Janvier 1919 : Quand les dirigeants social-démocrates faisaient régner l'ordre bourgeois à Berlin14/01/20092009Journal/medias/journalnumero/images/2009/01/une2111.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Divers

Janvier 1919 : Quand les dirigeants social-démocrates faisaient régner l'ordre bourgeois à Berlin

Depuis les premiers jours de novembre 1918, les matelots, les soldats et les ouvriers allemands avaient constitué, à travers tout le pays, d'innombrables Conseils destinés, espéraient-ils, à se substituer au pouvoir de cette bourgeoisie qui les avait entraînés dans la première boucherie mondiale. La révolution s'était répandue comme une traînée de poudre.

Le 10 novembre, paré du titre trompeur de Conseil des commissaires du peuple, un gouvernement provisoire composé de dirigeants du SPD (Parti social-démocrate), auquel des Indépendants de l'USPD (des socialistes hostiles à la guerre) apportaient leur caution, s'était porté au secours de la bourgeoisie désemparée devant le mouvement révolutionnaire, se proposant d'assumer la charge du pouvoir. À sa tête, Friedrich Ebert, président du SPD, venait d'accepter la fonction de chancelier.

La révolution continuait cependant de frayer sa route. " Les ouvriers, temporisait Ebert dans le journal Vorwärts du 2 décembre, n'ont pas à s'inquiéter à propos des conquêtes sociales de la révolution. Le profit capitaliste va être durement touché. " Mais malgré la paix revenue, on mourait toujours dans les villes allemandes, de faim, de froid. La machine économique s'effondrait : des usines fermaient, le chômage s'étendait. Et dans les Conseils, les travailleurs les plus conscients demandaient impatiemment des comptes. À Mülheim, le 8 décembre, un Conseil d'ouvriers et de soldats avait osé procéder à l'arrestation de quelques magnats capitalistes. Le 18 décembre à Berlin 250 000 travailleurs, réunis à l'appel de Karl Liebknecht et des spartakistes, manifestaient pour le pouvoir aux Conseils, la révocation du gouvernement Ebert, l'armement du prolétariat.

Qui a les armes ?

Mais c'est la bourgeoisie qui, l'inquiétude grandissant, s'armait. Les divisions revenues du front, même tenues en main par leurs officiers, s'avéraient peu " sûres ". Cependant l'état-major avait depuis quelque temps prévu cet effritement et poussé à la constitution de " corps francs ", troupes de volontaires organisées en vue de la guerre civile. Fin décembre, le général Maercker, ancien officier de la " coloniale ", avait installé près de Berlin 4 000 de ces mercenaires. Le 4 janvier, ils étaient 80 000.

Les ministres USPD démissionnèrent du gouvernement le 29 décembre, afin de cesser de porter le chapeau de la politique de plus en plus ouvertement contre-révolutionnaire d'Ebert. Ils furent remplacés par des " socialistes " majoritaires. Parmi eux Gustav Noske, vieille connaissance du Haut état-major prussien pour avoir fait, pendant la guerre, la liaison entre le SPD et ce dernier. Noske, nommé deux mois auparavant gouverneur à Kiel pour y circonscrire la mutinerie des matelots, prit immédiatement en main la direction des questions militaires. Investi des pleins pouvoirs par son collègue Ebert et le Haut état-major, il aurait alors déclaré : " Quelqu'un doit bien assumer le rôle de bourreau [littéralement, " Bluthund ", chien de chasse sanguinaire], je ne refuse pas cette responsabilité. "

Les " socialistes de l'état-major " au gouvernement, ne se contentant pas de s'être investis corps et âme au service de la bourgeoisie, se préparaient à aller jusqu'au bain de sang pour anéantir la menace constituée par les travailleurs révolutionnaires et leurs chefs. La presse social-démocrate déversait quotidiennement des calomnies sur ceux qui venaient de fonder, le 31 décembre, le KPD (S), le Parti Communiste d'Allemagne (Ligue Spartakiste), regroupant quelque 3 000 militants.

La social-démocratie accepte le rôle de bourreau

L'épreuve de force, souhaitée, préparée contre le prolétariat berlinois, allait s'engager après la révocation, le 4 janvier 1919, du préfet de police de Berlin, le social-démocrate indépendant Emil Eichhorn. Ce dernier étant perçu par les travailleurs de la région comme un allié, la mesure entraîna aussitôt, le 5 janvier, un mouvement de grève et rassembla des dizaines, peut-être des centaines de milliers de manifestants, dirigeants ouvriers en tête.

" Si les foules avaient eu à leur tête des chefs sachant exactement où ils allaient, constaterait plus tard Noske, elles se seraient rendues maîtresses de Berlin avant midi ", tant étaient impressionnants les cortèges ouvriers qui occupaient, des heures durant, les rues. Des dirigeants, des social-démocrates indépendants, des délégués révolutionnaires des usines et des communistes-spartakistes, comme Liebknecht, s'étaient longuement réunis pour analyser le rapport de forces et décider de la suite à donner à la mobilisation.

Cette assemblée de responsables jugea, dans sa majorité, que la situation évoluait vite et que le rapport de forces n'était pas loin de permettre aux travailleurs - berlinois - de s'emparer du pouvoir. Elle désigna un " collectif " de 52 membres, un Comité révolutionnaire chargé de diriger le mouvement en ce sens et de s'ériger dès que nécessaire en gouvernement provisoire, en attendant une réélection des Conseils et un congrès. La direction du tout jeune KPD, elle, craignait pourtant que ce fût trop tôt pour lancer la bataille pour le renversement du gouvernement Ebert-Scheidemann-Noske. Mais ses membres présents à l'assemblée se rallièrent néanmoins au point de vue du Comité..

Le lendemain, la grève était partout. Les grandes imprimeries des journaux, dont celle du Vorwärts, furent occupées, ainsi que le télégraphe et la préfecture de police. Si la mobilisation était réelle mais confuse, les mots d'ordre étaient clairs : annulation de la révocation d'Eichhorn, désarmement des troupes contre-révolutionnaires, voire démission du gouvernement Ebert. Ils étaient repris par tous, y compris par de nombreux travailleurs proches la veille encore du SPD. Mais, sur les centaines de milliers de manifestants, seuls une dizaine de milliers étaient prêts à prendre les armes.

La semaine sanglante

Au soir de cette journée, tandis que les dirigeants communistes, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Leo Jogiches en tête, ne pouvaient que décider de se battre aux côtés des plus déterminés, des dirigeants de l'USPD tentaient, quant à eux, d'aller négocier avec le gouvernement. Pendant ce temps, Noske avait déjà installé son QG à l'écart de Berlin. Le plan de reconquête militaire était prêt, chaque corps-franc étant en charge d'un secteur.

Le 11 Noske, à la tête des corps-francs, entrait dans Berlin. Les troupes se livrèrent à un véritable massacre. Les nids de résistance furent réduits les uns après les autres au canon, au lance-flammes. Les assassins en uniforme ne faisaient pas de prisonniers. Mieux entraînés, mieux armés, plus nombreux, les corps francs l'emportèrent sur des milliers de combattants héroïques, mais isolés.

Pendant plusieurs jours, les soldats du " chien sanguinaire " Noske firent régner la terreur blanche. " L'ordre règne à Berlin ", écrivait rageusement Rosa Luxemburg le 14 janvier, inscrivant cet échec tragique du prolétariat berlinois dans " la série des défaites historiques qui constituent la fierté et la force du socialisme international ".

Les ordres étant de frapper le mouvement à sa tête, les dirigeants révolutionnaires étaient traqués. Arrêtés, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg furent froidement assassinés. La responsabilité du gouvernement était totale.

Cette sauvage offensive menée par les social-démocrates au gouvernement, appuyés par l'état-major, ne mit pas fin à la vague révolutionnaire. Pendant quelques mois, d'autres grèves, d'autres combats furent menés où, dans des centres industriels, les travailleurs révolutionnaires furent à leur tour écrasés par les officiers et les corps-francs.

Le KPD, privé de ses dirigeants les plus compétents, les plus incontestés, interdit, allait devoir reconstituer ses forces, tandis que fin janvier il perdait Franz Mehring, dirigeant historique, âgé et malade, puis en mars, au cours d'une nouvelle insurrection berlinoise, Leo Jogiches, lui aussi assassiné lors d'une " tentative de fuite ".

Pendant plusieurs années encore, l'Allemagne connut des épisodes révolutionnaires. Mais cette première grave défaite du mouvement ouvrier allemand, qui laissa la Russie des Soviets isolée, pesa lourdement sur l'évolution du mouvement communiste. Et par là, elle ouvrit aussi la voie à une autre défaite, d'une portée incalculable, lorsque, en 1933, la bourgeoisie allemande installa Hitler au pouvoir.

Mais, quatorze ans avant, les Ebert et les Noske lui avaient préparé la voie.

Partager