Turquie : L'affaire Balyoz10/03/20102010Journal/medias/journalnumero/images/2010/03/une2171.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie : L'affaire Balyoz

Militaires et politiciens règlent leurs comptes

Dans la nuit du 23 au 24 février en Turquie, 49 officiers, dont 7 officiers de haut rang, ont été inculpés par les tribunaux et écroués. Ils sont accusés d'avoir préparé en 2003 un complot intitulé Balyoz (la masse du forgeron) afin de renverser le gouvernement dit islamiste modéré d'Erdogan, toujours en place à l'heure actuelle.

L'affaire a soulevé l'émotion, non seulement en Turquie, mais aussi dans la presse occidentale dont une partie a laissé entendre que le pays était peut-être au bord d'un affrontement entre l'armée et le gouvernement, avec peut-être un coup d'État à la clé. Mais dès le 25 février le chef d'état-major Ilker Basbug, le président Abdullah Gül et le Premier ministre Erdogan se sont réunis au palais présidentiel pendant trois heures. Et, après un déjeuner pris en commun, ils ont déclaré que les dirigeants civils et militaires s'étaient engagés à régler cette crise « dans le cadre des lois de la Constitution ».

Depuis plusieurs semaines la presse turque parle beaucoup de ce plan Balyoz, à la suite des « révélations » d'un quotidien proche du gouvernement. Celui-ci a publié des extraits du plan, un document de cinq mille pages, complété par plusieurs CD, exposant ce complot préparé par des militaires de haut rang qui aurait visé à renverser le gouvernement en 2003 ou 2004. Les militaires, pour semer le chaos, auraient préparé des attentats dans deux mosquées importantes d'Istanbul. Le calcul était de provoquer des manifestations de rue violentes, ce qui leur aurait permis d'effectuer plusieurs centaines de milliers d'arrestations. Il aurait même été envisagé de faire abattre un avion militaire par l'armée et d'en accuser ensuite la Grèce, pour créer une tension supplémentaire.

La plupart de ces informations sont en partie connues depuis 2004, même si elles n'avaient pas été publiées. Mais surtout le fait qu'un tel plan ait existé n'est pas surprenant, et il en existe même sûrement d'autres. En l'occurrence, le fait qu'il soit ainsi révélé tend plutôt à prouver que personne parmi les responsables n'envisageait vraiment de le mettre en application.

Mais surtout les tensions entre le gouvernement et différents secteurs de l'appareil d'État, en particulier de la police et de l'armée, ne sont pas chose nouvelle. Une partie de la bourgeoisie turque estime désormais que le poids de l'armée dans la vie politique et économique doit diminuer. Elle estime aussi qu'il lui faut se dégager des situations de conflit, au Kurdistan et à Chypre, car elles ne lui rapportent rien et en revanche elles peuvent compromettre ses relations et ses affaires avec ses voisins, au moment où elle voudrait les développer. L'ambition de la bourgeoisie turque est de se présenter comme une puissance en paix avec ses voisins, musulmans en particulier, et de se placer au centre du développement économique d'une région allant des Balkans à l'Asie centrale et au Moyen-Orient. Les capitalistes turcs en escomptent de bonnes affaires, en collaboration avec les capitalistes ouest-européens, qui de leur côté espèrent que les entreprises turques leur fournissent des relais permettant d'augmenter leur pénétration dans toutes ces régions.

L'intégration de la Turquie à l'Union européenne irait dans la même direction, mais celle-ci aussi pose comme condition, entre autres, que le pays en finisse avec des conflits comme ceux du Kurdistan et de Chypre.

Tout cela se heurte à bien des résistances au sein d'une partie de l'armée et de l'appareil d'État, qui trouvent intérêt au maintien de ces conflits et voient toute concession, que ce soit aux Chypriotes Grecs ou aux Kurdes, comme une trahison du nationalisme turc hérité de Mustafa Kemal. Et il en est de même pour toute concession à une minorité nationale, comme par exemple les Arméniens. Quand il est question de la reconnaissance du génocide de 1915, comme cela a été le cas récemment à la suite d'un vote d'une commission du Congrès américain, les nationalistes cherchent à faire l'unité autour d'eux en déclarant que ce génocide n'est qu'une invention des ennemis de la Turquie...

Voilà sur quel fond se greffent les frictions permanentes entre le gouvernement d'Erdogan et les militaires, d'autant plus compliquées qu'aucune des deux parties n'est unanime sur ses positions. On voit le gouvernement Erdogan se présenter comme le défenseur d'une Turquie démocratique et européenne, tandis que ses opposants se présentent comme les défenseurs de la laïcité et de la modernité face à des obscurantistes qui voudraient instaurer un « État islamiste ». Ces arguments ne correspondent à la réalité ni d'un côté ni de l'autre, l'islamisme du gouvernement Erdogan se limitant à peu de chose, alors que les gouvernements militaires ou dits laïques ont pris un grand nombre de mesures favorisant l'influence croissante des religieux, par exemple dans l'enseignement, dans l'intention avouée de combattre « l'influence du communisme »...

L'affrontement continue en tout cas, tantôt de façon feutrée, tantôt en recourant aux arrestations et aux tribunaux. Mais les travailleurs turcs ne peuvent se fier ni aux uns ni aux autres, qu'il s'agisse de la défense de la démocratie et de la laïcité, ou de celle de leurs propres droits et intérêts.

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