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Dans le monde
Russie : les classes populaires face à la guerre
Le président russe vient de signer une loi modifiant les conditions de versement de leur retraite aux travailleurs non russes originaires de la Confédération des États indépendants (CEI), qui regroupe plusieurs anciennes républiques soviétiques depuis fin 1991.
Ces retraités, qualifiés de migrants, n’auront plus droit à une pension en Russie, sauf en cas d’accord spécifique entre leur pays et celle-ci.
Des membres de la CEI, qui restaient liés à la Russie, ont saisi l’occasion de la guerre en Ukraine pour marquer plus de distance avec le Kremlin. Ce dernier, en rétorsion, s’en prend à leurs ressortissants ayant travaillé en Russie.
Les gouvernants russes y trouvent un intérêt politico-diplomatique, mais aussi économique, car le budget fédéral récupérera ainsi l’équivalent de 210 millions d’euros.
Mais c’est sur le plan social que cette mesure importe sans doute le plus à Poutine. En effet, il veut persuader la population que lui seul la défend, alors qu’elle se trouverait confrontée à une hostilité généralisée, même dans son « étranger proche » des ex-républiques soviétiques. En jouant du nationalisme, le Kremlin veut faire oublier à la population russe tout ce qui l’oppose au régime et à ses nantis. Ces derniers sont d’autant plus intéressés à diviser les travailleurs entre eux, selon leur passeport ou leur origine, que si ces derniers mois il y a eu peu de conflits sociaux, dans plusieurs d’entre eux – en Sibérie, en Extrême-Orient, dans le pétrole – des travailleurs migrants se trouvaient en pointe.
Pierre-le-Grand et petits budgets
Poutine peut exalter le souvenir de Pierre-le-Grand, dont il a célébré en grande pompe le 350e anniversaire et surtout la victoire militaire sur la Suède, il sait que son « opération spéciale » en Ukraine n’est guère populaire.
Sinon, pourquoi avoir interdit à des médias locaux de publier la liste des soldats tués en Ukraine ? Parce que, dit la justice, cela viole le secret des pertes de l’armée. Alors, il faut d’autant plus protéger ce secret d’État que ces pertes sont lourdes, et que cela se sait, même en l’absence de chiffres précis.
Et puis, aucune censure ne peut empêcher que tout le monde voie les prix flamber depuis le début de la guerre : de 30 à 50 % sur les produits alimentaires ou de première nécessité, voire 70 % et plus sur le kéfir ou la lessive en poudre. Et les salaires, eux, ne progressent pas, sinon à la baisse en raison du chômage.
Dans l’industrie, les usines automobiles sont à l’arrêt total ou partiel. AvtoVaz, ex-filiale de Renault, que ce groupe a fini par céder à l’État russe contre un euro en se réservant une option légale de rachat, représentait un tiers du marché des véhicules en Russie. Du fait des sanctions occidentales, AvtoVaz ne peut désormais plus sortir la Duster et ne sort d’autres modèles que sans ABS, sans calculateur de bord, etc. Ces équipements ne risquent pas de manquer pour relancer, dit-on, la production des Moskvitch : AvtoVaz l’avait arrêtée il y a plus de vingt ans, précisément du fait de son retard technologique ! En parler relève du simple effet d’annonce, car ce n’est pas ce bluff patriotique qui va donner du travail et un salaire aux dizaines de milliers d’ouvriers et techniciens à Togliatti ou Moscou.
On continue de leur verser un salaire ou du chômage technique à l’ancien tarif. Mais pour combien de temps ? Certains ont déjà dû trouver un autre travail. D’autres sont partis en province, car ils ne peuvent plus payer un loyer dans une grande ville.
À Kalouga, à 200 km au sud de Moscou, où des constructeurs et sous-traitants automobiles occidentaux se sont installés, le centre Volkswagen est à l’arrêt. La firme continue à payer le chômage technique mais, selon le syndicat « indépendant » MPRA, elle ne prévoit aucune production en 2022. Volkswagen a annoncé la fermeture de ses ateliers chez GAZ, l’usine géante du centre de Nijni-Novgorod, à 400 km à l’est de Moscou. À ceux qui partiraient « volontairement », elle propose de verser 5 à 6 mois de salaire.
À Kaliningrad, une enclave russe entre Pologne et Lituanie, l’usine Avtotor (BMW) n’est sortie du chômage que depuis deux semaines. On devrait y produire des pièces de rechange de modèles anciens. Personne ne sait ce qu’il s’y prépare, mais la direction a proposé aux ouvriers, en guise de petit boulot de compensation, d’aller récolter d’abord des pommes de terre, puis des baies dans la nature cet été…
Alors qu’à Moscou le BTP employait beaucoup d’ouvriers d’Asie centrale et du Caucase, on voit maintenant sur les chantiers de plus en plus de visages « blancs ». Ce sont des migrants de l’intérieur qui, privés d’emploi dans leur région, tentent leur chance dans la capitale.
Autre effet des sanctions occidentales: à Tikhvine, dans l’oblast de Leningrad, une usine de construction de wagons a dû cesser de tourner faute de roulements. Le pays n’en produit pas assez. Il est question de compenser cette situation en développant la production militaire de l’usine. C’est là une solution que les autorités mettent souvent en avant en pareil cas car, vu les pertes matérielles et la guerre qui se prolonge en Ukraine, la production d’armements, elle, ne chôme pas.
Salaires non payés et protestations
Il semble aussi qu’augmentent les cas d’entreprises où les salaires ne sont plus payés, ou avec retard. Cela pourrait expliquer l’augmentation des « actions de protestation », en clair des grèves, depuis le début du mois.
Si, avec l’instauration d’un régime proche de la loi martiale depuis fin février, le nombre des grèves répertoriées avait fortement chuté, les trois jours de début juin ont déjà vu autant de grèves qu’il y en a eu durant tout le mois de mars. L’une des plus importantes, accompagnée de manifestation, a eu lieu dans une entreprise minière de la région de Krasnoïarsk, en Sibérie.
Pour autant que l’on puisse en juger par quelques exemples, le mécontentement existe y compris dans l’armée. Une vidéo circule qui montre des dizaines d’employés, mineurs, instituteurs du Donbass, enrôlés dans les forces de la république séparatiste de Lougansk, qui manifestent contre l’encadrement, refusant d’aller se battre hors de la région, soutenus d’ailleurs publiquement par leurs familles. Il semble également que près de la moitié des engagés de la première période de cette guerre ont refusé de renouveler leur contrat.
À l’arrière, en province comme dans les grandes villes, il n’est pas rare de voir sur les murs des inscriptions ou graffitis « Non à la guerre ! » Malgré les lourdes peines encourues, et la publicité faite par les autorités sur les sanctions judiciaires qui ont frappé des milliers de contestataires, Poutine et son régime n’ont apparemment pas réussi à faire marcher au pas toute la population.