- Accueil
- Lutte ouvrière n°2351
- Il y a 100 ans : August Bebel, la confiance dans le socialisme
Divers
Il y a 100 ans : August Bebel, la confiance dans le socialisme
Le nom d'August Bebel, l'un des dirigeants les plus influents du mouvement ouvrier allemand, évoque pour beaucoup son livre La femme et le socialisme. Il parut en 1879, à une époque où le parti socialiste était interdit en Allemagne et alors que les femmes ne possédaient pas le droit de vote et même pas le droit, dans bien des régions, de participer à une réunion publique. Bebel expliquait qu'étant communiste, il fallait lutter non seulement pour l'égalité des femmes dans le cadre de la société capitaliste, mais pour mettre fin à toute forme d'exploitation, et donc à l'oppression d'un sexe par l'autre. Au moment de sa parution, l'ouvrage était illégal en Allemagne. Son interdiction ne l'empêcha cependant pas d'être diffusé sous le manteau, au point qu'il devint dès cette époque le livre le plus lu dans le mouvement ouvrier.
August Bebel, né en 1840 dans un milieu modeste et très tôt orphelin, travaillait à domicile après l'école. Devenu apprenti tourneur, il entama un tour de compagnonnage qui lui fit découvrir et parcourir (à pieds !) une partie de l'Allemagne et de l'Autriche. En 1860, il arrivait à Leipzig, en Saxe, région très industrialisée, où il fit deux rencontres déterminantes : celle de Wilhelm Liebknecht, l'homme qui le gagna au marxisme et avec lequel il ne devait plus jamais cesser de militer, et Julie, une ouvrière avec laquelle il partagea sa vie et bien des combats, puisqu'elle aussi était une militante socialiste.
En 1867, Bebel devint président de l'Union des associations ouvrières allemandes, qui comptait quelques milliers de membres. Il y proposa un programme se réclamant explicitement de l'internationalisme, de la classe ouvrière, en un mot du marxisme, et l'Union des associations l'adopta. Quand deux ans plus tard, en 1869, avec Wilhelm Liebknecht et quelques autres, ils créèrent le Parti ouvrier social-démocrate (SDAP), l'énorme majorité des adhérents de l'Union les suivirent dans le nouveau parti.
L'INTERNATIONALISME AU PRIX DE LA PRISON
En 1870, lors de la guerre avec la France, Bebel et Liebknecht résistèrent à la pression nationaliste et refusèrent d'accorder les crédits de guerre à leur gouvernement ; ils dénoncèrent l'annexion de l'Alsace-Moselle « car on ne peut disposer ainsi des peuples », puis clamèrent leur pleine solidarité avec la Commune de Paris. C'en était trop pour le pouvoir, et les calomnies, les menaces physiques, les procès commencèrent à pleuvoir sur les sociaux-démocrates. Les dirigeants transformèrent leurs procès en procès du capitalisme et en plaidoyers retentissants en faveur du socialisme et de l'internationalisme. Bebel passa en tout cinq ans de sa vie derrière les barreaux. Loin de se plaindre, il expliquait avec humour qu'il avait enfin l'occasion de lire les classiques et d'étudier vraiment l'économie politique et l'histoire.
Le vieux Wilhelm Liebknecht écrivit plus tard, évoquant la guerre de 1870 : « Il n'est jamais facile de nager à contre-courant - et lorsque le courant se précipite avec la vitesse et la masse impétueuse des chutes du Niagara, alors c'est encore moins une sinécure. (...) Mais qu'y avait-il à faire ? Ce qui devait être, devait être. Cela voulait dire : serrer les dents et, quoi qu'il advienne, laisser venir. Ce n'était pas le moment d'avoir peur. Or, Bebel et moi... nous ne nous occupions pas un seul instant des avertissements. Nous ne pouvions pas battre en retraite, nous devions rester à notre poste, advienne que pourra. » Rosa Luxemburg commenta ainsi leur attitude : « Ils restèrent à leur poste, et la social-démocratie allemande s'est nourrie pendant quarante ans de la force morale dont elle avait fait preuve alors contre un monde d'ennemis. »
Bebel fut élu député au Reichstag dès 1871, et à part les moments où il était en prison, il fut député pratiquement sans discontinuer jusqu'à la fin de sa vie. Cela, alors même qu'il s'agissait d'un scrutin majoritaire et que souvent, tous les autres partis se coalisaient pour tenter d'empêcher la victoire d'un de ces dangereux « rouges » ! Il utilisait le parlement comme une tribune, depuis laquelle il s'adressait, par-dessus la tête de députés bouillonnants de rage, à l'ensemble des classes travailleuses. Ses discours, reproduits dans la presse, étaient attendus et commentés avec intérêt, lus avec fierté par les sympathisants. Même un adversaire, le ministre Puttkamer, reconnaissait : « Bebel est connu pour être le plus capable, le plus éloquent, mais aussi le plus dangereux de tous les sociaux-démocrates et agitateurs. »
L'INTERDICTION DU PARTI SOCIAL-DÉMOCRATE
En 1878, Bismarck fit interdire le Parti social-démocrate et toutes ses structures. Des milliers de domiciles furent perquisitionnés, des adhérents expulsés de leur région, d'autres emprisonnés ou placés sur les listes noires du patronat. Pendant les campagnes électorales, des candidats du parti étaient embarqués par la police, gardés à vue pendant des jours pour les empêcher de faire campagne. Ces mesures, qui auraient pu signifier la fin du parti, firent naître dans la population un sentiment de solidarité envers les socialistes et conduisirent à une mobilisation accrue des militants. La social-démocratie sembla bientôt invincible. Pendant des années et jusqu'à la veille de 1914, elle grandit sans relâche : le nombre des adhérents, des journaux, des députés, des conseillers municipaux augmentait sans cesse.
En face, la réaction ne désarmait pas, de sorte qu'une confrontation violente entre ces deux puissances opposées paraissait inévitable. Trotsky écrivit à ce sujet : « Quoique tout le monde écrivît, dît ou lût que le conflit décisif était inévitable comme la rencontre de deux trains marchant en sens inverse sur de mêmes rails, on avait cessé intérieurement de sentir cette inéluctabilité. Le vieux Bebel se distinguait de beaucoup d'autres en ce que, jusqu'à la fin de ses jours, il était profondément convaincu que les événements allaient fatalement au dénouement prévu, et, au jour de son soixante-dixième anniversaire, il parlait avec une passion concentrée de l'heure prochaine de la révolution socialiste. »
Et Trotsky écrivait encore : « La personnalité de Bebel incarnait l'ascension tenace et continue de la nouvelle classe [la classe ouvrière]. Ce vieillard fragile, sec, semblait fait d'une volonté tendue vers un but unique. (...) Tant que Bebel était là, une liaison vivante subsistait avec la période héroïque du mouvement, et les traits sans héroïsme des dirigeants de la deuxième fournée ne se manifestaient pas avec un tel relief. » Après 1914, alors que le parti et la IIe Internationale avaient sombré dans le soutien à la guerre et le patriotisme, il constata : « Il semblait que l'histoire s'était allégé la tâche en supprimant deux hommes qui symbolisaient le mouvement de toute cette époque : Bebel et Jaurès. » De fait, Bebel mourut sans avoir eu à tenir bon encore une fois, face à la catastrophe de 1914. Cet homme pénétré de confiance dans la classe ouvrière et de la conviction que le socialisme l'emporterait, reste dans le mouvement ouvrier comme un exemple d'optimisme révolutionnaire et de ténacité.