L'affaire Ben Barka08/12/20102010Journal/medias/journalnumero/images/2010/12/une-2210.gif.445x577_q85_box-0%2C14%2C164%2C226_crop_detail.png

Divers

L'affaire Ben Barka

Le 16 octobre dernier, le juge d'instruction Patrick Ramaël a obtenu l'autorisation de récupérer quelques pages de dossiers classés « secret défense », et enfin déclassifiés, qui concernent l'affaire Ben Barka. Il souhaitait emporter 75 dossiers, on lui en a donné 23. C'est la suite - mais pas la fin - d'une enquête sur l'enlèvement et la disparition, il y a quarante-cinq ans, de l'opposant au roi du Maroc Hassan II, qui continue à gêner bien du monde des deux côtés de la Méditerranée.

L'ENLEVEMENT

C'est le 29 octobre 1965 que Mehdi Ben Barka fut enlevé à Paris. Militant nationaliste radical, animateur du mouvement tiers-mondiste, il préparait la Conférence des trois continents (Afrique, Asie, Amérique latine), ou Tricontinentale, dont l'objectif était de soutenir les mouvements de libération nationale. Condamné plusieurs fois à mort par contumace par le gouvernement marocain, il vivait en exil en Suisse.

Ce jour-là, il accepta de venir à Paris pour discuter d'un film sur la décolonisation. Il avait rendez-vous avec le réalisateur et un producteur, un certain Georges Figon. Ce fils de famille, lié aux milieux intellectuels mais aussi aux truands, était en réalité recruté par les services secrets marocains pour l'attirer dans un piège. Au moment où il arriva à son rendez-vous, Ben Barka fut interpellé par deux policiers français, Louis Souchon et Roger Voitot, qui l'invitèrent à monter dans une voiture où se trouvait Antoine Lopez, informateur du Sdece, le service de contre-espionnage français. Il fut emmené dans une villa de Fontenay-le-Vicomte, dans l'Essonne, appartenant à un certain Georges Boucheseiche, truand et proxénète. On ne le revit jamais, ni lui, ni son cadavre.

LA COLLUSION DES SERVICES FRANÇAIS ET MAROCAINS

Cet enlèvement en plein Paris déclencha un scandale, une enquête et un procès où des parcelles d'informations mêlées à des affabulations révélèrent l'ampleur de l'implication des services secrets des gouvernements marocain et français.

On apprit ainsi - quelle coïncidence ! - que le général Oufkir, ministre marocain de l'Intérieur, et Ahmed Dlimi, son directeur de la Sûreté, étaient arrivés à Paris précisément le 30 octobre. Autre coïncidence, Oufkir était un ancien officier de l'armée française, baroudeur en Indochine et... correspondant du Sdece. Figon, très bavard et furieux de ne pas toucher l'argent promis pour ses services, l'accusa d'avoir tué Ben Barka.

« Foccart est au parfum », avoua un des accusés. Or Foccart avait la haute main sur les polices gaullistes, officielles comme le Sdece, ou parallèles comme les « barbouzes » ou les SAC, Services d'action civique. Sous de Gaulle et après, c'est le SAC qui chapeauta tous les coups tordus en Afrique, soutenant des rébellions, faisant ou défaisant des chefs d'État africains au gré des intérêts du gouvernement français.

Les révélations remontèrent jusqu'au ministre de l'Intérieur, Roger Frey, dont le chef de cabinet aurait donné le feu vert à toute l'opération.

Et de Gaulle lui-même ? Il est possible que Pompidou, Premier ministre et responsable du Sdece, ait agi sans lui en référer. Le chef de l'État, en colère, lui retira cette responsabilité pour la confier au ministre des Armées. Mais très vite, dès février 1966, de Gaulle affirma : « Rien n'indique que le contre-espionnage et la police, en tant que tels, aient connu l'opération, a fortiori qu'ils l'aient couverte. » Bref, les coupables ne devaient être que quelques individus qu'on livra à la justice, en prenant soin d'épargner l'appareil d'État dans son ensemble.

LA JUSTICE AUX ORDRES

Le procès fut « un brouillamini savamment organisé », selon les termes de Daniel Guérin, un des principaux animateurs du Comité pour la vérité sur l'affaire Ben Barka. Le juge d'instruction dut attendre plusieurs semaines avant de visiter les lieux du crime, qui avaient été nettoyés et repeints. Il ne fut pas autorisé à convoquer Foccart ni à voir les notes du Sdece. Le protagoniste le plus bavard, Figon, fut retrouvé « suicidé ». Enfin le ministre de la Justice, Foyer, ordonna rapidement la clôture de l'instruction. Au procès, le procureur refusa d'entendre certains témoins et de lier le suicide de Figon et l'enlèvement. Finalement, seuls Lopez et Souchon furent condamnés à huit et six ans de réclusion. Oufkir, désigné comme l'organisateur, fut condamné par contumace. Hassan II le fit abattre après un attentat manqué en août 1972. Boucheseiche, réfugié au Maroc, finit assassiné dans une prison.

Depuis quarante-cinq ans, l'enquête n'a toujours pas fait la lumière sur le rôle exact des services français et marocains, ni sur celui d'autres acteurs potentiels comme la CIA ou les services secrets israéliens, comme on l'a évoqué. Les mandats récemment lancés contre des dignitaires marocains toujours en poste sont bloqués sur décision du parquet. L'affaire Ben Barka n'est pas résolue, mais elle a amplement prouvé l'utilité de la police, de la justice et du secret défense... pour dissimuler les crimes de l'appareil d'État.

Sylvie MARÉCHAL

Nationaliste radical, Ben Barka avait lutté contre la colonisation française au Maroc. Après l'indépendance, il avait d'abord accepté le retour du roi Mohamed V, père d'Hassan II, et était devenu président d'une Assemblée nationale consultative, avant d'être révoqué en septembre 1959. Il avait ensuite créé un nouveau parti, l'Union nationale des forces populaires (UNFP). Il oscillait entre une ferme opposition et des tentatives de conciliation avec le pouvoir, à condition qu'il accepte des réformes politiques et économiques substantielles.

En mars de cette année 1965, étudiants et chômeurs étaient descendus dans la rue et la répression menée par Oufkir avait fait des centaines de morts. Hassan II avait essayé ensuite de se concilier une certaine opposition en faisant libérer des prisonniers politiques, mais pas au point d'accepter des « réformes » empiétant sur les biens et les prérogatives des grands propriétaires locaux ou étrangers. Et en juin il proclamait l'état d'exception. Ce qui n'empêcha pas Ben Barka de déclarer en septembre 1965 : « Il faut savoir de temps en temps être positif, collaborer, et je crois que, dans l'état actuel des choses, le pays a besoin de nous, et c'est pour cela que je compte rentrer au Maroc. » Hassan II a-t-il été l'organisateur de sa disparition, ou a-t-il été débordé lui aussi par une partie de son appareil d'État, en la personne d'Oufkir ? En tout cas, il s'en est bien porté. En 1972, il déclarait dans une interview : « Je ne regrette pas la disparition de Ben Barka. C'était un agitateur notoire, à l'échelon international. »

Au moment de sa disparition, Ben Barka préparait la Conférence des trois continents (Afrique, Asie, Amérique latine), ou Tricontinentale, qui devait se tenir à La Havane du 3 au 10 janvier 1966. Il s'était assuré le concours des Soviétiques et des Chinois. Les objectifs de cette conférence étaient de soutenir Cuba et d'aider les mouvements de libération nationale, ce qui valait à Ben Barka l'attention particulière de la CIA, de même que ses déclarations au Caire en avril 1965, sur « la lutte arabe contre Israël (...) placée sous le signe de la libération, du progrès humain et du socialisme », lui valaient l'hostilité des services secrets israéliens.

Quant aux polices françaises en tout genre, c'est tout naturellement qu'elles se souciaient des intérêts français, ceux des entreprises françaises implantées au Maroc, à qui importait la stabilité politique.

Finalement, beaucoup de monde en haut lieu avait des raisons de supprimer Mehdi Ben Barka.

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