Le Socialist Workers Party, la bureaucratie et les travailleurs01/11/19721972Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le Socialist Workers Party, la bureaucratie et les travailleurs

A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, et dans l'immédiat après-guerre, l'organisation trotskyste américaine, le Parti des Travailleurs Socialistes (Socialist Workers Party), était considérée comme l'organisation, pilote du mouvement trotskyste mondial.

La situation privilégiée qu'il occupait alors au sein du mouvement révolutionnaire était due à plusieurs facteurs. La direction du SWP avait bénéficié, plus qu'aucune autre, de l'aide de Léon Trotsky, qui avait pris une part active dans la vie de la section américaine et dans l'élaboration de sa politique. De plus, de par sa taille, le SWP dépassait quelque peu le niveau d'un groupuscule, situation dans laquelle se trouvaient les autres groupes trotskystes de par le monde. Enfin, à une époque où la plupart des organisations trotskystes n'avaient pratiquement aucun lien réel avec. la classe ouvrière, le SWP pouvait s'enorgueillir de posséder en son sein quelques centaines de militants ouvriers et d'avoir une influence modeste mais non négligeable dans certains secteurs de la classe ouvrière.

Pourtant, aujourd'hui, l'image que le SWP donne de lui-même ne semble pas avoir grand-chose à voir avec celle qui était la sienne dans les années 1930-1940. Les quelques centaines de militants ouvriers qu'avait su attirer le SWP l'ont quitté depuis longtemps et désormais le parti, s'identifiant ainsi à la plupart des tendances trotskystes, recrute essentiellement dans la petite bourgeoisie intellectuelle qui, aux USA, constitue l'ossature du mouvement contre la guerre du Vietnam ou du mouvement de libération de la femme.

Et, à ce propos, quelques chiffres sont éloquents.

Au congrès de 1946 du SWP, Farrel Dobbs, un des dirigeants du parti, affirmait que «presque la moitié des membres du parti appartiennent aux syndicats, principalement à ceux des industries de base. Un nombre relativement grand de militants occupent des postes de toutes sortes dans les syndicats. Beaucoup de nouvelles recrues sont des militants syndicaux de valeur, actifs dans tes principales zones industrielles des USA où fonctionnent actuellement un total de 41 sections différentes du SWP».

A l'époque, on pouvait estimer à 2.000 environ le nombre de militants du SWP et, en se basant sur l'affirmation de Dobbs, de 300 à 1 000 d'entre eux étaient des militants ayant une activité syndicale dans les industries de base. Le Congrès reçut d'ailleurs des rapports sur l'activité du parti dans des secteurs tels l'Automobile, les Aciéries, l'industrie du Caoutchouc, les Chemins de fer et les marins.

Vingt-quatre ans plus tard, à la Convention d'Oberlin (été 1970), la situation était quelque peu différente. Le nombre de militants présents à cette conférence était d'environ 700 et, sur ce nombre, on comptait, en tout et pour tout, 115 syndiqués dont cinq dans l'industrie automobile et aucun dans les autres industries de base.

En fait, les syndiqués appartenaient surtout soit au corps enseignant, soit aux services d'aide sociale ou à d'autres secteurs périphériques et marginaux du prolétariat.

Quant au reste des militants, c'étaient, dans leur immense majorité, des étudiants recrutés dans le mouvement contre la guerre du Vietnam qui s'est développé sur une grande échelle depuis 1965 et au sein duquel le SWP a joué un rôle important.

Mais comment une organisation ayant des racines dans la classe ouvrière a-t-elle pu se transformer, en quelques années, en une organisation de composition sociale essentiellement petite-bourgeoise qui, tant sur le plan politique que sur celui de l'activité concrète, a complètement abandonné la classe ouvrière ?

La réponse à cette question, on ne peut la trouver que dans l'histoire du SWP luimême en comprenant le processus qui lui fit, gagner, puis perdre, l'essentiel de ses militants ouvriers.

 

Les caractéristiques de l'opposition de gauche américaine

 

A ses origines, l'opposition de gauche américaine, regroupée dans la «Ligue Communiste d'Amérique (Opposition)» connaît une évolution semblable aux autres sections de l'Opposition de Gauche Internationale. Lutte à l'intérieur du PC, expulsion puis création d'une organisation indépendante qui, jusqu'en 1933, se considère comme une fraction du Parti Communiste Américain et de l'Internationale Communiste. Après la débâcle de la politique du Komintern en Allemagne, la «Ligue Communiste d'Amérique» s'oriente vers la création d'un nouveau parti communiste et d'une nouvelle internationale.

Mais, pour les trotskystes américains, les conditions étaient, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, assez différentes de celles que connaissaient à la même date, leurs camarades européens.

La classe ouvrière américaine était politiquement vierge (et elle l'est restée depuis). Ni le Parti Socialiste, ni le Parti Communiste n'avaient réussi à influencer une très large proportion de travailleurs. Et, de ce point de vue, au sein des entreprises et du mouvement ouvrier en général, la pression des staliniens était faible et leurs tentatives d'isoler les trotskystes du reste de la classe ouvrière vouées à l'échec par avance.

La seule force organisée au sein du prolétariat demeurait l'organisation syndicale «American Federation of Labor» (AFL). Mais son emprise sur la classe ouvrière était relativement lâche. Tout d'abord, elle n'étendait son contrôle que sur une fraction relativement mince d'ouvriers qualifiés, refusant de syndiquer les OS et les manoeuvres. De plus, tiraillée par des intérêts divers, cette bureaucratie syndicale se trouvait concurrencée dans certaines branches par des organisations syndicales indépendantes qui avaient rompu avec elle sur des bases très diverses allant de la critique de son corporatisme ou de ses compromissions, au reproche de ne pas collaborer assez franchement avec le patronat.

Et ces conditions très particulières permirent à la Ligue Communiste d'Amérique d'entretenir, dès sa naissance, des contacts réguliers et féconds avec le mouvement syndical ou du moins certaines de ses fractions.

De plus, l'opposition, de gauche américaine bénéficiait de l'apport de militants ayant une certaine pratique du travail syndical et de l'activité quotidienne au sein de la classe ouvrière dont J.P. Cannon fut un bon exemple. Cannon, un des fondateurs du PC américain venu au marxisme au travers de l'école du syndicalisme révolutionnaire des IWW, sut attirer au mouvement, après son exclusion du PC, non seulement des militants ouvriers staliniens mais aussi d'autres travailleurs appartenant au mouvement radical américain, c'est-à-dire à l'époque à l'extrême gauche du mouvement syndical.

Cela donna aux trotskystes américains la possibilité d'une certaine insertion dans le mouvement ouvrier à une époque où, dans la plupart des autres pays, le mouvement trotskyste était complètement coupé des travailleurs.

 

Le groupe de Muste

 

Parmi les fractions les plus radicales du syndicalisme américain, il faut faire une place à part à l'organisation qui s'intitulait «Progressive Labor Action» et qui était dirigée par un ancien pasteur, A.J. Muste.

Muste avait participé, en 1917, à la grande grève de Lawrence, dirigée par le syndicat des travailleurs du Textile (Textile Workers Union) et se plaçait depuis lors à l'extrême gauche du syndicalisme américain. Il avait, après cette grève, dirigé pendant quelques temps une école de formation politique financée par certaines fédérations syndicales rattachées à l'AFL. Mais, bien vite, cette école avait été fermée, l'enseignement professé ayant été jugé par trop subversif par l'AFL. Muste, en regroupant autour de lui des militants syndicaux extrêmement actifs et combatifs, avait alors créé une ébauche de parti politique le «Progressive Labor Action».

D'un certain point de vue, Muste, comme Mamma Jones, était une des figures les plus représentatives du mouvement ouvrier américain. Il fut un des premiers, au moment de la grande dépression, à proposer et à entreprendre la création d'organisations de chômeurs pour ne pas couper ces derniers du reste de la classe ouvrière. La «Ligue Nationale des Chômeurs» (National Unemployed League) qu'il organisa eut bientôt des ramifications dans la région très industrielle du Midwest et en Virginie Occidentale. Mais, surtout, le groupe de Muste fut l'élément moteur d'une grande grève, celle de l'Auto Lite qui se déroula à Toledo (Ohio) en février 1934. Muste dirigea la grève de bout en bout et les grévistes obtinrent la victoire, grâce notamment à l'appui des chômeurs de la ville puissamment organisés en une Ligue.

Très bon organisateur, militant extrêmement combatif, Muste s'attachait surtout aux luttes quotidiennes et se désintéressait passablement des perspectives politiques.

Pourtant, la radicalisation des luttes qui s'amorçait alors, et qui devait aboutir à la grande montée ouvrière de 1937 et à la création du syndicalisme de masse incarné par le CIO, poussa Muste et ses camarades à envisager, dès la fin 1933, la transformation du groupe syndicaliste en un véritable parti politique. C'est ainsi que naquit, début 1934, le «Parti des Travailleurs Américains» (American Workers Party).

Bien avant cela, dès la formation du «Progressive Labor Action», les trotskystes américains avaient été extrêmement attentifs à l'évolution de Muste et de son groupe. Gagner au trotskysme les centaines de militants syndicaux combatifs qui suivaient Muste devint un objectif primordial de la Ligue Communiste d'Amérique.

Cette tentative fut couronnée de succès fin 1934 et cela fut facilité par le fait que, entre-temps, les trotskystes américains avaient gagné un certain renom en dirigeant deux grèves qui eurent un retentissement national. Il s'agit des grèves de camionneurs de Minneapolis.

Minneapolis était alors une ville «ouverte», c'est-à-dire une ville où, dans les entreprises, les organisations syndicales n'étaient pratiquement pas reconnues par les patrons. Et les efforts de l'AFL s'étaient, jusqu'alors, soldés par des semi-échecs. Dans la ville, le groupe trotskyste local était formé par d'anciens militants du PC assez connus dans le milieu ouvrier.

Ces derniers étaient parvenus à organiser les camionneurs qui dépendaient d'un syndicat, le local 574 de l'AFL, dont le dirigeant leur était pratiquement acquis.

Lors de la première grève, qui éclata en mai 1934, le patronat fut obligé de reconnaître l'organisation syndicale. La seconde, qui débuta le 16 juillet 1934, n'était qu'une des conséquences de la première. En effet, le patronat local, craignant que l'exemple des camionneurs ne devienne contagieux, avait fait pression sur les dirigeants des entreprises de transport pour qu'ils reprennent ce qu'ils avaient dû céder quelques mois plus tôt.

La seconde grève dura cinq semaines. Les grévistes reçurent l'appui de tous les travailleurs de la ville. La police, qui avait recruté des «auxiliaires» parmi les hommes de main du patronat, tenta de disperser les piquets de grève. Sans succès. La seconde grève fut, à son tour, victorieuse.

Cette action permit aux trotskystes américains de gagner la confiance d'un grand nombre de militants de l'AWP en faisant la démonstration qu'ils étaient autre chose qu'un cercle limitant son activité à des discussions interminables.

La fusion avec le Parti des Travailleurs Américains s'effectua, malgré une violente propagande hostile du PC, en décembre 1934. Les militants du groupe de Muste furent rapidement gagnés aux idées de la Ligue Communiste d'Amérique.

Elle permit au mouvement trotskyste américain de se voir renforcé par un nombre non négligeable d'éléments prolétariens. De cette fusion de la Ligue Communiste d'Amérique et du Parti des Travailleurs Américains naquit le Parti des Travailleurs (Workers Party).

Mais cette nouvelle organisation n'allait avoir qu'une existence fort brève. Car, peu après, sur les conseils de Trotsky, les membres du nouveau parti entraient dans le Parti Socialiste qui, du fait de la radicalisation de la classe ouvrière américaine, bénéficiait alors du ralliement d'un grand nombre d'ouvriers.

Cette expérience au sein du PS fut infiniment plus fructueuse pour le mouvement trotskyste américain que celle à laquelle prirent part les trotskystes de France à la même époque. L'entrée, comme la sortie, du PS s'effectuèrent en bon ordre et permirent de gagner non seulement la majorité des Jeunesses Socialistes mais également de nombreux travailleurs, notamment chez les marins et dans l'industrie automobile. Et lorsque se créera le SWP, à la fin de 1938, la nouvelle organisation bénéficiera du concours d'un assez grand nombre de travailleurs.

 

L'opportunisme en matière syndicale

 

Mais très rapidement se posa au parti le problème du type d'activité que les militants menaient au sein de la classe ouvrière.

En effet, la plupart des travailleurs qui se retrouvaient dans le SWP étaient, par leur passé, essentiellement des militants syndicalistes. Ils représentaient souvent l'aile la plus radicale du syndicalisme américain, mais n'étaient jamais intervenus, en tant que militants politiques, au sein de la classe ouvrière. Et cela est aussi vrai des ex-mustéistes que des anciens membres du Parti Socialiste qui se considéraient plus comme des syndicalistes ayant des sympathies socialistes que comme des militants socialistes menant leur activité dans les syndicats. On peut appliquer au SWP la formule que Cannon écrivait alors à propos du Parti Socialiste, à savoir « qu'il avait des gens dans tout le mouvement syndical mais n'avait aucune influence sérieuse en tant que parti parce que ses militants syndicaux ne se sentaient aucune obligation envers leur parti ».

En fait, le problème était complexe. Du fait du manque de traditions politiques de la classe ouvrière américaine, les travailleurs les plus conscients limitaient tout naturellement leur combat au cadre syndical. Et la meilleure illustration de cette situation fut que l'énorme poussée ouvrière des années 1934-1937 donna naissance à une organisation syndicale dynamique, le CIO, mais ne se traduisit jamais sur le plan politique. Aucune organisation politique de la classe ouvrière ne naquit de ce qui fut un des plus grands combats du prolétariat américain.

Et le SWP hérita, bien sûr, de cette situation. Mais il s'avéra, par la suite, incapable de transformer les militants ouvriers qui avaient rejoint ses rangs en militants révolutionnaires, c'est-à-dire en militants politiques. Il n'estima jamais que son rôle était, avant tout, d'intervenir en tant qu'organisation politique vis-à-vis de l'ensemble des travailleurs. Il se contenta, la plupart du temps, de mener, par le biais de ses militants, des luttes de fraction au sein des appareils syndicaux. Cela le conduisit, peu à peu, à s'adapter passivement au milieu syndical et, partant, à la bureaucratie de l'AFL en tant que tendance de gauche.

De ce fait, il restait tout à fait étranger aux couches les plus opprimées du prolétariat américain, constituées notamment par les travailleurs de couleur. Trotsky remarquait à ce propos en avril 1939 :

«Les vieilles organisations ouvrières, à commencer par l'AFL, sont des organisations de l'aristocratie ouvrière. Notre parti appartient au même milieu, et ne s'appuie pas sur les masses les plus exploitées dont les Noirs constituent la couche la plus opprimée. Le fait que notre parti ne se soit pas, jusqu'à présent, préoccupé de la question noire est un symptôme inquiétant. Si l'aristocratie ouvrière est la base de l'opportunisme, une des sources de l'adaptation à la société capitaliste, alors les plus opprimés et les plus exploités sont le milieu le plus dynamique de la classe ouvrière.»

Ce tournant vers la masse des travailleurs les moins qualifiés, le SWP ne fut jamais capable de le réaliser. Dans les années 1935-1936, son adaptation passive au milieu syndical, et en particulier à l'AFL, non seulement coupa le SWP des forces vives de la classe ouvrière mais encore l'empêcha de jouer un rôle quelconque dans le CIO. Et lorsque, plus tard, il réorienta ses forces dans cette direction, il était finalement trop tard et il en tira fort peu de bénéfices. En fait, la montée du CIO et l'entrée en scène de millions de travailleurs non qualifiés passèrent en grande partie au-dessus de la tête des militants trotskystes américains.

Ce n'est qu'après la signature du pacte Hitler-Staline, en août 1939, qu'une nouvelle possibilité leur fut offerte de jouer un rôle dans les syndicats du CIO. En effet, jusqu'alors, staliniens et syndicalistes « progressistes » (c'est-à-dire pro-Roosevelt) avaient fait barrage contre leur entrée. Mais, avec l'alliance entre l'Allemagne nazie et l'URSS, les staliniens, qui jusqu'alors avaient trouvé place dans le courant de soutien à Roosevelt où se retrouvaient toutes les bureaucraties syndicales, se trouvèrent non seulement en butte aux attaques des autres fractions de la bureaucratie syndicale mais perdirent quelque peu de leur crédit auprès de la masse des travailleurs qu'ils influençaient.

Les bureaucrates pro-Roosevelt en vinrent même parfois, dans un but tactique, à appuyer les trotskystes contre les staliniens et à leur ouvrir grandes les portes des syndicats.

Mais, malgré les avertissements de Trotsky, les militants trotskystes succombèrent à ce chant de sirène et en vinrent à se distinguer de moins en moins des rooseveltiens. Ils se refusèrent, dans les faits, à attaquer de front les bureaucrates qui soutenaient Roosevelt et renoncèrent à tout travail en direction des ouvriers staliniens pour ne pas se couper de leurs nouveaux alliés. C'était finalement s'aligner complètement sur la bureaucratie syndicale et laisser au PC la possibilité de reprendre en main les quelques milliers de militants ouvriers qui le suivaient. Ces militants, qui comptaient parmi les plus politisés de la classe ouvrière américaine, se trouvaient dans un désarroi total après la signature du pacte Hitler-Staline.

Cette attitude opportuniste du SWP fut violemment prise à partie par Trotsky. Dans une discussion qu'il eut en juin 1940 avec des dirigeants du SWP, Trotsky notait :

« Le soutien que nous apportent les progressistes (c'est-à-dire les rooseveltiens) n'est pas stable. Ce soutien existe au sommet des syndicats plus qu'à la base. Maintenant, avec la guerre, nous aurons les progressistes contre nous. Nous avons besoin d'une base plus forte parmi les travailleurs du rang ».

Puis, parlant du journal syndical le Northwest Organiser, entièrement contrôlé par le SWP, il poursuivait :

«Nous sommes effrayés de nous compromettre aux yeux des syndicalistes rooseveltiens... Si nous avons peur, nous perdons notre indépendance et devenons à moitié rooseveltiens. Notre politique est trop favorable aux syndicalistes pro-Roosevelt. Je note que cela est vrai dans le Northwest Organiser. Nous avons discuté de cela auparavant mais rien n'a changé, pas même un simple mot.»

Plus loin, il revient sur cette même idée

«... le Northwest Organiser reste inchangé. Il donne une image de notre adaptation aux rooseveltiens ».

Et Trotsky expliquait cette attitude par le refus du SWP d'envisager « un affrontement immédiat avec les rooseveltiens - non avec les militants de base - mais un affrontement avec nos alliés, avec l'appareil, les rooseveltiens conscients... un affrontement avec nos ennemis de classe... ».

Mais l'adaptation du SWP à la bureaucratie syndicale et aux rooseveltiens n'était que le signe le plus révélateur que le parti n'avait d'influence qu'au sein de cette bureaucratie et pratiquement aucune base indépendante parmi la masse des ouvriers du rang. De cela Trotsky était parfaitement conscient. A la question de Joseph Hansen, un des dirigeants du SWP :

« Je me demande si le camarade Trotsky considère que notre parti fait preuve d'une tendance conservatrice dans le sens que nous nous adapterions politiquement à la bureaucratie syndicale », Trotsky répondait :

« Jusqu'à un certain degré, je crois que oui. Je ne peux observer la situation d'assez près pour en être complètement certain... En observant le Northwest Organiser, je n'ai pas observé le plus petit changement pendant toute une période. Il reste apolitique. C'est un symptôme dangereux. Et le fait d'avoir complètement négligé le travail en direction du parti stalinien est un autre symptôme dangereux ».

 

La guerre et l'après-guerre

 

Mais les avertissements de Trotsky au SWP ne furent guère suivis d'effet. Trotsky mort, la politique du SWP continua comme par le passé et il faudra l'entrée en guerre des USA en décembre 1941, avec l'appui total des bureaucrates de l'AFL et du CIO, pour que les trotskystes soient obligés de se démarquer des rooseveltiens, alliés d'hier, qui leur feront désormais la chasse.

A la fin de la guerre, la situation resta inchangée. Les staliniens, qui, dès 1941, s'étaient ralliés d'enthousiasme à l'Union Sacrée et avaient alors commencé une nouvelle lune de miel avec les syndicalistes progressistes, s'étaient distingués dans leur zèle à interdire toute grève. Dans cette voie, ils avaient même souvent dépassé la plupart des dirigeants de l'AFL et du CIO et s'étaient opposés à des grèves que les bureaucrates syndicaux s'étaient trouvés contraints de déclencher sous la poussée de la base.

Dans les années 1945, 1946 et 1947, la lutte entre rooseveltiens et staliniens pour le contrôle du CIO reprit de plus belle. Loin de proposer une politique différente des uns et des autres, les militants du SWP se divisèrent en deux camps : certains soutinrent les staliniens, d'autres les rooseveltiens. C'est notamment ce qui arriva dans le syndicat de l'Automobile (UAW), un des plus importants du CIO et des USA.

L'UAW voyait alors se dérouler en son sein une âpre lutte entre la fraction « progressiste » de Walter Reuther et celle des staliniens Thomas-Addes-Leonard.

Dans un premier temps, le SWP décida de soutenir Reuther en arguant que : « La lutte contre l'aile stalinienne de la bureaucratie CIO était au début un combat de véritables militants contre la mainmise bureaucratique et la politique de collaboration de classes poursuivie par les staliniens. ( ... ) C'était un combat nécessaire et progressiste ».

Quant à Reuther, malgré son passé de bureaucrate, il était considéré comme « le plus progressif des dirigeants de l'UAW en 1946 ».

Mais très rapidement, le « progressisme » de Reuther, qui n'existait que dans les colonnes du Militant, disparut. Reuther ne tarda pas à inscrire sa lutte contre Thomas-Addes-Leonard dans le contexte de la chasse aux Rouges qui se dessinait alors. C'est alors que les militants trotskystes de l'industrie automobile, groupés autour de Cochran, décidèrent de ne plus soutenir Reuther et d'appuyer l'autre fraction. La direction du SWP s'opposa un moment à cette orientation pour finalement s'y rallier. Le SWP écrivit plus tard que : « Dans la lutte pour le pouvoir qui s'était déroulée (au sein de l'UAW) durant les années 1946 et 1947, la tendance de Thomas-Addes-Leonard adoptait une meilleure position que celle de Reuther en ce qui concerne la démocratie syndicale, et d'autres problèmes de premier plan comme la toi de Taft-Hartley ».

A aucun moment, le SWP n'avait préconisé une politique indépendante des rooseveltiens et des staliniens.

Cette intégration politique complète aux différentes fractions de la bureaucratie syndicale explique pourquoi, dans la période qui suivit, la plupart des militants ouvriers du SWP quittèrent le parti et s'intégrèrent sans trop de mal à cette bureaucratie.

C'est notamment ce qui se produisit lors de la scission de Cochran, dans les années 1952-1953. Cette scission toucha essentiellement les militants syndicaux de l'Automobile de Detroit et de Flint. Le SWP perdit là un de ses bastions ouvriers. Les militants qui le quittèrent alors, mais conservèrent leurs postes dans les syndicats, étaient parmi ceux qui avaient adhéré au mouvement trotskyste dans les années 1930.

Cannon les caractérisait comme de vieux militants syndicalistes, bénéficiant de privilèges dus à l'ancienneté, des ouvriers qualifiés coupés des jeunes travailleurs non qualifiés du rang. Et c'était sans doute vrai. Malheureusement, ce type de militants constituait l'essentiel de la base ouvrière du SWP.

La politique opportuniste du SWP vis-à-vis de la bureaucratie syndicale, les treize années de prospérité de la guerre et de l'après-guerre et les six ans de maccarthysme avaient poussé ces vieux militants syndicalistes à s'intégrer toujours plus à l'appareil syndical en se coupant peu à peu du SWP. Et le phénomène. ne fut pas isolé. C'est également dans cette période que le PC perdit bon nombre de ses militants qui, au moment de la chasse aux Rouges, préférèrent rompre avec leur parti plutôt que de risquer de perdre les postes qu'ils occupaient dans l'appareil syndical.

A la fin de cette période, le SWP avait complètement perdu ses militants ouvriers. Réduit à quelques centaines de membres (certainement 100 ou 200), il vivota jusqu'au début des années 1960 où il bénéficiera alors de la radicalisation de la petite-bourgeoisie, spécialement des étudiants. C'est désormais sur cette base que se fera l'essentiel de son recrutement. L'organisation qui fut pendant longtemps la plus prolétarienne du mouvement trotskyste avait vécu.

 

En guise de conclusion

 

En fait, pour le mouvement trotskyste mondial, l'expérience du SWP est riche d'enseignements.

Car il serait faux d'expliquer par des conditions spécifiquement américaines l'incapacité du SWP à s'appuyer sur les travailleurs du rang.

La prédominance quasi exclusive donnée au travail syndical au détriment du travail politique dans les entreprises, le contrôle peu rigoureux exercé par le parti sur les militants syndicaux ont conduit le SWP à s'adapter passivement à la bureaucratie syndicale. Dans ces conditions, les militants trotskystes américains devenaient prisonniers de l'appareil syndical qui, du jour au lendemain, pouvait décider de leur sort. La fraction syndicale du SWP était devenue, au fil des années, partie intégrante de la bureaucratie syndicale au sein de laquelle elle finit par se dissoudre.

Mais ce comportement n'est pas propre au SWP Il fut aussi, avant-guerre, celui d'une autre section « prolétarienne » de la IVe Internationale, la section belge, qui connut à peu près le même sort et la même évolution.

Et aujourd'hui, la quasi-totalité des groupes trotskystes, ou proches du trotskysme, adoptent des attitudes semblables, dans pratiquement tous les pays du monde, que ce soit la France, l'Angleterre, la Bolivie ou Ceylan.

Aux USA même, l'essentiel du « travail ouvrier » de ces groupes semble réduit à la création de tendances (caucus) au sein des syndicats. Et, dans les rares moments où une presse d'entreprise est envisagée, ce n'est jamais une presse conçue comme l'expression d'un groupe révolutionnaire mais uniquement comme une presse syndicale d'opposition à la direction en place.

Toujours aux USA, d'autres groupes s'orientent vers la mise sur pied d'hypothétiques comités chargés d'appuyer les grèves en cours et dont l'action essentielle se limite à recueillir des déclarations verbales ou des signatures favorables aux grévistes venant de dirigeants syndicaux locaux, pas fâchés de passer pour « progressistes » ou oppositionnels à bon compte.

C'est là retomber dans la même ornière que le SWP. Et c'est aussi finalement tourner le dos aux travailleurs et, par là-même, au programme révolutionnaire.

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