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Turquie, il y a 25 ans, le coup d’État du général Evren
Il y a vingt-cinq ans, le 12 septembre 1980, les habitants d'Istanbul, d'Ankara et des grandes villes turques étaient réveillés par le fracas des chars. L'armée venait de prendre le pouvoir. La junte dirigée par le général Kenan Evren annonçait son intention de rétablir la stabilité politique avant de rendre plus tard le pouvoir aux civils. Et elle proclamait: «Désormais il n'y aura de place ni pour le communisme, ni pour le fascisme, ni pour le séparatisme, ni pour le sectarisme religieux». Les principaux dirigeants politiques étaient arrêtés, les partis et les syndicats interdits, des vagues d'arrestations et de procès commençaient.
Le coup d'État n'en était pas moins accueilli avec une satisfaction ouverte à Washington, et seulement un peu plus discrète dans les capitales européennes, satisfaites à la perspective de voir «stabiliser» la Turquie, fut-ce au prix d'une répression violente contre sa population.
Car un des principaux facteurs de préoccupation de la bourgeoisie turque était l'agitation sociale et la combativité d'une classe ouvrière qui, depuis plusieurs années, se montrait décidée à conquérir ses droits.
Durant les décennies 1960 et 1970, cette combativité s'était manifestée par de nombreuses grèves, mais aussi par le renforcement d'une centrale syndicale, la Disk, moins inféodée au patronat que la vieille confédération Türk-Is. Elle se heurtait à la résistance acharnée du patronat, appuyé par l'appareil d'État, ayant fréquemment recours à la police ou à des milices, souvent constituées avec le secours de militants d'extrême droite et la complicité des gouvernements et de l'État. En juin 1970, l'interdiction de la Disk montra les limites de la tolérance de la bourgeoisie à l'égard d'un mouvement syndical un tant soit peu indépendant. La classe ouvrière y répondit par les deux grandes journées de manifestations et de grèves des 15 et 16 juin 1970, qui ne cessèrent que parce que les dirigeants de la Disk eux-mêmes appelèrent les travailleurs d' Istanbul à cesser leur protestation.
La combativité ne cessa pas pour autant de se développer, notamment à partir de la seconde moitié des années soixante-dix. Le 1er mai 1977, la fusillade de la place Taksim à Istanbul, qui fit 37 morts parmi les centaines de milliers de manifestants ouvriers, tenta d'y mettre un coup d'arrêt. Malgré cela les conflits sociaux continuèrent à se développer, auxquels répondirent souvent des actions de l'extrême droite, de la police ou même de l'armée, avant d'arriver au coup d'État.
C'est une pesante répression qui s'abattit sur le pays. En deux ans, des centaines de milliers de personnes furent arrêtées et plus de 98000 jugées, 21700 condamnées à des peines de prison, cinquante exécutées à l'issue de procès politiques. La constitution promulguée par les militaires en 1982 instaura un système électoral éliminant tout parti qui n'obtient pas 10% des voix à l'échelle nationale. Sur le plan social, elle soumit le droit de grève à toute une série de procédures pour le limiter, accroissant du même coup le caractère bureaucratique des syndicats et leur pouvoir sur les travailleurs.
C'est dans ces conditions que, dans les années suivantes, les militaires s'effacèrent quelque peu de la scène, même si une sorte de super-gouvernement réunissant l'état-major, le chef du gouvernement et le chef de l'État, continue périodiquement à se réunir sous le nom de «Conseil national de Sécurité» (MGK en turc).
Le nouveau régime n'a réussi, ni à empêcher vraiment les luttes ouvrières, qui ont resurgi dès 1986-1987, ni même à instaurer une véritable stabilité, la vie politique turque étant marquée par les crises à répétition, la corruption, mais aussi les vagues de panique financière. Malgré tout, la Turquie est considérée par les dirigeants américains ou européens comme ayant un régime stable, où les capitaux peuvent être en sécurité, et cela explique que le grand patronat européen soit largement favorable à son entrée dans l'Union, malgré les objections avancées parfois sur le caractère «non démocratique» du régime.
Mais au fond, le régime turc d'aujourd'hui est fils du coup d'État de 1980 à peu près comme celui de la cinquième République en France est fils du coup d'État de De Gaulle en 1958. Si le pouvoir n'est pas plus démocratique à Ankara qu'à Paris, il n'est pas sûr qu'il le soit moins...