Il y a 120 ans, février 1893 : Corruption et parasitisme capitalistes... Le scandale de Panama06/03/20132013Journal/medias/journalnumero/images/2013/03/une2327.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

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Il y a 120 ans, février 1893 : Corruption et parasitisme capitalistes... Le scandale de Panama

Le 9 février 1893, il y a 120 ans, se terminait le procès des administrateurs du canal de Panama. Les condamnations étaient dérisoires, le jugement accordant l'impunité presque totale aux grands personnages qui avaient ruiné des milliers de petits épargnants. Tout cela suscita l'indignation dans tout le pays, ce qui n'allait pas empêcher des escroqueries semblables de se reproduire régulièrement, tant elles sont liées au fonctionnement même du système capitaliste.

Un canal qui fit surtout des trous dans l'épargne populaire

L'idée ancienne de relier l'océan Atlantique au Pacifique en perçant l'isthme de Panama ne fut réalisée qu'en 1914 par les États-Unis. Mais auparavant elle avait donné lieu à une monumentale escroquerie du Français Ferdinand de Lesseps. Celui-ci s'était lancé dans l'opération en 1879, auréolé du prestige acquis en tant que maître-d'oeuvre du canal de Suez. Il lui fallut d'abord rassembler des fonds. Une première émission de 800 000 actions à 500 francs échoua. De Lesseps, comprenant alors qu'il ne lui suffirait pas d'apparaître pour drainer l'épargne vers son entreprise, créa la Compagnie universelle du canal inter-océanique de Panama et associa à l'affaire de grandes banques comme le Crédit lyonnais ou la Société générale. La presse, soudain gagnée au projet, ne tarit plus d'éloges, encensant le grand homme qui allait faire pleuvoir une pluie de millions sur les épargnants. Le moindre hameau reçut des publicités vantant les mérites de l'opération. Ainsi préparée, la seconde souscription fut un succès, avec 600 000 actions à 500 francs placées. Plusieurs autres allaient suivre.

Sur le terrain, l'affaire se présentait sous un jour beaucoup moins favorable. Les ouvriers venus des Antilles, du Venezuela ou de la Nouvelle-Orléans tombaient en nombre, victimes de la malaria. Le canal sans écluses initialement prévu s'avéra bientôt irréalisable. La mégalomanie des responsables du chantier, s'achetant aux frais de la Compagnie des chevaux de race et des wagons de luxe, acheva de ruiner l'affaire. Lorsque les deux premiers entrepreneurs annoncèrent qu'ils abandonnaient les travaux, de Lesseps continua avec d'autres, cachant aux actionnaires les raisons de cette défection et affirmant toujours avoir « la certitude d'achever et d'inaugurer le canal en 1888 ».

La faillite

Mais les épargnants commencèrent à se méfier et souscrivirent de moins en moins. De Lesseps s'adjoignit alors Gustave Eiffel, le constructeur de la tour, pour rassurer le public, et s'adressa au gouvernement et aux parlementaires afin de faire voter une loi l'autorisant à émettre des titres à lots, plus attractifs. Cela ne le sauva pas et, le 15 décembre 1888, ce fut l'effondrement. La Compagnie suspendit ses paiements. Un milliard et demi avait disparu dans la nature. Les banques, prévenues, avaient retiré à temps leurs capitaux, mais des milliers de familles de la petite bourgeoisie, des artisans qui avaient placé là leurs économies, étaient ruinés. Certains se suicidèrent. L'enquête, diligentée à contre-coeur par le gouvernement, allait révéler les dessous de l'affaire.

Presse et parlementaires corrompus

Lors de la campagne de presse en faveur du canal, on avait assisté à des conversions stupéfiantes. Émile de Girardin, du Petit Journal, qui avait mené une charge violente contre le canal, en était devenu du jour au lendemain un des plus chauds partisans. L'interrogatoire d'un certain baron de Reinach, chargé par la Compagnie d'éclairer moyennant quelques chèques les gens influents, allait expliquer ce retournement de veste. Le journaliste avait été acheté pour 800 000 francs. Touché par la grâce, il était même devenu administrateur de cette Compagnie qu'il combattait la veille. Il s'avéra que 32 millions de francs avaient été dépensés en « frais de publicité et de commissions » pour faire prendre aux épargnants des vessies pour des lanternes.

Lorsque de Lesseps avait eu besoin qu'une loi l'autorise à proposer des titres à lots, le gouvernement l'avait fait rédiger par son ministre de Travaux publics. L'ingénieur en chef du chantier avait pourtant signalé que pratiquement rien n'avait été creusé. Le projet de loi ayant été retiré à la suite d'un changement de gouvernement, la Compagnie l'avait fait remettre à l'ordre du jour par un député, lui permettant d'être largement votée. Plus tard, de Lesseps tenta d'expliquer la faillite en disant que l'appui des parlementaires lui avait coûté trop cher et, pour preuve, il fit parvenir à un député de l'opposition de droite la liste des chèques qu'il avait dû faire. Celui-ci put alors annoncer à la tribune que « trois millions furent distribués entre cent cinquante membres du Parlement », se gardant bien cependant de donner des noms.

La justice complaisante

Dès le début, le gouvernement s'était employé à freiner l'enquête, laissant à ceux qui détenaient des informations compromettantes le temps de s'enfuir à l'étranger ou de cacher les preuves. Lorsque l'enquête fut terminée, bien peu de personnages impliqués dans l'affaire furent inculpés, et encore moins condamnés. Il y en eut quatre parmi les administrateurs de la Compagnie, dont Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel, mais ce verdict fut annulé en cassation. Seuls dix députés virent leur immunité levée, et trois d'entre eux furent condamnés. Parmi eux se trouvait l'ancien ministre des Travaux publics qui avait rédigé le projet de loi sur les émissions à lots. Il avait conclu avec la Compagnie le marché suivant : « 375 000 francs immédiatement, 250 000 francs avant le vote du Sénat, 375 000 francs avant l'émission. Il ne sera pas délivré de reçu. » On était loin des 150 noms annoncés ! Les banquiers, eux, ne furent même pas inquiétés.

Le scandale de Panama révolta tout le pays. Les petits bourgeois ruinés s'indignaient devant l'étendue de la corruption. Les travailleurs voyaient ce que valaient ces hommes politiques toujours prêts à voter des lois antiouvrières, ces journalistes prompts à conspuer la moindre grève, ces juges qui condamnaient lourdement les travailleurs pour des broutilles. Mais, alors que les représentants de la bourgeoisie tentaient de calmer l'indignation en proposant des rafistolages de détail, les militants socialistes eurent à coeur de lier cette affaire aux fondements mêmes de la société bourgeoise. Jules Guesde, Paul Lafargue et leurs camarades du Parti ouvrier français écrivirent ainsi le 22 janvier 1893 :

« Pour en finir avec les flibusteries financières, il faut en finir avec l'exploitation patronale.

C'est une transformation sociale qui s'impose. Et cette transformation, appelée à faire disparaître, avec la féodalité industrielle, terrienne et bancaire, le parasitisme dont le panamisme n'est qu'une des formes, qui donc pourrait l'accomplir, sinon la classe victime, depuis les travailleurs des villes et des champs, déjà dépossédés et réduits à l'état de salariés, jusqu'à la petite bourgeoisie encore industrieuse, qui voit son lendemain de plus en plus compromis dans les krachs laissant derrière eux l'égalité de la misère pour chacun et l'insécurité pour tous ? »

Ils concluaient :

« Debout, pour réclamer et pour imposer au besoin, avec une Constituante nous débarrassant de la Constitution orléaniste de 1875, la révision, non plus seulement d'institutions gouvernementales vingt fois et inutilement révisées depuis un siècle, mais d'une organisation économique qui permet et engendre le vol quotidien et légal dans l'atelier et la concussion dans l'État. »

120 ans et de multiples scandales après, cette conclusion reste toujours d'actualité.

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