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- Lutte ouvrière n°2418
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Il y a trente ans, Inde : Capitalisme assassin à Bhopal
Union Carbide avait mis en service cette usine quatre ans auparavant pour y produire un insecticide, le Sevin. Les dirigeants du trust voyaient dans le sous-continent un marché immense et les installations étaient à la dimension de cette ambition.
Trois immenses cuves stockaient l'un des produits les plus dangereux qu'ait produit la chimie industrielle, l'isocyanate de méthyle, ou MIC. Quelques gouttes d'eau dans la cuve ou quelques poussières suffisaient à déclencher une réaction incontrôlable. Pour produire le MIC, un autre produit dangereux était présent, le phosgène, utilisé comme gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale. Cette bombe potentielle était implantée en plein coeur d'une ville d'un million d'habitants, à proximité immédiate de trois bidonvilles où s'entassait la population déshéritée.
Les premiers accidents qui frappèrent les ouvriers de l'usine, dont un mortel, ne tardèrent pas à révéler à la population de Bhopal la nocivité des produits contenus dans les cuves. Des militants syndicaux indiens entamèrent alors une campagne pour alerter la population. Les militants travaillant à l'usine furent aussitôt licenciés et la direction alla jusqu'à faire brûler la tente qui abritait le syndicat.
Les ingénieurs d'Union Carbide avaient imaginé un triple dispositif de sécurité pour protéger les cuves. Celles-ci étaient réfrigérées à zéro degré, température à laquelle le MIC n'est pas réactif. Si des gaz s'échappaient, une tour de 40 mètres de haut permettait de faire passer les gaz toxiques dans de la soude caustique qui les neutralisait. Enfin une torchère devait brûler les gaz résiduels. Tout était donc prévu, tout sauf la loi du profit.
Le marché indien se révélant beaucoup moins rentable que prévu, Union Carbide commença à faire des économies sur le personnel de l'usine, et sur la sécurité. Les effectifs passèrent de 1 000 à 650 salariés. Un groupe de 150 ouvriers fut retiré des secteurs qu'ils connaissaient parfaitement pour être affectés çà et là, au jour le jour, selon les besoins. Les pièces ne furent plus remplacées, ou moins souvent. Les contrôles se raréfièrent. À la veille de l'explosion, Union Carbide envisageait de démanteler purement et simplement l'usine pour déménager un secteur au Venezuela, un autre en Indonésie. La production de Sevin était arrêtée, mais 60 tonnes de MIC n'en restaient pas moins stockées dans les trois cuves.
Au soir du 2 décembre 2004, l'eau de nettoyage d'une canalisation, qui aurait dû être obturée pendant l'opération, pénétra dans la cuve contenant 40 tonnes de MIC, entraînant avec elle diverses impuretés. La réaction chimique s'enclencha alors, et prit une tournure catastrophique. L'usine étant à l'arrêt, la direction avait jugé plus économique d'arrêter la réfrigération des cuves et celles-ci étaient à 20 degrés au lieu du zéro exigé par la sécurité. Les voyants de pression à l'intérieur des cuves n'étaient plus relevés que toutes les huit heures, au lieu de deux heures auparavant. Un seul technicien était présent dans la salle de contrôle des cuves.
Quand les ouvriers réalisèrent ce qui se passait, il était déjà trop tard. Des geysers de gaz toxiques s'échappaient dans l'atmosphère. La tour de décontamination qui aurait dû les neutraliser était hors service. La torchère, censée assurer une ultime protection, était en partie démontée. Les vapeurs des différents gaz toxiques, poussées par le vent, se dirigèrent vers les bidonvilles et vers la gare, le MIC plus lourd à ras du sol, le phosgène au-dessus. Ce fut l'horreur. En quelques heures des milliers de personnes perdirent la vie dans des souffrances atroces, et s'il n'y en eut pas plus ce fut grâce à la mobilisation de la population. Médecins, étudiants, infirmiers et habitants des quartiers risquèrent leur vie pour ramener dans les tentes dressées autour de l'hôpital central ceux qui suffoquaient mais étaient encore en vie. Chacun fit ce qu'il put, alors qu'Union Carbide n'avait fourni aucune indication ni sur la composition des gaz produits dans son usine, ni sur les antidotes.
Au lendemain du drame, le PDG du groupe, Warren Anderson, vint à Bhopal. Il dut être protégé par la police de la haine de la population, mais promit d'indemniser largement les victimes de la catastrophe. C'était une ridicule compensation pour la famille de tous ceux qui avaient perdu la vie, pour les centaines de milliers de personnes qui allaient rester invalides, les poumons brûlés, victimes de cancers et de tuberculose. Mais même cette promesse dérisoire n'était qu'un artifice de communication. Union Carbide ne donna rien spontanément, et entama une longue bataille juridique pour démontrer, contre toute évidence, qu'il s'agissait d'un sabotage.
En janvier 1989, une transaction entre Union Carbide et le gouvernement indien permit au trust de se débarrasser de toutes les procédures en échange d'une somme de 470 millions de dollars, qui partit pour la plus grande partie dans les poches des politiciens indiens. C'était une somme bien inférieure à ce que le trust aurait dû verser si les victimes avaient été des citoyens américains. À l'annonce de cet accord, le cours de l'action Union Carbide monta de 2 dollars. Le PDG se félicita que « Bhopal n'ait représenté qu'une perte de 43 cents par actionnaire ».
Warren Anderson vient de mourir à 92 ans. Il ne s'est jamais présenté devant la justice indienne où il était accusé d'homicide involontaire, et il n'y a pas non plus été conduit malgré des mandats d'arrêts internationaux. Union Carbide a été rachetée par un autre trust, Dow Chemical. Tous les responsables de cet assassinat de masse ont donc pu jouir de la plus totale impunité. Mais trente ans après, à Bhopal, on continue à mourir des suites de la catastrophe et il y a sept fois plus de malformations à la naissance que dans le reste de l'Inde.
Oui, l'affaire de Bhopal l'a montré, « Union Carbide assassin », mais aussi « capitalisme assassin » car, dans ce système la vie humaine vaut toujours moins que le profit.