspirations de tous les opprimés du monde, il ne s'agit pas de se laisser entraîner par une telle impatience, car elle nous écarterait irrémédiablement de notre objectif.
La tâche des révolutionnaires socialistes, en effet, ne consiste pas à chercher désespérément les raccourcis qui permettraient de faire l'économie de la construction d'un parti ouvrier révolutionnaire, parti dans lequel le prolétariat, non seulement celui de France mais celui du monde entier, puisse se reconnaître et dans lequel se reconnaîtraient en même temps tous les opprimés de la planète. Dans l'accomplissement de cette tâche, nous ne récusons pas la violence, ni même l'action terroriste ; mais nous subordonnons son usage à notre stratégie.
Ainsi, par exemple, nous ne pensons pas qu'il suffise de pourchasser les fascistes au Quartier latin, ou d'enlever un directeur d'usine en Argentine, pour que la classe ouvrière ait, selon la formule, marqué objectivement un point. La violence, l'action militaire n'ont de signification pour les révolutionnaires socialistes, que lorsqu'elles constituent le prolongement conscient de la volonté ouvrière. La séquestration d'un directeur d'usine dans son bureau, au cours d'une grève, a plus de valeur quand elle exprime la volonté de lutte des travailleurs, même si techniquement elle a été réalisée par un nombre limité de participants, que l'enlèvement spectaculaire d'un dirigeant quelconque ou que la mise hors d'état de nuire de quelques fascistes dans un combat singulier dont la classe ouvrière serait spectatrice. Le but des révolutionnaires n'est pas de se faire admirer des masses et des travailleurs. Il n'est pas de s'agiter en dehors du prolétariat. Leur activité, au sein même de la classe ouvrière, vise à l'organiser, à en faire une force consciente, capable de jouer le rôle historique qui lui échoit.
Car pour les marxistes, l'objectif reste l'instauration de la dictature du prolétariat. Comment peut-elle se réaliser sans la participation consciente des travailleurs ? Par un audacieux coup de main d'une direction résolue qui, soit par surprise, soit à partir d'une conjonction de circonstances favorables, sur la base d'une démagogie populiste, renverse un pouvoir déjà chancelant ? Ce serait laisser croire que la dictature du prolétariat se résume à l'accession au pouvoir de quelques hommes mandatés (ou prétendant l'être) par le prolétariat. Ce serait oublier ce que Marx nous enseigne : que la révolution sociale ne peut se réduire à la prise du pouvoir politique, mais qu'elle nécessite l'éviction sociale de la classe dominante. Une telle éviction exige de la classe ouvrière qu'elle détruise l'appareil d'État bourgeois dans tous ses rouages, de la base au sommet, pour les remplacer par ses propres organes de pouvoir. Ce furent en URSS en Octobre 1917, les soviets d'ouvriers et de paysans, les milices ouvrières qui, d'emblée, se constituèrent en avant poste de la Révolution mondiale. Et ce rôle social de la classe ouvrière, assumant en toute conscience sa tâche historique, aucun groupe, aucun chef, aucun «Che» ne peut l'accomplir à sa place.