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Notre camarade Annie Cassin
Notre camarade Annie Cassin, que beaucoup connaissaient sous le nom de Millot, nous a quittés, à l'âge de 55 ans, après des mois de lutte contre une maladie impitoyable.
Originaire d'une famille ouvrière de Villedieu-les-Poêles, dans la Manche, c'est en arrivant à Orléans où elle travaillait au Bibliobus qu'elle rencontra, en 1975, des camarades de Lutte Ouvrière et s'engagea dans l'activité militante dans nos rangs. À Orléans, Montargis, Pithiviers, elle représenta Lutte Ouvrière. Sa vie se confondait avec le combat pour la défense de ses idées, de nos idées.
Annie savait faire partager ses convictions, ses idées révolutionnaires communistes, et nombre de ses rencontres militantes se sont transformées en amitiés profondes. Ceux d'entre nous qui la côtoyaient connaissaient sa passion pour la lecture, pour les idées, pour la musique classique ou le jazz. Grâce à son amour de la vie et des autres, elle savait transformer des moments tout simples en moments de bonheur.
Elle nous manquera beaucoup.
Pendant de nombreuses années Annie a travaillé au Centre Pompidou à Paris. À une bibliothécaire de son travail qui demandait à ses collègues, lors de son départ en retraite, de lui écrire ce que signifiait pour eux "la culture", Annie avait écrit ce texte, qui est en même temps un témoignage sur elle-même et grâce auquel, comme elle le dit, pour nous Annie ne mourra pas.
"Pour moi, la culture ce n'est pas une accumulation de connaissances, du genre: je sais tout sur rien. C'est connaître suffisamment d'événements, mais surtout avoir un fil conducteur pour s'y retrouver dans ses connaissances.
Tu connais mes idées, elles sont assez éloignées des tiennes, mais c'est avoir un point de vue, c'est prendre parti.
Partager la culture, c'est passionnant. Je suis née dans une famille qui n'avait pas de culture. Père ouvrier, maman femme de ménage, mais qui m'ont toujours invitée à réfléchir, à ne pas être conformiste. Mon père était farouchement anticlérical dans une région très calotine. Ce qui m'obligeait à réfléchir par moi-même, à avoir des arguments face à tous les fils et filles de paysans qui n'avaient pas envie de révolutionner le mode de pensée de leurs parents. Du coup, j'ai très vite été attirée par tout ce qui n'était pas dans la ligne bien-pensante. On m'a très vite appris que la culture venait des villes, pas des campagnes, nous nous intéressions à ce qui se passait en URSS, à Cuba, aux États-Unis, partout dans le monde.
Ce qui se passait dans le champ du voisin ne nous intéressait pas. En revanche, nous aimions nos voisins, ouvriers comme nous. Un des meilleurs copains de mon père était communiste, un de nos voisins aussi. Ils m'ont appris beaucoup de choses et surtout la dignité ouvrière. Nous n'avions pas d'argent, pas de culture, mais nous étions assez conscients de notre importance, nous avions confiance dans la science, nous n'avions pas peur du progrès. C'est la base de ma culture.
Comment faire partager la culture, eh bien en transmettant un fil conducteur, sinon ça ne sert à rien. Savoir pour savoir, c'est bête. Ma grand-mère, qui a appris à lire et à écrire lorsqu'elle était mariée -c'est mon grand-père qui était tailleur de pierre qui le lui a appris- était sourde, ce qui limitait ses chances de se cultiver, mais c'est elle qui m'a appris l'essentiel. C'était une femme courageuse et de convictions. Un exemple: mon grand-père était grand chrétien et allait à la messe tous les dimanches. Ma grand-mère n'y allait pas parce qu'elle ne croyait pas.
À côté de cela, elle avait le "coeur sur la main" comme on dit et, pendant la guerre, des émigrés italiens qui avaient fui le fascisme ont survécu grâce à elle, alors que d'autres les regardaient de travers. Ma grand-mère n'avait pas ce genre de préjugés. Elle aimait les gens, surtout les pauvres gens. Elle était née à Aubervilliers, d'une famille misérable comme l'étaient tous les ouvriers à l'époque et n'avait pas de haine xénophobe. (...)
Elle ne disait jamais de méchancetés sur les gens pauvres. Avec mes frères et mes cousins, on se retrouvait toujours chez elle, parce qu'elle aimait rire, elle était tolérante, généreuse. Elle faisait un café immonde, que nous buvions avec plaisir parce que c'est tout ce qu'elle avait à nous offrir.
Voilà, c'est elle qui m'a donné le goût de me cultiver, de faire partager mes connaissances, le goût de vivre aussi parce que, malgré de nombreux drames, elle était toujours gaie, toujours heureuse de nous voir. Elle avait commencé à travailler à 11 ans et était payée une fois par an. Elle a préféré quitter un de ses patrons avant d'avoir touché ses gages d'une année, elle s'est enfuie en lui laissant son salaire plutôt que de continuer à le supporter. (...)
Je pense que quelqu'un qui ne s'intéresse pas aux autres, à l'humanité en général, ne peut rien faire de bien dans sa vie, et sa culture, s'il en a, peut ne pas servir à grand-chose. (...)
Bon, à part cela, je n'ai pas été dans un grand lycée mais j'ai eu la chance d'avoir quelques bons profs. Nous n'en demandions pas plus. Nous n'avions pas d'exigence. Aller au lycée, faire des études supérieures, nous considérions que c'était un immense privilège. Je pensais toujours à ma grand-mère, qui avait appris à lire et à écrire à 26 ans et qui se débrouillait très bien et dont la vie était pour moi exemplaire.
Dans la vie, je crois, on a besoin d'avoir des modèles, des références. C'est ainsi que les gens ne meurent pas, ils nous accompagnent et c'est ce qu'il y a de plus intéressant dans la vie, ce sont les personnes. Je me souviens d'un passage d'un roman de Victor Serge, Ville conquise, qui se passe pensant la révolution russe. Un bourgeois dit: "Au sac de Razoumvskoé, des moujiks emportaient dans leurs carrioles des vases de Chine, commodes pour saler les concombres...". Et Xenia lui répond: "Vous aimez trop les choses et pas assez les hommes".
Cette réponse d'une jeune révolutionnaire résume l'essentiel de ce qu'on m'a appris."