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Dans le monde
Tunisie : la parole des affamés
Depuis le 17 janvier, des manifestations de colère ont explosé, en particulier le soir, dans plusieurs villes déshéritées du centre et de l’ouest de la Tunisie, ainsi que dans les banlieues pauvres du Grand Tunis. Ce sont celles-là mêmes où, il y a dix ans, la population ouvrière et la jeunesse pauvre manifestaient contre la dictature de Ben Ali, jusqu’à imposer son départ.
Ben Ali et sa belle famille unanimement détestée, les Trabelsi, étaient installés au cœur d’un système corrompu. Le parti au pouvoir, le RCD, accompagnait sans sourciller l’enrichissement éhonté d’une bourgeoisie locale et européenne, aux dépens d’une population vivant aux deux tiers dans le dénuement. Le déclencheur du soulèvement populaire, début des « printemps arabes », fut, en décembre 2010, le suicide par le feu du jeune vendeur de légumes Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid, dans une des régions les plus pauvres du pays.
La chute du dictateur pouvait susciter d’immenses espoirs bien au-delà du pays. Dix ans plus tard, trois présidents de la République et huit gouvernements plus loin, malgré le départ de Ben Ali, la situation sociale des onze millions d’habitants ne s’est guère améliorée. Les grandes familles propriétaires des richesses minières regardent grossir leurs comptes en banque, sans embaucher et sans y être contraintes par des autorités locales impuissantes ou corrompues.
La crise économique mondiale, frappant aussi la Tunisie, a appauvri davantage les gouvernorats déshérités, et la jeunesse de Kasserine, Siliana, Sidi Bouzid, Tataouine ou Kairouan est toujours à la recherche de moyens de survie. À Tunis même, un mouvement de jeunes diplômés sans travail se poursuit depuis plusieurs mois dans un sit-in permanent, certains venant d’entamer une grève de la faim. Les protestations rencontrent la sympathie du reste de la population des villes pauvres, mais également la répression policière. Populaires, ces mouvements de colère le sont, car ils expriment l’exaspération de ceux qui, à cause de l’inflation, voient les prix augmenter, les produits alimentaires de première nécessité manquer alors que la spéculation alimente le marché noir. Pendant ce temps, le chômage se maintient à un niveau insupportable et les services publics ne cessent de se dégrader, notamment dans la santé.
La pandémie du Covid-19 a sévi comme ailleurs, mais les inégalités territoriales l’ont rendue d’autant plus pénible dans des villes où l’accès aux soins reste un privilège. Dans le gouvernorat de Tataouine par exemple, les dernières statistiques montrent qu’il n’existe que trois gynécologues-obstétriciens pour les 150 000 habitants ! L’hôpital de Tataouine comme celui de Kasserine ne disposent d’aucun médecin réanimateur. Quant aux services de dépistage, aux laboratoires, on n’en trouve quasiment pas dans les gouvernorats, où le nombre de malades est le plus élevé.
Le surcroît de colère ayant provoqué les manifestations de ces derniers jours semble être lié à la décision du gouvernement Mechichi d’avancer le couvre-feu à 16 heures. Des manifestations rassemblent dans certains cas des syndicalistes et militants de gauche, comme à Gafsa le 19 janvier où les participants appelaient à se révolter contre le gouvernement et l’alliance des partis politiques mafieux et des corrompus qui le soutiennent. Mais d’autres, la nuit, sont le fait de jeunes, de très jeunes, désespérés par l’absence de perspectives. Pour toute réponse, le Premier ministre et ministre de l’Intérieur ne sait qu’envoyer les forces de sécurité, puis les féliciter… des 600 arrestations qu’elles ont réalisées.