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- Lutte ouvrière n°2401
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Il y a cent ans, août 1914 : La faillite des partis socialistes et de l'Internationale ouvrière
Depuis des années, des millions de prolétaires à travers le monde avaient construit des syndicats et des partis ouvriers qui représentaient leurs intérêts et qui, en toute occasion, opposaient le point de vue des exploités à celui des exploiteurs, portant l'idée d'une autre société, sans oppression et sans frontières. Avec la guerre et le ralliement des partis socialistes à des gouvernements chauvins dits « d'Union sacrée », tout cela s'effondra.
Derrière des noms différents, mais se revendiquant tous du socialisme, des partis s'étaient créés partout où l'industrialisation avait fait naître une classe ouvrière, essentiellement en Europe de l'Ouest très industrialisée, comme en Allemagne, en France, en Belgique, en Angleterre, en Autriche, en Italie, mais aussi en Europe de l'Est où naissait une jeune classe ouvrière, comme en Russie, en Pologne, en Serbie ou encore en Roumanie et en Bulgarie. Il y avait aussi de jeunes partis socialistes en dehors de l'Europe, dans certains pays d'Amérique du Nord et du Sud.
Tous étaient regroupés au sein d'une organisation internationale, l'Internationale ouvrière ou Deuxième Internationale. Fondée en 1889, celle-ci avait repris le programme de l'Association internationale des travailleurs (AIT), à laquelle Marx avait collaboré, programme symbolisé par deux formules : « Travailleurs de tous les pays, unissons-nous » et « L'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Il existait d'autres organisations ouvrières qui se revendiquaient de l'anarcho-syndicalisme et qui étaient restées en marge de cette Internationale ouvrière, comme la CGT en France ou la CNT en Espagne. Mais elles en partageaient beaucoup de principes révolutionnaires.
Grâce à tous ces syndicats et ces partis, à travers leurs journaux, par l'intermédiaire d'innombrables associations culturelles ou sportives, s'adressant à toutes les couches du prolétariat, des ouvriers d'usines aux femmes de ménages, jusqu'aux ouvriers agricoles, des millions de travailleurs par-delà les frontières étaient influencés par les idées du socialisme.
Face à la montée des rivalités entre grandes puissances impérialistes française, anglaise et allemande, et face à leur course effrénée aux conquêtes coloniales, le mouvement ouvrier avait réagi en dénonçant le militarisme croissant et le colonialisme. À chaque congrès des différentes sections de l'Internationale, ainsi qu'à chaque congrès international, des motions étaient votées en ce sens.
En novembre 1912, à Bâle, une résolution du congrès de l'Internationale demanda « aux travailleurs de tous les pays d'opposer à l'impérialisme capitaliste la force de la solidarité internationale du prolétariat », déclarant que « les travailleurs considèrent comme un crime de tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes ou l'orgueil des dynasties ou les combinaisons des traités secrets »
Les partis socialistes comptaient cependant de puissants courants qui, aux principes révolutionnaires, préféraient des conceptions réformistes et légalistes. Certains reprenaient même la propagande bourgeoise sur « l'oeuvre civilisatrice » de la colonisation. Ils prenaient appui sur une « aristocratie ouvrière » selon Lénine, qui désignait ainsi la mince couche de travailleurs relativement privilégiée par le développement capitaliste.
Ces courants réformistes minoritaires trouvaient toujours en face d'eux des courants révolutionnaires pour les combattre. Mais le fait qu'ils puissent être présents à l'intérieur même des partis socialistes en faisait un danger mortel. Ils furent des « agents de la bourgeoisie au sein même du mouvement ouvrier » comme Lénine allait l'écrire plus tard. Quand la guerre éclata, ils furent la brèche par laquelle s'engouffra la propagande chauvine qui désorienta et démoralisa les ouvriers socialistes.
Fin juin 1914, l'assassinat de l'archiduc d'Autriche à Sarajevo fit éclater une crise politique dans les Balkans. Par le jeu des alliances, la marche vers la guerre allait s'enclencher dans toute l'Europe.
Les organisations ouvrières organisèrent d'importantes manifestations contre la guerre. Alfred Rosmer, à l'époque militant de la CGT, et plus tard dirigeant de l'Internationale communiste puis trotskyste, décrivit ainsi la manifestation du 27 juillet 1914 à Paris :
« De 9 heures à minuit, ce lundi soir, une foule énorme a déferlé sans cesse sur les boulevards. D'énormes forces de police avaient été mobilisées (...). Mais les ouvriers qui descendent des faubourgs sur le centre sont si nombreux que la tactique policière aboutit à un résultat imprévu : on a bientôt autant de manifestations que de rues. Les violences et les brutalités policières ne peuvent avoir raison de la combativité de cette foule ; toute la soirée, le cri de : « À bas la guerre ! » résonnera de l'Opéra jusqu'à la place de la République. »
Durant cette dernière semaine de juillet, le dirigeant socialiste Jean Jaurès courut les ministères, pensant que par son influence il pouvait empêcher la guerre. En fait, cela contribuait à rendre les ouvriers socialistes attentistes, en s'accrochant à cet espoir. Car les sentiments pacifistes ne pouvaient suffire à s'opposer à des États qui, depuis des années, se préparaient à la guerre et se lançaient désormais dans la mobilisation générale. Et quand le gouvernement menaça d'utiliser le « Carnet B », liste de la police qui répertoriait les noms des militants les plus connus, la CGT et le parti socialiste furent pris au dépourvu, et ne surent pas réagir.
Jaurès fut assassiné le 31 juillet par un militant nationaliste, et les événements s'accélérèrent. Le 1er août, l'ordre de mobilisation générale fut affiché dans l'après-midi. Le lendemain, les mobilisés se mirent en route pour rejoindre leurs bataillons et les manifestations nationalistes prirent le pas sur les manifestations pacifistes. À Paris, des boutiques au nom à consonance allemande furent saccagées et des groupes commencèrent à faire la « chasse aux espions ».
Le 4 août 1914, aussi bien au Reichstag allemand qu'à l'Assemblée nationale française, les députés socialistes votèrent à l'unanimité les crédits militaires. Les socialistes opportunistes, renforcés par la montée nationaliste, avaient réussi à entraîner les députés socialistes indécis ; et les députés de tendance révolutionnaire se soumirent à cette nouvelle majorité qu'ils n'avaient pas prévue.
Le vote du 4 août marqua en fait la faillite de la Deuxième internationale. À un moment où son opposition aurait pu être décisive, des millions de travailleurs en Europe se retrouvèrent livrés pieds et poings liés au militarisme et à la propagande nationaliste. Ceux qui résistèrent se retrouvèrent isolés et désarmés face à la bourgeoisie qui mobilisait ouvriers et paysans pour les envoyer sur les champs de bataille. Le parti socialiste italien allait adopter une position plus ambiguë, déclarant ne vouloir « ni adhérer, ni saboter » la guerre.
Un des très rares partis qui sut résister à la pression et maintenir une ligne révolutionnaire et internationaliste fut la fraction bolchevique du parti social-démocrate russe avec Lénine à sa tête.
La vague chauvine ne dura qu'un temps. La guerre et ses désastres allaient finir par engendrer la plus grande montée révolutionnaire ouvrière de l'Histoire. Mais les partis socialistes de la Deuxième Internationale étaient morts en tant que partis représentant les intérêts de la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier ne pouvait se régénérer qu'à partir des courants révolutionnaires dont le regroupement à la fin de la guerre, après la Révolution russe, allait donner naissance à la Troisième Internationale, l'Internationale Communiste.