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Tribune de la minorité
Génocide arménien et minus habens socialistes
L'assemblée nationale française a adopté, le jeudi 12 octobre en première lecture, un projet de loi du Parti socialiste rendant passible de peines de prison la négation du génocide arménien de 1915 (s'ajoutant à une première loi socialiste de 2001 reconnaissant ce génocide). Tollé dans les sphères politiques turques. Quelques centaines de personnes ont protesté devant l'ambassade de France à Istanbul. Le Premier ministre turc, Erdogan, a dénoncé une «éclipse de la raison» des parlementaires français. Et des patrons turcs ont annoncé la suspension de contrats avec des entreprises hexagonales, menaçant également -c'est la mode- de boycotter les produits français.
Le génocide arménien est un tabou d'État en Turquie. Sur fond de première guerre mondiale et de visées rivales des impérialismes allemand et anglo-français sur l'empire ottoman, l'État turc (pro-allemand) prétexta de velléités séparatistes (et pro-alliés) des Arméniens pour donner le feu vert de leur extermination. C'était en avril 1915. Arrestations, puis déportations massives, puis massacre de près d'un million et demi de personnes, quasiment les deux tiers de la population arménienne de Turquie. Depuis, l'État turc non seulement refuse de reconnaître ce fait, mais il poursuit ceux qui le dénoncent. La loi 301, qui punit les «atteintes à l'identité turque», est régulièrement utilisée pour intimider ceux qui évoquent le génocide. Le dernier prix Nobel de littérature, Orhan Pamuk, a ainsi été menacé pour avoir osé l'évoquer.
Les cuisines douteuses du PS
Que le régime turc ait été et demeure une dictature, contre les peuples arménien ou kurde, mais aussi contre la classe ouvrière et ses militants politiques et syndicaux, c'est indéniable. Mais cela ne saurait blanchir le PS. Il n'est guère plus ragoûtant -dans sa catégorie. Son premier objectif, en cette période préélectorale, est clairement de faire une OPA sur les votes de la communauté arménienne de France. Avec son demi million de personnes, elle représente un pactole non négligeable. L'opération vise également l'ensemble de l'électorat réactionnaire français. Avec leur loi, les socialistes font un clin d'oeil appuyé à tous ceux qui sont sensibles aux préjugés anti-Turcs. Lors du référendum européen du 29 mai dernier, le rejet de l'entrée de la Turquie dans l'Europe avait été un des filons des partisans les plus réactionnaires du Non. Le PS, défenseur malheureux du Oui, trouve aujourd'hui une façon de se repositionner. Et c'est bien dans ce sens que Ségolène Royal est allée lorsque, interrogée sur un éventuel référendum sur l'entrée de la Turquie en Europe, elle a hypocritement répondu que son opinion sur le sujet serait «celle du peuple français». Avec ces concessions aux préjugés xénophobes, ce n'est même plus après Sarkozy que court le PS, c'est après de Villiers, le vicomte champion de la croisade anti-turque!
Les socialistes doublent ainsi Chirac sur sa droite. Lui-même avait fait vibrer cette corde pourrie en déclarant lors d'une visite récente en Arménie, que la reconnaissance du génocide par la Turquie devait être «une condition de [son] entrée dans l'Europe». Il a dû faire depuis un pas en arrière, téléphonant même à Erdogan pour «s'excuser». C'est que les intérêts patronaux français mettent en l'occurrence des bornes à la démagogie de Chirac: comme le lui a rappelé sa ministre déléguée au commerce extérieur, «la Turquie est un enjeu économique très important pour la France, avec [...] un peu plus de 5 milliards [d'euros] d'exportations chaque année». 350entreprises françaises sont présentes en Turquie, dont un tiers de grands groupes, et certaines s'inquiètent pour leurs contrats comme Areva (en lice pour la construction de trois centrales nucléaires), Airbus (qui compte sur une promesse d'achat de 3milliards d'euros), ou Eurocopter (qui espère bien vendre 52hélicoptères militaires... en attendant la condamnation française, un jour, du massacre des Kurdes par l'armée turque?).
La mémoire et ses trous
N'étant pas, ou pas encore, aux affaires, le PS n'est pas soumis pour l'heure aux contraintes de Chirac. Alors, puisque les socialistes sont d'humeur à faire les belles âmes sur les horreurs contre les peuples, pourquoi s'arrêter en si bon chemin? Ce ne sont pas les massacres d'État qui manquent, même plus près qu'Ankara. Pourquoi ne pas condamner officiellement la guerre d'Algérie, avec ses largement plus de 500000 morts? Le PS se laisserait-il arrêter par le fait que cette guerre, ses massacres et ses tortures, a été décidée sous le socialiste Guy Mollet, fort du soutien de son ministre de l'Intérieur, le (futur) socialiste Mitterrand? Encore plus près dans le temps, rien à dire du génocide rwandais de 1994, dans lequel l'État français a soutenu le régime exterminateur de 800000 Tutsis? Le PS se laisserait-il arrêter par le fait que le Président s'appelait Mitterrand -encore lui?
Les poses vertueuses du PS n'ont qu'un temps -celui de revenir aux commandes de l'État impérialiste français. Pour y gérer lui-même des crimes qui n'ont rien à envier à ceux que dénonce leur projet de loi du 12 octobre.