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- Lutte ouvrière n°2570
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il y a cent ans
Octobre 1917 : Caporetto, la débâcle de l’armée italienne
Le 24 octobre 1917, une offensive éclair des troupes de l’Autriche-Hongrie autour de la petite ville de Caporetto (aujourd’hui Kobarid en Slovénie) réussissait à rompre le front italo-autrichien figé en Vénétie depuis l’entrée en guerre de l’Italie au printemps 1915. L’offensive autrichienne entraînait la débandade d’une grande partie de l’armée italienne. Ce désastre était aussi l’expression d’une situation politique italienne marquée par la contestation de la guerre et de ses responsables.
Après deux ans de massacres sur le front, une grande partie des soldats et de la population elle-même en avaient assez. Lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale en août 1914, l’Italie avait d’abord déclaré sa neutralité. La bourgeoisie italienne tentait de se constituer un empire colonial en Afrique depuis la fin du 19e siècle. Elle avait pu juger que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, avec lesquelles elle se trouvait liée jusque-là par une alliance politique et militaire, n’entendaient pas lui céder une part suffisante en cas de victoire. Quant aux provinces du nord revendiquées par l’Italie, dont les villes de Trieste et de Trente, l’empire autrichien y exerçait encore son emprise et n’était pas prêt de les céder.
En mai 1915, l’Italie se rangea donc du côté des impérialismes français et anglais : le socialiste français Marcel Cachin avait été envoyé en mission pour en convaincre le gouvernement italien. Un accord secret signé à Londres lui promit les territoires du Trentin jusqu’à l’Istrie, une partie de la Dalmatie, ainsi que des compensations en Afrique, en Asie mineure et en Albanie. Un parti interventionniste, animé notamment par Mussolini, socialiste fraîchement repenti, se mit à exalter la guerre comme une entreprise de libération nationale. L’armée, malgré sa faiblesse en équipement et son état d’impréparation générale, fut lancée contre les troupes austro-hongroises.
Très vite, le front se figea à l’est de la Vénétie le long du fleuve Isonzo, depuis la mer Adriatique jusqu’à l’intérieur des terres et à des sommets s’élevant parfois à plus 3 000 mètres, où les conditions de vie des combattants étaient rendues encore plus abominables, par le froid, la neige et les avalanches. Pour maintenir une garnison de 100 hommes en haute altitude 900 porteurs étaient nécessaires, ainsi que des réserves que l’armée était incapable de fournir ou d’organiser. Il fallait alors tenir sans manger.
Offensives criminelles
Durant deux ans, le général en chef italien Cadorna, soutenu par les commandements français et britannique, engagea onze offensives successives pour s’emparer de positions que le relief rendait quasi imprenables, affirmant que la victoire n’était qu’une question de volonté et d’ardeur.
Ces attaques furent des échecs sanglants ou se conclurent par des gains sans valeur stratégique. Au cours de la seule dixième offensive de l’Isonzo, en mai 1917, l’armée italienne perdit 150 000 hommes, dont 36 000 morts, tandis que l’armée austro-hongroise, dont les mitrailleuses fauchaient les vagues successives d’assaillants depuis leurs lignes fortifiées, en déplorait cinq fois moins.
Montée de la contestation
La guerre n’avait jamais eu l’assentiment de la masse des ouvriers et de la petite paysannerie. Le mécontentement grandissait. L’annonce de la révolution russe en mars 1917 amplifia les espoirs de voir enfin la guerre s’arrêter. En août 1917, un mouvement insurrectionnel éclata à Turin, qui fut écrasé. Dans l’armée elle-même, la rage contre le commandement et ces offensives criminelles, la discipline de fer et la répression qui s’abattait sur les soldats, ébranlait fortement la troupe. Le nombre de déserteurs explosa. Durant l’été, le commandement désarma ses soldats voyageant dans les trains, car les carabiniers, chargés d’arrêter les déserteurs, de la surveillance et de la répression à l’arrière du front, devenaient la cible de nombreux tirs depuis les convois militaires. Il renforça encore les mesures de répression, procédant à des centaines d’arrestations. Pour l’exemple, il fit exécuter des dizaines de soldats tirés au sort ou selon la procédure dite de décimation, un homme sur dix étant fusillé, en vigueur dans les légions romaines 2 000 ans plus tôt. Les exécutions sans même la moindre procédure judiciaire se multiplièrent, faisant des milliers de victimes sur toute la durée de la guerre. Des peines de 15 à 20 années de prison, mais aussi à perpétuité, s’abattirent sur les soldats, y compris après le simple signalement de leur courrier par les commissions de censure postale.
Aussi, lorsque plusieurs divisions de l’armée austro-hongroise, aidées d’unités allemandes, passèrent à l’attaque en octobre 1917 dans la région de Caporetto et avancèrent à vive allure, nombre d’unités italiennes se disloquèrent. En quelques jours, cette armée en pleine décomposition dut se replier derrière le fleuve Piave et sur le mont Grappa, près de 150 kilomètres plus à l’ouest. Elle déplorait 12 000 morts, 30 000 blessés supplémentaires et près de 300 000 prisonniers. 350 000 soldats avaient abandonné le front, cherchant pour la plupart à rentrer chez eux, au cri de : « Le retour à la maison ou la prison, mais plus de guerre ! »
La répression des mutins
Le commandement recourut à plein régime aux exécutions sommaires et aux conseils de guerre pour rétablir la discipline. Les romanciers Ernst Hemingway, dans l’Adieu aux armes, et l’italien Curzio Malaparte, dans Viva Caporetto !, ont fait une saisissante évocation de la violence de cette répression et du mépris de classe du commandement qui l’organisait. Cadorna répéta que les responsables de ce gigantesque fiasco étaient les soldats eux-mêmes. Mais, face au risque de catastrophe générale et dans la peur de mouvements révolutionnaires, le gouvernement préféra sacrifier son chef d’état-major et le remplacer. Les commandements français et britannique dépêchèrent des troupes et de l’armement. Des mesures furent prises pour accorder des permissions aux soldats. Mais l’Italie dut renoncer de facto à toute offensive jusqu’à l’automne 1918, c’est-à-dire jusqu’à l’effondrement de l’armée austro-hongroise elle-même, quelques jours avant la fin de la guerre.
À cette date, sur 5 millions de mobilisés, l’Italie comptait 689 000 morts, (dont 100 000 soldats en captivité auxquels le gouvernement, les considérant comme des traîtres ou des pleutres, avait refusé la livraison de nourriture et de vêtements), et un million de blessés graves. À ces chiffres, il faut ajouter au moins 600 000 civils décédés par suite de l’aggravation des conditions de vie. Tel était le prix abominable payé à la barbarie capitaliste et à cette guerre menée pour un repartage du monde par les grandes puissances impérialistes.
Caporetto n’était pas seulement un événement militaire. Après l’insurrection de Turin au mois d’août, il marquait de façon spectaculaire la montée du mécontentement contre la guerre et annonçait, en Italie comme cela avait été le cas en Russie, des mouvements révolutionnaires. Durant les « deux années rouges », 1919 et 1920, le pays allait être proche d’une révolution. Ce n’est qu’en se plaçant à partir de 1922 sous la direction du pouvoir fasciste de Mussolini et en écrasant les organisations ouvrières que la bourgeoisie italienne put conjurer le danger pour les vingt années suivantes.