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- Lutte ouvrière n°2128
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Leur société
Loi sur le téléchargement « illégal » : Artistes, marchands et internet
Le 12 mai, après quelques péripéties politiciennes, la loi Création et Internet a donc été votée par l'Assemblée. Elle interdit de « pirater » des oeuvres sur Internet, c'est-à-dire de télécharger gratuitement des fichiers de musique ou de films qui, non encore dans le domaine public, sont des propriétés privées. Les contrevenants, débusqués par Hadopi (la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet), pourront voir leur connexion à Internet interrompue.
On s'aperçoit au passage qu'Internet, censé être un espace de liberté, est en fait sous le contrôle de ceux qui ont les plus gros ordinateurs : les grandes firmes et les États, pour ne pas dire les polices, capables de savoir à tout moment qui charge quoi et d'interrompre les connexions à volonté.
L'apparition d'Internet ne fait qu'actualiser la question des droits d'auteur, posée depuis que les oeuvres d'art et les créations intellectuelles ont été diffusées largement par le livre puis par le disque. Car ces moyens techniques, s'ils ont constitué un immense progrès, n'ont pas mis les artistes directement en contact avec leur public. Il y a toujours eu et il y a encore un intermédiaire, l'éditeur, c'est-à-dire l'entrepreneur capitaliste, propriétaire de l'imprimerie, de la maison de disques, des moyens de diffusion et de publicité. L'oeuvre d'art, bon gré mal gré, devient par son truchement une marchandise et sa valeur intrinsèque un support pour faire du profit.
Les libraires ont commencé par acheter les oeuvres à la pièce, en toute propriété, comme le raconte par exemple Balzac. Les éditeurs de disques on fait de même, payant les musiciens à la fin de la séance d'enregistrement. Nombre de créateurs de jazz, jusque dans les années 1960, ont ainsi vécu difficilement, alors que leurs disques se vendaient honorablement, au seul profit des propriétaires des maisons de disques.
Les artistes, écrivains d'abord, musiciens ensuite, se sont défendus contre les marchands en inventant au XVIIIe siècle le droit d'auteur, qui fait que l'oeuvre reste leur propriété un certain temps, avant de tomber dans le domaine public. Les éditeurs peuvent alors la publier à leur guise, sans avoir à payer quoi que ce soit.
La notion même de droit d'auteur a suscité des controverses. Le philosophe Condorcet pensait que tout ce qui contribuait au progrès de l'esprit humain appartenait à l'humanité et devait être libre de droits. Son collègue Diderot lui répondait que le créateur devait pouvoir vivre de ses oeuvres, faute de quoi il n'y avait pas de création possible. Mais Condorcet pouvait vivre de ses rentes, alors que Diderot était contraint de vendre ses livres pour subsister...
Le même débat continue donc aujourd'hui sous d'autres formes, les nouveaux moyens techniques faisant évoluer les rapports entre créateurs et éditeurs. Mais on oublie toujours la grande masse de la population et ses conditions d'accès à la culture. Car si les oeuvres culturelles sont innombrables et les moyens de leur diffusion de plus en plus performants, des milliards d'hommes n'y ont toujours pas accès, des centaines de millions ne connaissent que ce que les marchands veulent bien leur laisser voir. L'industrie culturelle, comme son nom l'indique, a pour vocation exclusive de faire des profits, pas de diffuser la culture auprès du plus grand nombre. Les firmes exigent que leurs artistes soient écoutés ou vus par un public payant, et payant cher. Tant pis donc pour ceux qui ne peuvent pas payer, tant pis pour les artistes qui ne rapportent pas assez.
Des sociétés qu'on a dites primitives nourrissaient et protégeaient les artistes qui les enchantaient. D'une façon ou d'une autre, la société future devra réinventer des rapports entre l'art et la société qui ne soient plus régis par la loi du marché.