Une insurrection populaire avec la participation majeure de la classe ouvrière18/10/20062006Journal/medias/journalnumero/images/2006/10/une1994.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Une insurrection populaire avec la participation majeure de la classe ouvrière

La mort de Staline et la lutte entre prétendants pour sa succession à Moscou avaient laissé le champ libre aux rivalités au sommet des PC au pouvoir dans les Démocraties populaires.

En Hongrie, les antagonismes se cristallisèrent autour de deux personnages, Rákosi, le dictateur en place, protégé naguère par Staline, et Nagy, nommé Premier ministre en juin 1953, contraint de démissionner en avril 1955 et devenu par là même le chef de file de l'opposition dans le parti puis au-delà.

Nagy avait trouvé des appuis dans l'intelligentsia, qui avait de plus en plus de mal à supporter la dictature absolue de Rákosi. Le cercle Petöfi, fondé par de jeunes intellectuels du PC, était devenu le point de ralliement de tous ceux qui voulaient réformer le parti et l'État, les rendre plus démocratiques dans leur fonctionnement et surtout plus indépendants par rapport à la bureaucratie soviétique. Dans le courant de l'année 1956, sous l'effet en particulier du XXecongrès du PC soviétique et de la dénonciation de Staline par Khrouchtchev, l'effervescence toucha des cercles de plus en plus larges du parti, pour atteindre les étudiants.

L'appel à manifester le 23 octobre partit des facultés, avec le soutien du cercle Petöfi. La manifestation avait pour objectif d'obtenir l'éviction complète du clan Rákosi, la nomination de Nagy à la tête du gouvernement, mais aussi le retrait de l'armée soviétique, des élections démocratiques avec la participation de plusieurs partis, la liberté de presse et d'opinion.

Jusque-là, les choses évoluaient comme le souhaitaient les réformateurs du PC. Ils étaient encouragés par une évolution semblable qui se déroulait en même temps en Pologne, une évolution qui allait aboutir au retour du pouvoir de Gomulka qui passait également, là-bas, pour un réformateur. La situation semblait évoluer de pair entre les deux pays. Le mouvement de l'un influençait celui de l'autre. Et la manifestation du 23 octobre à Budapest, en dehors de ses objectifs propres, devait être aussi une manifestation de sympathie à l'égard des changements en Pologne.

L'insurrection

Seulement, voilà: les masses allaient faire une brutale irruption dans le sage et pacifique processus de réformes. À la surprise -et à l'effarement- des réformateurs eux-mêmes, la manifestation du 23 octobre bascula en insurrection.

Des contingents d'ouvriers venus des faubourgs industriels rejoignirent la manifestation. Pendant que des milliers de manifestants renversaient l'énorme statue de Staline dominant la place des Héros, lieu traditionnel des grands défilés du régime, et entreprenaient de découper ses 65 quintaux de bronze, d'autres affluèrent vers l'immeuble de la radio pour y lire leurs revendications. La police politique protégeant le bâtiment tira à la mitrailleuse: les premières victimes de la journée tombèrent. La nouvelle traversa la ville, les manifestants affluèrent de plus belle. Mais, du camion militaire envoyé à la rescousse de la police politique, englué dans la foule, les soldats commencèrent à glisser leurs armes dans les mains des manifestants. Ce n'était plus une manifestation pacifique, c'était l'insurrection qui s'armait.

Dans la nuit du 23 au 24, la révolution se propagea dans la capitale. Puis les villes de province s'embrasèrent à leur tour. L'armée hongroise fondit dans le brasier. Les unités se disloquèrent, les casernes s'ouvrirent, les soldats passèrent à l'insurrection ou donnèrent leurs armes aux insurgés. Le Comité central du parti délibéra toute la nuit et décida à la fois de désigner Nagy pour former un nouveau gouvernement et de faire appel aux troupes soviétiques au nom de ce gouvernement.

Le 24 octobre, à 4 heures du matin, les premiers blindés soviétiques envahirent la capitale. Ce même jour, les usines s'arrêtèrent de tourner, la grève fut générale, les premières milices se formèrent dans les entreprises, et des milliers d'ouvriers quittèrent les faubourgs, à pied ou en camion, pour rejoindre les combats du centre-ville. Malgré les appels réitérés à déposer les armes lancés par le nouveau gouvernement, les combats s'intensifiaient, les travailleurs s'emparaient des armes là où elles se trouvaient, dans les commissariats, dans les casernes plus ou moins abandonnées, ou tout simplement dans les usines où elles étaient fabriquées. Et les plus jeunes réinventaient les cocktails Molotov, qui se révélaient d'une redoutable efficacité contre les chars russes lorsqu'ils s'engageaient dans les rues étroites.

Cette première intervention de l'armée russe stationnée dans le pays suffit d'autant moins à mater l'insurrection que bien des soldats russes eux-mêmes étaient touchés par les insurgés qui entouraient les chars russes en ouvrant leurs mains pour montrer qu'ils étaient des prolétaires, et non des privilégiés du ci-devant régime, accourus d'Occident, comme le propagea l'appareil de propagande stalinienne de Moscou à Paris (le PCF et son journal, L'Humanité, faisant preuve d'une abjection particulière dans ce type de mensonges).

Devant les scènes de fraternisation, les dirigeants de Moscou crurent plus sage, dans un premier temps, de retirer les troupes.

Pendant les quelque douze jours qui séparèrent l'éclatement de l'insurrection de la deuxième intervention soviétique, les événements politiques s'accélérèrent. Le gouvernement Nagy autorisa les partis, avant de proclamer le retrait du pays du Pacte de Varsovie.

Comme dans toute période insurrectionnelle où le pouvoir d'État est disloqué, on vit apparaître une multitude de forces politiques, allant de celles qui critiquaient le PC sur une base communiste ou socialiste jusqu'à des groupes d'extrême droite. Mais, loin du Parlement où commençaient les manoeuvres politiciennes pour de futures combinaisons ministérielles, loin du centre-ville, seul couvert par des journalistes occidentaux, les Conseils ouvriers se constituèrent.

Le premier d'entre eux, du moins à Budapest, élu le 24 octobre par les quelque 4000 travailleurs de l'usine de matériel électrique Egyesült Izzo, proclama que «le Conseil ouvrier d'Egyesült Izzo a pris la direction de l'entreprise». L'initiative se propagea dans les quartiers ouvriers de la capitale, Csepel, Ujpest ou Köbanya.

Les Conseils ouvriers ne limitèrent pas leurs revendications aux augmentations de salaires, à la suppression du travail aux pièces et des campagnes d'émulation stakhanoviste.

Ils se considéraient comme les directions des usines, mettaient à la porte les dirigeants les plus haïs, en désignaient d'autres. Ils affirmaient leur volonté d'organiser l'économie afin qu'elle produise davantage d'articles de consommation. En même temps, ils proclamaient leur refus de toute forme de restauration du capitalisme, toute privatisation des entreprises, comme tout retour à l'ancien régime réactionnaire.

Dans une multitude de tracts, de journaux locaux, une véritable floraison d'écrits après les années où, seule, existait la morne littérature glorifiant le régime et ses dirigeants, les formulations étaient multiples, les perspectives évoquées vagues. Sans direction politique, sans parti à elle, la classe ouvrière mobilisée cherchait, cependant, fiévreusement son chemin.

Malgré les appels répétés du gouvernement Nagy, personne ne rendit les armes conquises pendant l'insurrection.

Dans bien des villes de province, les Conseils ouvriers prirent tout naturellement la place des autorités renversées ou disparues, en s'occupant des problèmes de la population, de son ravitaillement notamment. Par endroits, ce sont eux qui établirent le contact avec le commandement russe de l'endroit.

Tout en exerçant un pouvoir de fait, ni les Conseils ouvriers ni, plus généralement, leurs mandants, les travailleurs, ne voyaient d'autres perspectives politiques pour le pays, une fois les troupes soviétiques parties, que celle d'une consolidation du gouvernement Nagy.

Là se trouvait la limite politique de la révolution.

Même si les travailleurs soutenaient le gouvernement Nagy, en quelque sorte par défaut, la situation était conflictuelle. Si le gouvernement n'eut pas de mal à reprendre à son compte cette revendication unanime des insurgés qu'était le retrait de l'armée d'occupation, il ne pouvait pas en être de même de la prétention des Conseils ouvriers à diriger les entreprises, voire l'économie. Tout comme il était inconcevable que puissent coexister des milices ouvrières, non encadrées par l'État, avec l'armée et la police officielles que le gouvernement chercha à reconstituer au plus vite autour du colonel Maléter, officier de haut rang qui avait acquis une grande popularité en se mettant avec son unité du côté de l'insurrection.

Pour les travailleurs, le simple fait de la multiplication des Conseils ouvriers et du refus de rendre les armes témoignait d'une méfiance instinctive.

Les relations entre le gouvernement et les masses armées n'en arrivèrent pas au conflit ouvert. La bureaucratie soviétique ne laissa pas aux événements le temps de mûrir. Contrairement à la Pologne où, après un voyage éclair à Varsovie des principaux dirigeants de Moscou, Khrouchtchev en tête, les dirigeants soviétiques avaient laissé à Gomulka et à l'État polonais le soin de remettre de l'ordre dans la maison, en Hongrie, ils choisirent d'intervenir directement.

L'invasion

Alors même que Moscou faisait mine d'engager les négociations sur les modalités du retrait de son armée hors de Hongrie, dès le 1er novembre, de nouvelles troupes franchissaient la frontière et encerclaient les aéroports.

Le 4 novembre au petit matin, une armée de 200000 hommes, pour la plupart récemment arrivés d'URSS, appuyés par 2000 chars et l'aviation, intervinrent à Budapest et dans la plupart des grandes villes de province. Les dirigeants soviétiques prétendaient agir à l'appel d'un nouveau gouvernement, formé par Janos Kadar, récemment nommé secrétaire général du PC et ministre de Nagy. Les chefs de la bureaucratie russe se sentaient les mains d'autant plus libres que, quatre jours auparavant, le 30 octobre, les troupes israéliennes, avec l'aide de l'aviation française et britannique, avaient déclenché une offensive contre l'Egypte, coupable d'avoir nationalisé le canal de Suez.

Les grandes puissances impérialistes, si elles enregistrèrent avec satisfaction la déconsidération morale que valut à l'Union soviétique son intervention contre une insurrection ouvrière, n'eurent nullement envie de s'en mêler. Ce n'était pas seulement par respect de la division du monde en deux blocs, chacun laissant à l'autre le soin de maintenir l'ordre dans son camp. C'était aussi parce qu'une insurrection ouvrière, même insuffisamment consciente d'elle-même et de ses possibilités, était un mauvais exemple. Les grandes puissances étaient trop contentes de laisser les troupes de la bureaucratie faire le sale travail.

Malgré le caractère massif de l'intervention et la supériorité des troupes russes dans un pays qui, de surcroît, ne se prête pas à la guérilla, les combats se poursuivirent pendant plus d'une semaine et, de façon plus sporadique, bien plus longtemps encore. Et, fait caractéristique, les villes de province ou les quartiers de Budapest où la résistance fut la plus forte furent ceux où étaient concentrées les grandes entreprises.

Paradoxalement en apparence, c'est après que l'insurrection fut militairement vaincue que non seulement les grèves prirent un nouvel élan, mais que les Conseils ouvriers renforcèrent leur rôle. Le 14 novembre, l'ensemble des Conseils ouvriers de la capitale créèrent un Conseil ouvrier central de Budapest. Face au gouvernement fantoche de Kadar, il se comporta en porte-parole non seulement de l'ensemble des travailleurs, mais de l'ensemble de la population.

L'absence de ravitaillement, la faim, le froid d'un hiver particulièrement rigoureux, eurent cependant raison de la mobilisation des travailleurs. Le Conseil ouvrier central de Budapest eut encore la volonté d'appeler à de nouvelles journées de grève générale les 11 et 12 décembre, six semaines après l'intervention de l'armée soviétique. Mais cette grève générale, encore largement suivie, fut la dernière (même si jusqu'en janvier, des grèves sporadiques eurent lieu).

Le même jour, le gouvernement décréta la dissolution du Conseil ouvrier de Budapest. Ses membres furent arrêtés, la plupart d'entre eux emprisonnés pour de longues années. La répression qui s'ensuivit fut dure. Après les milliers de morts de la période insurrectionnelle ou dans les combats contre l'intervention des troupes russes, il y eut des dizaines de milliers d'arrestations, et on ne sait toujours pas avec exactitude le nombre d'exécutions. Et un flot de 200000 réfugiés partit vers l'Autriche voisine.

La bureaucratie ne pardonna pas à ceux dont elle pensait qu'ils l'avaient trahie. Nagy, Maléter et plusieurs de leurs compagnons furent exécutés.

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