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Leur société
Bilan de la colonisation française : Un rôle positif pour... l’enrichissement de la bourgeoisie
Il faut bien de l'audace, et bien du mépris pour les peuples qui ont été victimes de la colonisation, pour oser prétendre que les décennies d'oppression que le colonialisme français a fait régner sur onze millions de kilomètres carrés et près de cinquante millions de personnes auraient, finalement, eu un «rôle positif».
C'est au prix d'atrocités, de massacres, de destructions sans nombre, que le colonialisme a pu établir sa loi sur d'immenses territoires. Mais son intrusion a également été violente sur le plan économique, modifiant profondément les économies des pays colonisés et les restructurant exclusivement en fonction des intérêts de la bourgeoisie française.
Loin de favoriser la naissance d'une industrie locale et l'équipement en infrastructures utiles à la population de régions encore dépourvues de voies de communication, les routes, les ponts, les voies de chemin de fer installés par les autorités coloniales étaient d'abord conçus pour faciliter l'exercice de leur domination. En particulier, ils devaient assurer l'acheminement vers la métropole ou le marché mondial, via les ports, des produits du pillage ou de l'exploitation locale: sève d'hévéas, arachide, minerais...
Travail forcé
C'est grâce au travail forcé de centaines de milliers d'hommes que ces installations étaient réalisées, telle la ligne de chemin de fer dite Congo-Océan, qui relia Brazzaville à Pointe-Noire au prix de la vie de 20000 paysans déportés depuis l'Oubangui-Chari, aujourd'hui en République Centrafricaine.
Cet esclavage d'un nouveau genre remplaçait celui qui avait été officiellement aboli dans les colonies depuis 1848, d'autant plus que s'y ajoutaient çà et là d'autres formes d'exploitation, des corvées, comme le «portage» à dos d'homme. En Afrique noire française, par exemple, les populations devaient fournir, en 1925, 12 à 15jours par an de travail gratuit pour cette tâche; à Madagascar, c'était cinquante jours de «prestations de corvée» que devaient chaque année, gratuitement, les hommes de 16 à 60ans. Le journaliste Albert Londres, scandalisé, parla à propos du travail forcé de l'invention du «moteur à bananes»! En Afrique noire française, les autorités eurent l'idée, à la fin de la décennie 1880, de regrouper les esclaves libérés dans des «villages de liberté», sous la domination d'un «chef de village» censé détenir «les fonctions d'un chef de captifs chez un propriétaire ordinaire». Selon un rapport de l'époque, ces «villages» ont servi à «fournir à l'administration une main-d'oeuvre docile, bon marché, dans un pays où elle était introuvable».
Pour la majorité des populations «conquises», la colonisation fut loin de signifier un progrès du niveau de vie. En un siècle et demi de colonisation, affirme un historien économique contemporain, le rapport du niveau de vie moyen des Européens à celui des populations colonisées a chuté de 1,5 contre 1 à 5,2 contre 1. La malnutrition, parfois la famine, était le résultat direct de l'expropriation de millions de petits paysans et de la privatisation, au profit de grands propriétaires colons, des forêts et pâtures. Une fois ruinée l'économie de subsistance qui régnait avant la conquête, les colonies devenaient les pourvoyeurs de produits agricoles exportés. En Indochine, la ration de riz par habitant diminua d'un tiers entre 1900 et 1930, cependant que la production était multipliée par quatre, pour le plus grand bénéfice des compagnies exportatrices.
Enseignement, hygiène: au compte-gouttes
L'école, celle de Jules Ferry -à l'époque occupé à vanter les mérites de l'aventure coloniale-, ne bénéficia guère plus aux peuples colonisés. Même reconnue comme «le meilleur des agents d'assimilation» selon un historien des années 1960, elle fut négligée, en Algérie, à cause de «l'effort financier qu'exigeait une organisation rationnelle de l'enseignement», d'autant plus que beaucoup d'Européens y voyaient aussi une menace pour leurs intérêts. En 1939, 90% des enfants «indigènes» n'étaient pas scolarisés, faute de crédits, et cette proportion se maintint jusqu'à la guerre d'indépendance. Concernant les fillettes, un écolier sur six seulement était une fille en 1939, taux qui avait doublé seulement au début des années 1950.
Quant à Madagascar, les gouverneurs s'y empressèrent, dès la fin du dix-neuvième siècle, de diminuer la durée de l'enseignement pour les jeunes Malgaches et de le professionnaliser; ainsi les jeunes «indigènes» ne furent plus acceptés dans les classes secondaires du lycée de Tananarive.
Hors du problème de l'école, le sort des femmes, on s'en doute, n'avait rien d'enviable dans les colonies françaises, encore moins qu'en métropole où tous les combats étaient encore à mener. Bien souvent se nouaient, entre les colonisateurs et les couches dominantes des pays colonisés, des alliances dont un des résultats était d'aggraver encore les conditions de vie des femmes. Le droit civil de la République s'effaçait bien souvent, pour autant qu'il constituât un progrès pour les femmes, devant le droit coutumier ou musulman, en matière de mariage, de répudiation, de succession...
Même l'apparition d'une médecine moderne, pendant une longue période, laissa les femmes de côté. En Afrique noire elles furent, au début du vingtième siècle, les oubliées des vagues de vaccination. Pendant le même temps, une politique de reproduction condamnait bien évidemment l'avortement et la contraception et incitait les hommes à faire des enfants, par l'instauration de primes pour familles nombreuses, au mépris le plus total de la santé et même de la vie des mères, parfois très jeunes, tandis que les programmes de formation de sages-femmes et d'infirmières étaient scandaleusement insuffisants. Les progrès de la vaccination et de l'hygiène étaient difficilement applicables dans les conditions de vie précaires des masses de pauvres urbanisés. La violence des guerres de conquête et les épisodes dits de «pacification», puis la propagation de maladies auparavant inconnues ou peu répandues et enfin l'exploitation des populations par le travail forcé des paysans dépouillés de leurs terres avaient entraîné des chutes démographiques vertigineuses. Ainsi, en Côte-d'Ivoire, la population diminua d'un million de personnes pendant l'épisode colonial, celle d'Algérie de 500000, celle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie chuta de 70% pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
Ce tableau s'ajoute à celui, révoltant, des massacres et pillages. Le colonialisme allait stériliser pour longtemps le développement économique propre de continents entiers.