Allemagne, mars 1920 : la classe ouvrière défait le putsch de Kapp11/03/20202020Journal/medias/journalnumero/images/2020/03/2693.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a cent ans

Allemagne, mars 1920 : la classe ouvrière défait le putsch de Kapp

Le 13 mars 1920, 6 000 membres de corps francs marchaient sur Berlin, occupaient les ministères et, tandis que le gouvernement socialiste et le Parlement fuyaient à Dresde, ils proclamaient un nouveau gouvernement, présidé par un politicien d’extrême droite, Wolfgang Kapp.

Un peu plus d’un an auparavant, en novembre 1918, la révolution avait renversé l’empereur et accéléré la fin de la Première Guerre mondiale. À l’instar des soviets en Russie, l’Allemagne s’était couverte de conseils ouvriers qui, de fait, contrôlaient un grand nombre de localités. En accord avec l’état-major militaire, les dirigeants du Parti social-démocrate (SPD) avaient formé un gouvernement ayant pour principal objectif de rétablir l’ordre bourgeois. Bénéficiant d’une implantation de longue date dans la classe ouvrière, de son histoire de parti combattant pour le socialisme et de bien des militants sincères, le SPD avait gagné la majorité dans de nombreux conseils ouvriers. Mais il avait alors tout fait pour leur enlever leurs pouvoirs. De son côté, le gouvernement mettait sur pied des troupes paramilitaires, les corps francs, pour écraser la révolution dans le sang. À partir de janvier 1919, ceux-ci s’en étaient pris, ville par ville, au prolétariat révolutionnaire, assassinant ses cadres et ses dirigeants, à commencer par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les plus connus et expérimentés.

Le Parti communiste (KPD) que ceux-ci venaient de fonder fut ainsi décapité dès sa naissance. La classe ouvrière subissant défaite sur défaite, la bourgeoisie allemande pouvait estimer, après un an de massacres, que l’incendie était éteint. Elle avait toléré les ministres socialistes tant qu’ils lui étaient utiles contre la révolution. Mais les succès de la réaction incitaient à les pousser vers la sortie. Les troupes recrutées, organisées et entraînées sous l’autorité des ministres socialistes, allaient se retourner contre eux.

Grève générale face au putsch

Une partie des dirigeants socialistes, s’ils acceptaient de collaborer avec les généraux contre la révolution, refusèrent de s’incliner devant un putsch qui menaçait l’existence même de leur parti, sinon leur propre vie.

Un des responsables socialistes les plus à droite, le dirigeant syndical Karl Legien, le même qui, dans une polémique avec Rosa Luxemburg quinze ans plus tôt, déclarait « la grève générale, absurdité générale », prit l’initiative d’organiser la résistance et appela le prolétariat à cesser le travail. La grève démarra le jour même du putsch. En 24 heures, tout s’arrêta : il n’y eut plus ni train, ni électricité, ni gaz. Kapp menaça de fusiller les grévistes. En vain. Le lendemain, la grève s’étendit à tout le pays. Les employés de la poste, des tribunaux, des prisons rejoignirent le mouvement. Le nouveau pouvoir fut paralysé.

Pire : en voulant écraser définitivement ce qui restait de la révolution, le coup d’État l’avait réveillée. Dans la Ruhr, les conseils ouvriers prirent le pouvoir dans plusieurs villes, n’hésitant pas à combattre, les armes à la main, les troupes favorables au putsch. Ces insurrections aboutirent à la formation d’une Armée rouge de la Ruhr. Elle ressemblait plus à un assemblage de groupes locaux qu’à un corps centralisé, mais c’était une armée prolétarienne, composée à partir des usines, des sections syndicales et des partis ouvriers, forte de 50 000 hommes et disposant d’armement moderne, et même d’artillerie prise aux troupes régulières qu’elle avait fait reculer en plusieurs endroits.

La peur avait changé de camp : devant la tournure des événements, une partie de l’armée choisit de rester fidèle au gouvernement légal, tandis que les députés bourgeois rendaient les putschistes responsables du risque d’embrasement révolutionnaire. Acculé, isolé dans son propre camp, Kapp démissionna au bout de trois jours et s’enfuit à l’étranger.

La mobilisation de la classe ouvrière avait donc évité l’écrasement définitif de la révolution. Mieux : la situation nouvelle ainsi créée lui était bien plus favorable. Dans des circonstances proches, en septembre 1917 en Russie, les bolcheviks avaient organisé la résistance au putsch contre-révolutionnaire du général Kornilov. Cela avait non seulement évité l’écrasement de la révolution, mais aussi montré concrètement qu’eux seuls pouvaient la sauver et que, pour se protéger définitivement de la réaction, la classe ouvrière devait prendre le pouvoir.

C’est dans ces mêmes termes que se posait le problème pour la classe ouvrière d’Allemagne, à l’issue du putsch manqué de Kapp. Mais aucun des partis qui la dirigeaient ne se comporta alors en direction révolutionnaire et ne proposa de perspectives aux dizaines de milliers d’ouvriers mobilisés. Le SPD se plaçait ouvertement dans le camp de la bourgeoisie et avait les mains couvertes du sang des ouvriers révolutionnaires. Le Parti social-démocrate indépendant (USPD), né en 1917 d’une scission du SPD, restait, malgré ses milliers de militants combatifs, un parti réformiste, dont la perspective se résumait à un accord avec le SPD. Quant au KPD, très faible, privé de ses dirigeants les plus compétents, il hésitait et refusa même l’appel à la grève générale contre Kapp, au prétexte qu’il émanait de dirigeants socialistes. Au moment où des dizaines de milliers de travailleurs sociaux-démocrates se mobilisaient, souvent prêts à aller plus loin que leurs chefs, il se trouvait incapable de les attirer et de leur proposer une politique.

Le gouvernement socialiste contre le prolétariat

L’initiative resta donc au gouvernement socialiste, sauvé par la mobilisation ouvrière, mais prêt à tout pour la faire cesser. Il lanterna les travailleurs, en entraînant dans d’interminables négociations l’USPD, le KPD et les syndicats, en vue de la constitution d’un gouvernement de coalition, prétendument bien plus à gauche, mais qui ne vit jamais le jour. La grève, laissée à elle-même, finit par s’étioler.

Dans la Ruhr, le gouvernement gagna du temps, chercha à diviser les forces révolutionnaires, entama des pourparlers… avant d’envoyer à l’assaut de la région la brigade Erhardt, le même tristement célèbre corps franc qui avait investi Berlin et porté Kapp au pouvoir quelques semaines plus tôt. Il allait écraser les travailleurs mobilisés, faisant des dizaines de morts, les exécutions sommaires succédant aux massacres dans les quartiers ouvriers.

À l’inverse, on n’exécuta aucun des participants à la tentative de coup d’État. Aucune des 540 procédures lancées contre les putschistes n’aboutit. Les principaux conspirateurs, réfugiés à l’étranger, purent revenir en Allemagne un ou deux ans plus tard, sans que la justice les inquiète. Kapp lui-même mourut de maladie en Allemagne en 1922. Et non seulement le gouvernement socialiste laissa en place les officiers et l’appareil militaire sur lequel il s’appuyait depuis 1918, mais il ne limogea pas les putschistes. Il nomma même chef de l’armée le général désigné à ce poste par Kapp lui-même !

Si la classe ouvrière avait de nouveau montré sa force et fait reculer la réaction, la tentative de coup d’État soulignait encore une fois que, sans direction, c’est-à-dire sans un parti révolutionnaire qualifié, elle ne pouvait l’emporter et parvenir au pouvoir : l’ordre de la bourgeoisie, de ses généraux et de ses troupes de choc resta donc en place, à peine couvert par un paravent socialiste. Le reflux ouvrier, malgré un ultime soubresaut trois ans plus tard, allait ouvrir la voie aux nazis, qui parvinrent à la tête de l’Allemagne à peine dix ans plus tard.

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