Turquie, l'élection présidentielle : Après Erdogan, Erdogan13/08/20142014Journal/medias/journalnumero/images/2014/08/une2402.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie, l'élection présidentielle : Après Erdogan, Erdogan

Premier ministre sans interruption depuis douze ans, Recep Tayyip Erdogan a remporté dès le premier tour l'élection présidentielle turque, le 10 août, qui pour la première fois se déroulait au suffrage universel direct. L'issue ne faisait guère de doute : à la télévision, dans la presse, dans la rue sur les panneaux publicitaires, on ne voyait pratiquement qu'Erdogan et ses slogans l'assimilant à l'ordre et à l'État.

Erdogan affirme sans rire que l'élection du président au suffrage universel était nécessaire pour qu'enfin, en Turquie, « la volonté du peuple » soit respectée... même si on voit mal pourquoi elle devrait mieux l'être avec à la présidence l'homme qui s'est distingué par la répression violente des manifestants de la place Taksim au printemps 2013. En fait de « réforme », Erdogan et son parti, l'AKP, ont surtout réussi à imposer leur domination sans partage en éliminant leurs concurrents, kémalistes du parti social-démocrate CHP ou nationalistes du parti d'extrême droite MHP présents aux différents niveaux de l'appareil d'État, de l'armée à la police et à la justice. La présidence Erdogan s'annonce dans la tradition autoritaire et policière de tous les gouvernements turcs, à commencer par le sien entre 2002 et 2014.

Comme l'ont montré les 51,8 % obtenus, Erdogan dispose toujours d'une forte base dans l'opinion, et pas seulement parmi la petite bourgeoisie traditionaliste des campagnes d'Anatolie. Le gouvernement de l'AKP, parvenu au pouvoir en 2002 au terme d'une série de crises politiques et financières, peut se présenter comme celui qui a ramené la stabilité, et brandir comme un drapeau l'essor qu'a connu l'économie turque ces dernières années. Même si maintenant la crise se profile à l'horizon, elle est encore peu sensible pour une grande partie de la population, qui a sans doute voté sur ce qui apparaît encore comme le bilan d'Erdogan.

De plus, au cours de la campagne électorale, les événements de Gaza ont donné à Erdogan l'occasion de se présenter comme celui qui défend, y compris contre les États-Unis, les droits des Palestiniens écrasés sous les bombes et comme le champion du nationalisme turc, y compris contre les puissances occidentales.

Un islamiste face à un islamiste

En instaurant cette élection au suffrage universel, les dirigeants turcs avaient pris leurs précautions. Pour être candidat à la présidence, il fallait recueillir au préalable la signature de vingt députés, ce qui rendait évidemment impossible une candidature se plaçant hors du système politique. D'autre part, le candidat Erdogan s'est arrogé pratiquement le monopole des médias avec, par exemple, près de deux heures d'antenne sur la télévision publique TRT contre un peu moins de trois minutes à son principal concurrent Ihsanoglu et... huit secondes au troisième candidat, Demirtas.

Mais surtout, face à Erdogan, ces candidats concurrents ne semblaient pas proposer de changement crédible. Le parti CHP, dit social-démocrate, se présente comme une opposition laïque, combattant la dérive religieuse imposée par l'AKP d'Erdogan, islamiste et conservateur. Mais dans cette élection présidentielle le CHP avait choisi de s'allier avec l'extrême droite nationaliste du MHP et à d'autres partis de droite pour présenter un candidat tout aussi islamiste qu'Erdogan, Ekmeleddin Ihsanoglu. Celui-ci, qui ne manque jamais de s'affirmer très croyant, a été longtemps secrétaire général de l'Organisation de la conférence islamique. Même si Ihsanoglu reproche à Erdogan de confondre les affaires de l'État et celles de la religion, il est évident qu'en soutenant ce candidat islamiste et conservateur le CHP a voulu se placer sur le même terrain qu'Erdogan.

On peut en dire presque autant du troisième candidat, Selahattin Demirtas. Celui-ci se positionnait à gauche, se présentant comme le candidat de toutes les minorités, les Kurdes en particulier, partisan de la concorde entre tous, du respect de la nature et de la paix, avec quelques mots sur les droits des femmes et sur ceux des travailleurs. Mais Demirtas, lui aussi, est resté sur le même terrain qu'Erdogan en ne manquant jamais de s'affirmer comme un bon musulman, respectueux de l'islam et de ses traditions. Ainsi, tous s'inclinaient devant la présence croissante de la religion, telle que l'AKP a réussi à l'installer à tous les niveaux de la société turque.

La crise montre son nez

Avec 38,4 % des suffrages pour Ihsanoglu et 9,8 % pour Demirtas, ceux-ci sont maintenant renvoyés à l'opposition. L'élection terminée, le problème immédiat de l'AKP est surtout la guerre fratricide qui se déroule en son propre sein entre les deux confréries ennemies : celle d'Erdogan et celle de Fethullah Gülen, imam exilé aux États-Unis et disposant de l'appui des dirigeants américains. Cette guerre se poursuit depuis plus de deux ans, à coups de révélations dans la presse et d'accusations de corruption et de complot. Ses derniers épisodes sont l'arrestation des hauts responsables de la police proches de Gülen, le 22 juillet et le 5 août. Il est certain que cette guerre va continuer et peut-être s'amplifier après l'élection présidentielle.

Quant aux travailleurs et aux couches populaires, dont les problèmes n'ont guère été abordés au cours de la campagne, ils pourraient maintenant ressentir de plus en plus la dégradation de la situation économique. L'inflation s'accélère avec la perte de valeur de la livre turque. Selon des chiffres récents, 2,5 millions de personnes sont sur la liste noire pour retard ou non-paiement de leurs traites, 93 % des fonctionnaires vivent sur des crédits et 68 % d'entre eux ne parviennent plus à les régler à temps, devant subir des pénalités. L'endettement des ménages a été multiplié par 124 en douze ans. D'autre part, la bulle immobilière risque maintenant d'éclater à tout moment. Enfin, les conséquences de la guerre qui sévit dans deux pays voisins, l'Irak et la Syrie, deviennent de plus en plus sensibles, avec d'un côté l'afflux de réfugiés et d'un autre de grosses pertes pour l'économie turque.

Malgré tous les mensonges et les déclarations triomphalistes d'Erdogan, la crise montre son nez. Face à elle les travailleurs devront compter sur eux-mêmes et pas sur le prétendu respect de la « volonté du peuple » brandi par le vainqueur de l'élection du 10 août.

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