- Accueil
- Lutte ouvrière n°2197
- Il y a 30 ans : Le coup d'État militaire du 12 septembre en Turquie
Dans le monde
Il y a 30 ans : Le coup d'État militaire du 12 septembre en Turquie
Il y a trente ans, le 12 septembre 1980 avant l'aube, les rues d'Ankara, d'Istanbul et de toutes les grandes villes turques résonnaient du bruit des chars. L'armée occupait tous les points stratégiques et un communiqué du chef de l'état-major, le général Kenan Evren, annonçait que celle-ci avait pris le pouvoir « pour faire disparaître tous les obstacles qui empêchent le bon fonctionnement de la démocratie » ainsi que « pour défendre les principes d'Atatürk contre les idéaux communistes et fascistes ».
Le gouvernement était démis, l'Assemblée nationale était dissoute, de même que l'ensemble des partis politiques, dont les dirigeants étaient arrêtés et les biens saisis, les syndicats et les grèves étaient interdits.
UN COUP DIRIGE CONTRE LA CLASSE OUVRIERE...
Le président des États-Unis de l'époque se félicita du coup d'État et la plupart des autres dirigeants occidentaux le firent aussi plus ou moins ouvertement. En Turquie même, peu après le coup du 12 septembre, un dirigeant patronal du textile fut plus précis, s'écriant en parlant des travailleurs : « Jusqu'à aujourd'hui, c'est nous qui avons pleuré et c'est eux qui se sont amusés. Désormais, c'est notre tour. » Plus tard, le même allait aussi se féliciter que la nouvelle Constitution établie par les généraux mît fin à bien des droits ouvriers.
Et en effet, un des principaux objectifs des militaires était de mettre un point final à une période de montée des luttes des travailleurs qui durait depuis le début des années soixante. La jeune et dynamique classe ouvrière n'hésitait pas à se mettre en lutte pour améliorer ses conditions de travail et son pouvoir d'achat. Le salaire passa ainsi de l'indice 100 en 1963 à 120 en 1967, 126 en 1968, 157 en 1971, 173 en 1975 et jusqu'à 220 en 1976. Ce plus que doublement du salaire en treize ans n'était pas le fait d'un soudain altruisme des patrons, mais le résultat de dures luttes.
Même après la déclaration de l'état d'exception en avril 1971, il y eut à partir de 1974 une nouvelle montée des luttes des travailleurs. En même temps la politisation se développait, en particulier parmi la jeunesse. Des centaines de milliers de jeunes se lançaient dans la lutte politique malgré les arrestations, les tortures et même les assassinats, et plusieurs dizaines de milliers adhéraient aux organisations d'extrême gauche.
...ET PREPARE DEPUIS LONGTEMPS
À partir de 1979 il y eut une accélération des préparatifs visant à créer les conditions d'un coup d'État militaire. Les assassinats politiques quotidiens et l'insécurité découlaient en fait d'une politique de l'État, comme en a témoigné récemment un général à la retraite ; ils devaient permettre de justifier l'intervention de l'armée « pour mettre fin au chaos ».
Parmi les mesures prises à la suite du coup d'État militaire, on trouve l'interdiction de tous les partis, mais surtout l'interdiction de la confédération DISK à laquelle la grande majorité des travailleurs combatifs étaient affiliés tandis que les autres fédérations, proches du patronat, n'étaient pas touchées. 5 000 leaders ouvriers furent licenciés, selon une liste déjà établie auparavant. Les 400 000 travailleurs en lutte avant le 12 septembre pour le renouvellement des conventions collectives durent attendre sept mois pour finalement ne rien obtenir, et même subir les premières attaques, avec la complicité de la confédération pro-patronale Türk-Is dont le secrétaire général était devenu ministre du Travail.
En plus des arrestations massives, des emprisonnements, des tortures et de la pendaison de plusieurs jeunes, pour effrayer le mouvement ouvrier et ses militants, la machine à écraser les acquis et les droits de la classe ouvrière se mit en route. Entre 1980 et 1988 le pouvoir d'achat des ouvriers allait subir une perte de 28 % et celui des fonctionnaires de 41,5 %. Il s'y ajouta la suppression des indemnités de licenciement et de la plupart des primes, ainsi que l'augmentation des prélèvements sur les salaires. Ce fut aussi la quasi-interdiction des grèves, en particulier les grèves considérées comme politiques parce que destinées à obtenir de nouveaux droits, les grèves générales, les grèves de solidarité.
Avant de laisser le système politique reprendre peu à peu des apparences démocratiques, les militaires eurent soin de mettre en place en 1982 une nouvelle Constitution. Restrictive sur le plan politique, elle l'était également sur le plan social, encadrant strictement le droit de grève et les droits syndicaux en général.
À partir du printemps 1989, avec la fin de la période de dictature militaire ouverte, de nouvelles luttes allaient démontrer que celle-ci n'avait nullement brisé la classe ouvrière turque. Elles allaient permettre aux travailleurs de retrouver une partie de leur pouvoir d'achat. Néanmoins le système politique et le type de relations sociales mises en place par le coup d'État militaire allaient demeurer pour l'essentiel. L'intervention de l'armée, ce 12 septembre 1980, avait ainsi doté la bourgeoisie turque de nouveaux moyens contre les travailleurs et lui avait permis de retrouver pour trente ans la stabilité politique et sociale.