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Dans le monde
Turquie : la déroute de la livre, payée par la population
La fuite en avant, c’est la tactique habituelle du président turc Erdogan quand il se trouve face à des difficultés. C’est aussi celle qu’il vient de choisir pour répondre aux pressions des États-Unis, quitte à faire risquer la banqueroute à toute l’économie turque.
La crise de confiance qui secoue les marchés et qui a fait plonger la monnaie turque, la livre, de 20 % en une seule journée et de 40 % depuis le début de l’année, a pour point de départ immédiat un différend entre Erdogan et le président des États-Unis. Trump souhaitait la libération d’un pasteur américain, le pasteur Brunson, détenu en Turquie pour complicité avec le clan de Fethullah Gülen, ennemi d’Erdogan qui voit en lui l’inspirateur de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Erdogan, lui, voudrait obtenir l’extradition de Gülen, réfugié aux États-Unis.
Pour Trump, un allié incertain
Mais le conflit a évidemment des causes plus fondamentales. Sous la direction d’Erdogan, la Turquie, bien que membre de l’OTAN, ne s’est pas montrée un allié très fiable pour les États-Unis. En Syrie, elle a longtemps continué de soutenir les djihadistes de l’organisation État islamique, même lorsque les États-Unis s’appuyaient sur les milices kurdes pour la combattre. Pour marquer son indépendance, Erdogan s’est rapproché de la Russie, allant jusqu’à lui passer commande de matériel militaire. Erdogan est aussi souvent passé outre l’embargo américain sur les relations commerciales avec l’Iran et, maintenant que cet embargo entre de nouveau en vigueur, il affiche son intention de poursuivre ces relations, essentielles pour l’économie turque.
Ce sont autant de choses qu’un Trump ne tolère pas et qui l’incitent à vouloir montrer à Erdogan que, jusqu’à nouvel ordre, c’est encore l’impérialisme américain qui commande. Il vient de décider le doublement des taxes sur l’importation de l’acier et de l’aluminium turcs. Erdogan, en se livrant à des rodomontades sur l’indépendance de la Turquie, veut montrer qu’il tient tête à Trump, mais la crise actuelle révèle sa fragilité. Il a durci le régime, intensifié la répression, fait modifier la Constitution pour renforcer son pouvoir personnel et celui de son clan, imposé pratiquement sa dictature. Il a lancé une politique de grands travaux allant d’une nouvelle grande mosquée à un tunnel sous le Bosphore et à un troisième pont au-dessus du détroit, d’un nouveau grand palais présidentiel à un troisième aéroport à Istanbul. Mais tout cela a un coût et est financé par la dette extérieure. Or les emprunts auprès des banques, celles d’Europe occidentale en particulier, doivent être payés en euros ou en dollars.
Ainsi les succès de l’économie ont été construits sur le crédit, et sur la confiance des financiers dans la capacité de la Turquie à le rembourser. C’est cette confiance qui est en train de s’écrouler. Depuis des semaines les capitaux occidentaux fuient le pays, entraînant l’écroulement de la monnaie, l’accélération de l’inflation, la chute du pouvoir d’achat de la population, qui devient elle-même de moins en moins capable de rembourser ses emprunts aux banques. Les petites et moyennes entreprises, auxquelles on attribue le boom de l’économie turque, se sont elles aussi fortement endettées en contractant des emprunts en dollars. Elles risquent d’être prises à la gorge par la chute de la livre.
La confiance s’écroule et la population paie
Alors, Erdogan peut continuer d’affirmer qu’il n’y a là qu’un vaste complot ourdi par « le lobby des taux d’intérêt » et derrière lui les ennemis de la Turquie, alliés objectifs de Fethullah Gülen et des « terroristes », terme par lequel il désigne tous ses opposants. Les médias turcs, entièrement sous la coupe de clans liés au président, répètent que l’économie va bien. Erdogan menace les États-Unis de changer ses alliances. « Ils ont le dollar, mais nous nous avons Allah », a-t-il déclaré dans un discours. Et d’appeler la population à montrer sa confiance en venant changer ses économies en or et devises pour acheter des livres turques. Mais il est peu probable que ce conseil dérisoire soit suivi, dans un pays où l’on trouve des bureaux de change à tous les coins de rue, affichant en tête de liste les cours croissants de l’euro et du dollar et incitant ainsi les détenteurs de livres turques à s’en défaire au plus vite.
La crise, chacun en Turquie peut s’en rendre compte tous les jours en voyant l’augmentation des prix affichés dans les magasins et la pauvreté croissante. La population a depuis longtemps commencé à payer, non seulement pour le bras de fer entre Trump et Erdogan, mais pour les travaux pharaoniques, pour les aventures militaires désastreuses, pour la guerre au Kurdistan, pour la corruption et les frais d’entretien des affairistes proches du président. Elle risque de payer encore bien plus cher les exigences des banques occidentales d’être remboursées. Il n’est pas sûr qu’Erdogan puisse lui cacher encore longtemps la fragilité de son économie et celle du régime lui-même.