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Editorial
Leur monde et le nôtre
On dirait un mauvais roman policier : une veuve multi-milliardaire, héritière d'une des plus grandes fortunes du pays ; une dispute familiale glauque, comme savent en sécréter les familles bourgeoises lorsqu'elles se déchirent autour d'un héritage ; un maître d'hôtel indiscret qui enregistre les conversations privées de sa milliardaire de patronne pour donner les cassettes à la fille, en procès avec la mère ; une île aux Seychelles ; de l'argent planqué en Suisse ; un artiste à ce qu'il paraît doué, qui l'est en tout cas pour les affaires puisqu'il a réussi à se faire offrir pour un milliard d'euros de cadeaux.
Et il y aussi les ministres, dont l'un, ministre du Budget en son temps, une femme employée dans l'officine chargée de gérer la fortune professionnelle de la milliardaire...
En décortiquant l'affaire Bettencourt-Woerth, la presse apporte chaque jour de nouvelles révélations. Lorsqu'il était ministre du Budget, Woerth prétendait faire du combat contre l'évasion fiscale sa marque de fabrique. Cela la fichait déjà mal que son épouse soit embauchée comme conseillère fiscale d'une des plus grosses contribuables, ou du moins qui devrait l'être. Cela la fiche encore plus mal lorsque le bras droit de la milliardaire reconnaît quelques tricheries fiscales ! Ce bras droit s'est vu épingler la Légion d'honneur à sa boutonnière par Éric Woerth, peu de temps après avoir embauché sa femme !
Et voilà qu'un hebdomadaire fait état d'un déjeuner entre Éric Woerth et Robert Peugeot peu après que celui-ci, victime d'un cambriolage, s'est fait voler 500 000 euros en lingots d'or. Excusez du peu ! Éric Woerth aurait-il conseillé à Peugeot de réduire la valeur déclarée, pour réduire son impôt sur la fortune ? Jamais de la vie, proteste Woerth, Robert Peugeot est simplement un ami avec qui il est normal de déjeuner !
Mais justement ! Toutes ces affaires braquent au moins un petit rayon de lumière sur leur monde, le monde des grands bourgeois avec leurs serviteurs politiques, le monde de ceux qui dirigent la société, le monde de ceux qui peuvent faire des cadeaux d'un milliard ou se faire dérober 500 000 euros en lingots d'or sans que cela écorne leur fortune.
En étant l'actionnaire principale du premier groupe mondial de cosmétiques, L'Oréal, Mme Bettencourt pèse sur la politique. Pas parce que son défunt mari avait été ministre lui-même, mais parce que des ministres, elle peut se les acheter ou se les fabriquer sur mesure.
Car, dans son écurie, il n'y a pas que l'épouse de Woerth. Il y a aussi Luc Chatel, l'actuel ministre de l'Éducation nationale, qui a commencé sa carrière comme chef de produit chez L'Oréal pour y devenir DRH. Même s'il dément avoir été poussé à la politique par les Bettencourt, cela crée tout de même des liens. Des liens entretenus au fil des ans par de l'argent versé par la famille aux grands partis politiques susceptibles de se retrouver au gouvernement. Aux partis de droite de préférence, car le cour de la famille est tout naturellement de ce côté-là. Mais sans être sectaire pour autant : Bettencourt, le défunt mari, était lié d'amitié avec Mitterrand, dans un parcours commun qui les avait conduits de l'extrême droite d'avant-guerre à la Résistance.
Voilà le beau monde qui nous gouverne. Un beau monde où l'argent coule à flots au point d'éclabousser de temps à autre un ministre, mais qui est impitoyable vis-à-vis du pauvre qui ne peut plus payer sa facture de gaz ou son loyer.
Toute cette affaire tombe mal pour Éric Woerth, qui est en pointe dans l'attaque du gouvernement contre les retraites. Elle lui coûtera peut-être sa carrière, car la solidarité témoignée par ses collègues ne les empêchera pas de lui faire des crocs-en-jambe. Mais, au-delà des avatars du moment, tout ce beau monde est lié par une profonde complicité, une complicité de classe. Celle de cette haute bourgeoisie qui sait que ses richesses, ses hôtels particuliers, ses îles paradisiaques, sa capacité à s'acheter les services des hommes politiques, tout cela vient de l'exploitation. Tout cela vient des salaires dérisoires payés aux conditionneuses des usines de L'Oréal et de l'usure des ouvriers sur chaîne de Peugeot-Citroën. Il vient aussi des euros volés aux retraités poussés à travailler plus longtemps et qui, grâce à Woerth et Cie, ont de moins en moins de chances d'obtenir une retraite à taux plein.
Alors, Éric Woerth, coupable ou pas de complicité avec Mme Bettencourt dans une affaire de fraude fiscale ? Ils sont en tout cas, chacun à sa place, les rouages et les profiteurs d'un système dont les crimes vont bien au-delà d'une affaire fiscale.
Arlette LAGUILLER
L'éditorial d'Arlette Laguiller
Éditorial des bulletins d'entreprises du 28 juin