Le rapport Khrouchtchev : la fin du culte de Staline, mais pas de la dictature de la bureaucratie24/02/20162016Journal/medias/journalnumero/images/2016/02/2482.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Il y a 60 ans

Le rapport Khrouchtchev : la fin du culte de Staline, mais pas de la dictature de la bureaucratie

Le 25 février 1956, lors du 20e congrès du Parti communiste d’Union soviétique, son secrétaire général Khrouchtchev dénonça « le culte de la personnalité » de Staline, décédé en mars 1953. Il lui avait fallu trois ans pour accéder à la tête de la bureaucratie soviétique. Pour asseoir son pouvoir, il avait choisi de dénoncer certains aspects du règne de son prédécesseur, sans remettre en question la dictature de la bureaucratie sur la société soviétique, qui avait permis à Staline de s’ériger en despote. Par son contenu, ce rapport fit l’effet d’une bombe, au point que bien des gens y virent une rupture radicale avec le stalinisme.

À la mort de Staline, aucun de ses lieutenants ne s’imposant d’emblée, une direction collégiale se retrouva à la tête du parti et de l’État. En faisant descendre son prédécesseur de son piédestal, Khrouchtchev espérait s’attacher le soutien de la masse des bureaucrates en leur signifiant qu’avec lui une ère nouvelle commençait, où ils n’auraient plus à craindre constamment pour leur place, sinon pour leur vie. Car la poigne de Staline, qui étranglait la population soviétique pour assurer la domination de la bureaucratie, tenait aussi d’une main de fer les bureaucrates eux-mêmes, afin de les forcer à faire bloc autour du dictateur. La bureaucratie voulait jouir en paix de ses privilèges. C’est ce que Khrouchtchev lui promit.

Le dernier jour du congrès, il lut un rapport aux 1 450 délégués, auxquels on interdit de prendre des notes. On leur remit aussi le « testament » de Lénine, un texte de 1923 mis sous le boisseau et dont la possession valait auparavant l’envoi en camp, qui recommandait d’écarter Staline du secrétariat général.

Khrouchtchev parla des « abus de pouvoir » et des « traits négatifs » du règne de Staline, citant les procès de Moscou et les purges où avaient disparu nombre d’acteurs et de dirigeants de la Révolution d’Octobre 1917, mais aussi des staliniens fidèles. Son discours stupéfia l’assemblée : il y a peu encore, il aurait signé l’arrêt de mort de son auteur.

Cependant, il soulignait longuement les « traits positifs » de Staline, faisant la part belle aux légendes sur son rôle dans la révolution et la guerre civile, dans « l’édification du socialisme » et la victoire de 1945 sur Hitler. Il prit aussi grand soin de se poser en continuateur de son « œuvre » de défenseur de la bureaucratie. « Le parti, déclara-t-il, a mené un grand combat contre les trotskystes, les droitiers, les nationalistes bourgeois (qui) a été conduit avec succès et, en le menant, le parti s’est encore renforcé et trempé. Là Staline a joué un rôle positif. »

Derrière la dictature de Staline, celle de la bureaucratie

Les pires crimes de Staline, dont Khrouchtchev ne dit mot, avaient été ceux commis depuis le début des années 1920 contre la révolution, le communisme et la classe ouvrière : la liquidation physique des générations de révolutionnaires qui avaient permis la victoire d’Octobre et, dans la guerre civile, la trahison et l’étranglement des révolutions et de la classe ouvrière en Chine, en Allemagne, en Espagne... En effet, la révolution n’ayant pas réussi à triompher en Europe, l’URSS se retrouva isolée au milieu d’un monde capitaliste hostile, avec son arriération héritée du tsarisme, une économie ravagée par la guerre civile et par l’intervention militaire étrangère, et une classe ouvrière épuisée. C’est dans ce contexte que la bureaucratie, couche parasitaire d’administrateurs de l’État et de l’économie, put confisquer le pouvoir en s’érigeant en arbitre entre les classes antagonistes. En levant le drapeau du « socialisme dans un seul pays », une idée qui était une aberration, Staline se faisait le porte-parole de ces nouveaux privilégiés profondément hostiles à la politique de Lénine et Trotsky de lutte pour la révolution mondiale.

Dans la période encore incertaine des années 1920, quand ni la réaction bourgeoise ni le prolétariat n’avaient dit leur dernier mot, la dictature de Staline s’imposa comme seul moyen de museler tout ce qui pouvait menacer les bureaucrates. Elle leur permit d’éliminer les tendances bourgeoises qui voulaient renverser le pouvoir soviétique et massacra, d’autre part, le courant révolutionnaire, incarné par Trotsky et des dizaines de milliers de militants communistes, qui défendait l’État ouvrier issu de la Révolution et la perspective de la révolution mondiale.

Mais trois décennies plus tard en 1956, ayant affermi sa position, la bureaucratie ne voulait plus que son chef la tyrannise.

La « déstalinisation » et ses limites

Donner satisfaction à des millions de chefs petits et grands, voilà en quoi consista l’essentiel de cette déstalinisation de façade. Il fallut débaptiser une multitude de villes, places, rues, édifices, entreprises, institutions portant le nom de Staline, déboulonner ses statues par milliers, sortir sa momie du mausolée de la Place rouge, effacer le personnage de la propagande et des manuels officiels.

Les autorités soviétiques décidèrent que le rapport de Khrouchtchev, censé rester secret, serait lu à 25 millions de membres du parti, des Jeunesses communistes et de sans-parti exerçant des responsabilités. Cela entraîna aussitôt des questions et la mise en cause d’autres dirigeants que Staline. Les débats risquaient de déborder le cadre fixé par le parti. Gorbatchev, qui fut l’un des successeurs de Khrouchtchev, écrivit par la suite : « Les cadres et futurs cadres du parti au pouvoir craignaient que son contrôle sur la société n’en soit affaibli. » Le 5 avril 1956, la Pravda, quotidien du parti, s’en émut et menaça « certains éléments pourris (qui) s’efforcent, sous l’apparence de condamner le culte de la personnalité, de mettre en doute la justesse de la politique du parti ».

Dans les démocraties populaires, ce congrès suscita bien des espoirs. En Pologne et en Hongrie, fin 1956, la population se mobilisa, exigeant des changements au sommet et plus de liberté. En Hongrie, où la révolution avait éclaté, les travailleurs organisés en conseils en devinrent le fer de lance. Moscou lança ses chars contre eux, preuve qu’avec ou sans Staline, la bureaucratie restait l’ennemie mortelle de la classe ouvrière et de la révolution.

En 1962, en URSS, les ouvriers de Novotcherkassk qui réclamaient l’annulation d’une hausse des prix le vérifièrent à leur tour : Khrouchtchev envoya l’armée les réprimer.

La bureaucratie, grande gagnante

Coup de massue pour certains, séisme pour d’autres… tel apparut le rapport Khrouchtchev. Jusqu’alors, le régime stalinien semblait inébranlable à ceux qui l’encensaient comme à ses détracteurs. Or, voilà qu’il se trouvait mis en question par son propre chef de surcroît.

En France, Thorez et les délégués du PCF au congrès nièrent l’existence du rapport, puis s’efforcèrent d’en atténuer la portée jusqu’en 1976.

Certains parmi les commentateurs annoncèrent la fin du régime ou une ère de « démocratie » en URSS. Une partie de l’extrême gauche, elle, voulut même voir dans ce rapport le reflet d’une mobilisation populaire croissante en URSS, ayant obligé la bureaucratie à des concessions.

En fait, Khrouchtchev avait entériné la fin d’une période, et la bureaucratie put respirer plus librement. Pour le reste, les espoirs de changements en URSS furent vite balayés, et avec eux Khrouchtchev lui-même, huit ans plus tard, en 1964.

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