Ukraine : qui vole le blé de qui ?08/06/20222022Journal/medias/journalnumero/images/2022/06/2810.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Ukraine : qui vole le blé de qui ?

Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine, a déclaré crédibles les informations selon lesquelles la Russie vole les exportations de céréales ukrainiennes, bloquées du fait du conflit, pour les revendre à son profit.

Alors que partout dans le monde s’envole le prix du blé et du maïs, dont l’Ukraine est un très gros producteur, Blinken a sans doute puisé ses informations auprès de la Bourse de commerce de Chicago, qui fixe les cours mondiaux des matières premières agricoles et où se traitent en ces domaines des transactions à l’échelle de la planète. Crédible ou pas, l’explication qu’il avance a un énorme avantage : elle exonère les financiers et spéculateurs internationaux qui, contrôlant les marchés des céréales, profitent de la guerre pour faire flamber leurs profits. Reste donc Poutine comme seul coupable, selon Washington.

Nul doute que le régime pillard de la bureaucratie russe et son chef sont capables de rafler tout ce que leurs armées ne détruisent pas en Ukraine. Mais, sur ce terrain précis des productions agricoles ukrainiennes, les grandes puissances impérialistes occidentales n’ont rien à envier au Kremlin. Depuis le début de la guerre, leurs médias et leurs gouvernants décrivent l’Ukraine sous des couleurs bucoliques, vantant le « grenier à blé de l’Europe » qu’elle serait redevenue depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Mais le public européen et américain n’est pas censé se demander à qui appartient la terre dans ce pays et ce qui y pousse.

C’est pourtant édifiant. Après 1991, les autorités ont démantelé les fermes collectives (kolkhozes) et les fermes d’État (sovkhozes) et attribué des lopins de deux à trois hectares à chaque paysan. Comme ils n’avaient pas les moyens d’exploiter des surfaces de toute façon trop faibles, ils les ont données en location à d’autres, car les revendre était encore interdit. En quelques années, des individus et des groupes ont ainsi monopolisé le meilleur des 40 millions d’hectares de terres agricoles du pays, et d’abord les fameuses terres noires (le tchernoziom) extrêmement fertiles.

Tandis que la plupart des sept millions de propriétaires en titre se voyaient contraints de travailler comme salariés sur leur propre terre ou sur celle des riches, des oligarques (Kosiouk, classé 11e pour sa fortune en Ukraine, ou ­Verevsky, classé 19e) ont constitué des empires agricoles, avec des holdings généralement enregistrées au Luxembourg ou aux Pays-Bas.

Selon l’actuel président ukrainien Zelensky, la corruption aidant, la moitié des terres restées publiques (soit 5 millions d’hectares) auraient en outre été illégalement privatisées par les gouvernements précédents.

Jusqu’à récemment, les étrangers n’avaient pas le droit d’acheter de la terre en Ukraine. Qu’à cela ne tienne, ils pouvaient la louer. Ainsi de grands groupes agricoles, tel le français AgroGénération avec 120 000 hectares et l’américain NCH Capital avec 430 000 hectares, ont pu, parfois depuis vingt ans, faire cultiver à leur profit des surfaces immenses, en moyenne, « plus de 200 fois la taille d’une exploitation française », disait un céréalier dans un documentaire de l’INA diffusé le jour où débutait la guerre.

Avec des salaires d’ouvriers agricoles misérables, des baux à 50 euros l’hectare, une quasi-dispense d’impôt, des coûts de production deux à trois fois moins élevés qu’en Europe de l’Ouest et de grosses subventions de l’Union européenne, ces magnats de l’agriculture n’ont cessé de prospérer.

Depuis le 1er juillet 2021, ils sont non seulement autorisés à acheter la terre, car Zelensky a fait voter une loi en ce sens en échange d’un prêt du FMI, mais ils ont la priorité, un droit de préemption, sur l’achat des terres qu’ils louent déjà, c’est-à-dire les meilleures !

Un sondage de novembre 2021 indiquait que 64 % de la population ukrainienne était opposée à cette mesure. Mais pas Zelensky, ni Blinken, ni les très gros cé­réa­liers français et américains qui s’enrichissent en exploitant les salariés agricoles et les terres d’Ukraine.

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