Italie, 12 décembre 1969 : Le « massacre d'État » de Piazza Fontana16/12/20092009Journal/medias/journalnumero/images/2009/12/une2159.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Italie, 12 décembre 1969 : Le « massacre d'État » de Piazza Fontana

Il n'a pas fallu longtemps aux partisans de Berlusconi, peu après que le 13 décembre celui-ci a été blessé au sortir d'un de ses meetings à Milan par un homme présenté comme un déséquilibré, pour accuser la gauche en général d'être responsable d'un « climat de violence politique » qui aurait armé la main de l'agresseur. Les dirigeants des partis d'opposition sont ainsi sommés de cesser leurs critiques à Berlusconi sous peine d'être pratiquement accusés de complicités terroristes !

Coïncidence des dates, la veille même, le 12 décembre, des manifestants avaient commémoré à Milan l'attentat qui, il y a quarante ans, avait marqué le début de ce que l'on allait appeler la « stratégie de la tension » émanant, non certes de la gauche, mais de l'État et de la droite italienne... et d'une certaine façon de ceux qui, avec Berlusconi, sont au pouvoir aujourd'hui.

En effet, le 12 décembre 1969 en fin d'après-midi, la Banque de l'Agriculture, Piazza Fontana en plein centre de Milan, était secouée par une violente explosion. Dans les décombres, là où quelques instants auparavant se pressait la clientèle, on relevait seize morts et 88 blessés. Cet attentat aveugle, évidemment organisé à une heure de forte affluence de façon à faire le plus possible de victimes, intervenait dans un climat politique et social tendu. Depuis des semaines l'Italie vivait à l'heure de « l'automne chaud ». Dans tout le pays, toutes les catégories de travailleurs s'étaient mobilisées pour mettre à l'ordre du jour les revendications ouvrières : salaires, conditions de travail, horaires, régime interne des entreprises ; toutes les exigences des travailleurs, bien trop longtemps contenues, étaient mises sur la table à travers des grèves et des manifestations que les directions syndicales elles-mêmes avaient bien du mal à garder sous leur contrôle.

En ce mois de décembre, cette saison de luttes se concluait, au moins provisoirement. Dans la plupart des catégories, des conventions collectives étaient signées, marquant de réels progrès pour les travailleurs. Mais patrons et gouvernants ne pouvaient qu'être inquiets pour les suites d'un mouvement qui avait été une véritable explosion sociale. Dans ces circonstances, l'explosion de Piazza Fontana, en alourdissant considérablement le climat, allait leur rendre service.

De fait, dans les heures qui suivirent, la police de Milan dirigeait ses investigations dans une seule direction : celle des groupes anarchistes. Bien qu'aucun élément précédent n'ait indiqué que ceux-ci aient envisagé une politique d'attentats à la bombe, une dizaine d'arrestations étaient effectuées parmi eux. Le gouvernement et une grande partie de la presse s'empressaient de les accuser de l'attentat et, au-delà, d'incriminer plus largement la gauche, les syndicats, les travailleurs grévistes pour le climat de tension existant dans le pays. Un militant anarchiste, le cheminot Giuseppe Pinelli, était arrêté et interrogé trois jours durant dans les bureaux de la Questure (la préfecture de police) de Milan. Au troisième jour, Pinelli mourait en tombant d'une fenêtre du cinquième étage dans la cour de la Questure, la police affirmant qu'il s'agissait d'un suicide. Parallèlement, suite au témoignage d'un chauffeur de taxi, un autre militant anarchiste, Pietro Valpreda, était accusé d'avoir déposé la bombe et inculpé.

Pourtant, dès les premiers jours suivant l'attentat, une piste se dessinait menant vers des groupes d'extrême droite ayant bénéficié de l'appui des services secrets de l'État. Mais il fallut trois ans pour que, en 1972, des magistrats milanais puissent reprendre l'enquête en incriminant notamment deux militants fascistes, Franco Freda et Giovanni Ventura. Ils tentaient aussi, au-delà de ces deux exécutants, de remonter la piste vers les services secrets, notoirement liés à l'extrême droite, et les dirigeants politiques qui les avaient couverts. Aussi en 1974 l'instruction était-elle retirée à ces magistrats trop curieux et transférée loin de là, à Catanzaro dans le Sud « pour motifs d'ordre public ». Bien d'autres épisodes judiciaires allaient se succéder encore, au terme desquels Valpreda allait être libéré... sans que Freda et Ventura soient reconnus responsables de l'attentat. C'est finalement en 2005 que la Cour de cassation a classé définitivement l'affaire : l'attentat de Piazza Fontana n'avait donc pas de coupable.

Pendant des années cependant, dans les manifestations, les militants de gauche ont proclamé leur conviction que « le massacre était d'État » (la strage è di Stato). Ils l'ont fait encore cette année à l'occasion de la commémoration de l'attentat de Piazza Fontana. Celui-ci, comme celui de la gare de Bologne en 1980, l'affaire de la loge P2 et d'autres, a montré en effet que des dirigeants politiques, appuyés sur les services secrets et collaborant avec des militants d'extrême droite, se sont entendus pour mettre en place cette « stratégie de la tension ». En organisant ou en couvrant des attentats, il s'agissait de chercher à criminaliser la gauche et le mouvement ouvrier et d'effrayer l'électorat. Sans que la lumière soit jamais vraiment faite sur ces sombres dessous de l'État italien.

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