Égypte-Après le départ de Moubarak : En guise de « transition démocratique », l'armée au pouvoir16/02/20112011Journal/medias/journalnumero/images/2011/02/une-2220.gif.445x577_q85_box-0%2C9%2C172%2C231_crop_detail.png

Dans le monde

Égypte-Après le départ de Moubarak : En guise de « transition démocratique », l'armée au pouvoir

On ne peut, bien sûr, qu'éprouver de la joie à la nouvelle de la chute d'un dictateur qui a opprimé son peuple pendant trente ans. Mais en rester là, c'est témoigner d'une étroitesse de vue, d'une étroitesse de vue sociale, celle de petits bourgeois libéraux qui se contentent, en guise de démocratie, de la promesse - et de la promesse seulement - d'un régime vaguement parlementaire. Cela peut s'expliquer de la part de ceux d'entre eux qui ont manifesté place Tahrir pendant dix-huit jours, sortant de décennies d'oppression, d'absence de liberté, qui ont cherché en tâtonnant leur chemin dans la lutte et ont risqué leur peau en le faisant. Cela peut s'expliquer encore plus de la part des déshérités qui ont rejoint la lutte. Cela est impardonnable, en revanche, de la part de ceux qui commentent de loin l'évolution de la situation en Égypte, surtout s'il s'agit de militants qui se piquent d'être d'extrême gauche, voire des révolutionnaires.

Car, Moubarak parti pour jouir, espère-t-il, paisiblement des 40 ou 70 milliards volés à son peuple, la hiérarchie militaire et l'armée, dont il était le représentant et qui étaient le socle de son régime, demeurent.

À peine deux jours après le départ de Moubarak, son successeur, Tantaoui, ministre de la Défense du dictateur déchu depuis 1991, a donné un avant-goût de sa conception de la liberté en dénonçant les grèves et en s'apprêtant à interdire les réunions syndicales et corporatives. Ce qui signifie en clair que non seulement les masses exploitées, les pauvres de ce pays, les ouvriers, les paysans pauvres, les chômeurs et l'innombrable petit peuple qui vit avec moins d'un euro par jour, ne peuvent espérer aucun changement de leur sort à partir du changement de régime, mais sont écartés même des droits et des libertés élémentaires dont profiteront peut-être - ce n'est même pas sûr ! - les petits bourgeois, les étudiants, les intellectuels, les diplômés laissés au chômage, qui ont constitué le gros des troupes de la place Tahrir.

On verra d'ailleurs combien de ceux qui ont dansé, chanté, sur cette place au départ de Moubarak se soucieront de ce que deviennent les travailleurs qui, à leur exemple peut-être, se sont mis à défendre leur droit à l'existence, ne serait-ce qu'en réclamant la hausse de leur pouvoir d'achat et de meilleures conditions de travail.

MOUBARAK POUSSE VERS LA SORTIE

Le jeudi 10 février encore, Moubarak se cramponnait à son poste, prononçant un discours d'un paternalisme surréaliste en s'adressant à la jeunesse révoltée, comme « un père à ses enfants », disait-il. Les rumeurs le donnaient pourtant déjà partant, rumeurs corroborées non seulement par les déclarations de certains officiers mais aussi par le directeur de la CIA en personne. Moubarak pensait encore avoir avec lui les sommets de la hiérarchie militaire, des collaborateurs, des hommes qu'il avait lui-même placés aux commandes et qui ont certainement partagé avec lui le pillage des caisses de l'État.

Ses phrases désespérées, jurant qu'il n'obéirait pas « aux diktats de l'étranger d'où qu'ils viennent », se permettant de râler contre les dirigeants des États-Unis qui l'ont lâché, ne pouvaient évidemment pas convaincre les manifestants de la place Tahrir. C'était raté également si elles s'adressaient aux chefs de son armée. Car il avait beau les avoir nommés, ils obéissaient plus à l'état-major américain qu'à lui-même.

Que recouvrait le changement intervenu dans la nuit de jeudi 10 à vendredi 11 février, entre le discours de Moubarak et celui de son éphémère vice-président Souleimane, qui annonçait que « le président Moubarak a décidé d'abandonner le poste de président de la République et chargé le Conseil suprême des forces armées de gérer les affaires du pays » ? Était-ce le constat que ses derniers fidèles à la tête de l'armée avaient abandonné Moubarak ? Était-ce parce que, dans un accès de responsabilité vis-à-vis de la hiérarchie de l'armée, il ne voulait pas courir le risque que celle-ci se divise ?

Aucune espèce d'importance : de toute façon, Moubarak était déjà mort politiquement. Il a eu la fin de tout dictateur lorsque la haine qu'il suscite l'emporte sur la crainte qu'il inspire. Exit donc Moubarak, place à Tantaoui, entouré du Conseil militaire suprême !

Ce n'est peut-être pas la fin de l'évolution au sommet même de l'armée, car il serait étonnant qu'à l'ombre des vieux généraux repus sous Moubarak ne poussent pas des généraux plus jeunes, ou des colonels pressés de prendre des positions et d'avoir accès à la mangeoire.

Il serait inexact de dire que l'armée, c'est-à-dire la hiérarchie militaire, a pris le pouvoir : elle ne l'a jamais quitté. Les sommets de l'armée, depuis Nasser, ont toujours choisi celui d'entre eux qui doit occuper le poste suprême. La différence principale, c'est que cette fois l'armée, ce pilier du pouvoir de Moubarak, ce foyer de la corruption par la mainmise sur une partie importante de l'économie, s'est fait applaudir comme l'instrument de la « transition démocratique ». Même Le Monde, peu suspect de sympathies d'extrême gauche, constate : « Pour voir aboutir ses revendications, l'opposition ne dispose d'aucune garantie, hormis celle reposant sur le postulat, hasardeux, selon lequel l'armée aurait pour objectif prioritaire le triomphe de la démocratie en Égypte. » Avec quel sens de l'euphémisme ces choses-là sont dites ! Et le journal de rappeler non seulement le passé de cette armée, ses interventions sanglantes, mais aussi que « l'armée a d'importants intérêts économiques à protéger. Les généraux sont de grands propriétaires terriens et immobiliers. » Il ne faut pas être devin pour affirmer qu'ils n'abandonneront pas leurs privilèges, quand bien même ils se sont fait adouber gardiens de la démocratie par les plus crédules des occupants de la place Tahrir. Ces derniers se sont fait déloger manu militari de ladite place, leurs campements de fortune démontés.

Ce qui est en question, ce n'est pas de se cramponner contre vents et marées à un coin de la place Tahrir, pendant que la vie économique reprend son cours habituel dans les rues du Caire et pendant que, dans les usines en grève, l'armée bouclera les portes, mettra les travailleurs récalcitrants à la rue, à supposer que, par crainte d'une réaction trop violente, elle ne tire pas tout de suite sur eux.

GREVES : DEBUT DES LUTTES OUVRIERES ?

Contrairement à ce qu'espèrent les généraux et leurs protecteurs des grandes puissances, tout n'est peut-être pas fini en Égypte. Les grèves qui ont commencé sont peut-être l'amorce d'un mouvement social puissant, venant cette fois de la classe ouvrière et des masses pauvres.

Plutôt que d'agiter son mouchoir et de lancer des vivats devant la chute de Moubarak, ce que tout révolutionnaire peut souhaiter, même de loin, c'est que la classe ouvrière, qui a su se battre pour ses revendications matérielles même sous la dictature de Moubarak, ne se laisse pas impressionner par l'appel du Conseil militaire suprême à son sens des responsabilités pour faire cesser les grèves. S'agissant de la population ouvrière, les militaires ne se donnent pas beaucoup de peine pour cacher que, derrière ces appels à la responsabilité, il y a les matraques au mieux, et la mitraille au pire. Et déjà se multiplient des avertissements venant des milieux qui saluent le départ de Moubarak mais qui affirment que la « révolution » ne doit pas aller plus loin, qu'on ne peut pas « avoir tout ». Mais les masses exploitées n'ont, pour l'instant, rien !

Aux questions imbéciles des journalistes qui, devant les caméras de télévision, demandent aux boat people de Tunisie affluant vers l'Italie : « Pourquoi donc quittez-vous votre pays au moment justement où la révolution a triomphé et où le dictateur est parti ? », quelques-uns répondent simplement : « C'est que je n'ai pas de travail pour autant, ni de quoi nourrir ma famille ! »

Ni en Tunisie, ni en Égypte, le nouveau régime ne répond et ne répondra dans l'avenir à la question : comment assurer le pain aux plus pauvres ? Mais il ne leur assurera même pas les libertés et les droits démocratiques. Dans les libertés concédées, il y a peut-être celle d'élire un Parlement qui donnera un vernis démocratique pour dissimuler le fait que les classes exploitées continueront à être livrées aux policiers - les mêmes qu'avant -, aux militaires - les mêmes qu'avant -, aux autorités locales - les mêmes qu'avant. L'intelligentsia pourra peut-être lire, et c'est tant mieux, quelques ouvrages de Naguib Mahfouz interdits d'édition jusqu'à présent ! Mais que signifiera cette liberté-là pour la majorité des exploités, dont le problème est le pain quotidien et dont beaucoup, d'ailleurs, ne savent pas lire ?

Même pour avoir droit à un minimum de libertés, les classes exploitées doivent l'imposer et se donner les moyens pour cela.

Nous ne savons pas grand-chose de l'ampleur de la révolte sociale, ni de la détermination des ouvriers grévistes, ni de celle des paysans pauvres dont certaines informations font état de la révolte. Peut-être ont-ils assez d'énergie pour continuer, même maintenant que la petite bourgeoisie anti-Moubarak se retire ? Peut-être qu'il se trouvera, même au sein de cette dernière, des femmes et des hommes qui ne se contentent pas du départ du dictateur pour crier « On a gagné ! » mais qui feront l'effort de réfléchir ? Et, peut-être, de comprendre que l'exploitation poussée à l'extrême, que l'oppression sociale au profit aussi bien de la bourgeoisie locale que des profiteurs agglutinés autour de l'armée et de la bourgeoisie impérialiste, ne laissent pas beaucoup de place aux libertés démocratiques, pas même pour eux.

Cette « transition démocratique », saluée aussi bien par les petits bourgeois libéraux en tout genre que, hypocritement il est vrai, par les têtes pensantes de l'impérialisme, n'est destinée qu'à stabiliser la situation politique, à faire taire la contestation politique, avant que les masses exploitées y soient entraînées massivement, avant qu'elles commencent à se battre pour leurs intérêts de classe.

Mais là encore, une fois entrés dans la lutte, les exploités se battant pour leurs propres intérêts peuvent apprendre, et apprendre très vite. Alors, on pourra parler d'espoir et se réjouir sans réserve de la révolution égyptienne en marche !

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