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Bolivie : La dernière démission du président Mesa ?
Lundi 6 juin, le président bolivien Carlos Mesa a démissionné pour la seconde fois cette année. C'est le dernier rebondissement d'une crise politique qui dure depuis le début de son mandat. La même crise a déjà causé la perte de son prédécesseur, qui avait dû quitter le pays, en octobre 2003, après avoir réprimé dans le sang des manifestations identiques à celles qui exigeaient lundi le départ de Mesa et la nationalisation du gaz.
Depuis 2003, les enjeux restent les mêmes: la braderie des réserves de gaz naturel que Mesa a accepté de vendre en dessous du prix exigé par ses opposants et la population, et donc au profit des multinationales impérialistes, parmi lesquelles on trouve le groupe Total.
Mesa est à la tête de la présidence bolivienne depuis vingt mois. Il y a rencontré les mêmes difficultés que son prédécesseur, Gonzalo Sanchez de Lozada. Il fait face à une opposition qui n'hésite pas à manifester dans la rue, et où se retrouvent les principales organisations ouvrières et paysannes du pays: le parti du principal opposant au Parlement, Evo Morales, le MAS, qui s'appuie principalement sur les petits paysans cueilleurs de coca; la COB, la principale centrale syndicale ouvrière; mais aussi les paysans de la Confédération syndicale unique des paysans de Bolivie et des organisations de quartier comme la Fejuve, forte à El-Alto, la banlieue de La Paz, une organisation qui s'est développée en résistant notamment à une tentative de mainmise par le groupe français Suez-Lyonnaise des Eaux sur la gestion de l'eau dans la capitale et sa banlieue.
Comme les chômeurs argentins, ces organisations ont l'habitude de barrer les routes pour bloquer toute activité économique. Les barrages routiers de ces derniers jours touchaient 55 points névralgiques, interrompant 60% du trafic routier, isolant non seulement les grandes villes du pays mais également le trafic avec les pays voisins. Ils ont rendu difficile le ravitaillement aussi bien en carburant dans les stations-service que l'arrivée de nourriture dans les villes, engendrant assez vite une hausse des prix de 30 à 40%. Le gouvernement a bien tenté de discréditer le mouvement en accusant les manifestants de ces hausses, mais sans parvenir à faire retomber la colère.
Celle-ci provient du fait qu'en mai dernier, entre deux niveaux de taxation de gaz vendu, Mesa, après avoir tergiversé pendant des mois en faisant mine de réunir un consensus autour de lui, a finalement opté pour celui qui fait le moins mal aux multinationales impérialistes. Cela ne pouvait qu'attiser la colère d'une population qui attend d'une meilleure vente des richesses naturelles une solution à la très grande pauvreté qui frappe les deux tiers d'entre elle.
C'est ce qui a relancé le mouvement populaire et sa revendication d'une nationalisation du gaz. Mesa s'est alors retrouvé entre deux feux, la population en colère et des compagnies étrangères comme Petrobras (Brésil), Repsol (Espagne) et Total (France) le menaçant, au cas où il céderait à la rue, de devoir payer de fortes indemnités pour les forages qu'elles ont effectués et qui ont révélé l'existence d'une nappe de gaz, deuxième réserve naturelle d'Amérique latine.
Mesa a tenté de reprendre l'offensive sur un autre plan en préparant pour octobre prochain des élections pour une Assemblée censée modifier la répartition actuelle des pouvoirs de la Constitution, ce qui pourrait se traduire par une décentralisation, à laquelle aspirent certains bourgeois locaux, comme ceux de Santa Cruz, une région prospère de grandes propriétés et où se trouve une partie des gisements de gaz, et qui se verraient bien faire jeu à part du reste du pays. Mais le président n'a pas réussi à entraîner les députés dans son sillage et le Parlement s'est alors dispersé sans fixer de nouvelle réunion. Jeudi 2, Mesa annonçait qu'il se passerait du Parlement et procéderait par décrets, ce que des juristes ont dénoncé comme illégal. Dimanche 5, à la demande des notables de Santa Cruz, le président se tournait vers l'Église catholique, pour qu'elle modère la contestation.
Mais, lundi 6, les manifestations ont connu une ampleur comparable à celles qui avaient fait chuter son prédécesseur: 80000 à 100000 personnes ont manifesté dans les rues de La Paz, où les transports collectifs étaient en grève, les écoles fermées et où les commerçants avaient baissé les rideaux de fer. Le président a donc annoncé sa démission, ce qui obligeait le Parlement à retourner en session, ce mardi 7, pour l'entériner ou la refuser.
Le dirigeant du MAS, Evo Morales, a mis en doute la sincérité de cette démission, un procédé que Mesa a déjà utilisé en mars dernier pour obtenir le soutien du Parlement. S'agit-il de la même manoeuvre ou bien Mesa a-t-il décidé cette fois de jeter l'éponge? En tout cas, Morales a tenté de faire monter la pression en exigeant que les autres autorités de l'État, les présidents du Sénat et de la Chambre des députés, démissionnent également. Cette triple démission, si elle avait lieu, précipiterait une nouvelle élection présidentielle. Dans ce cas de figure, Morales pourrait voir son influence renforcée. Mais d'autres, notamment certains dirigeants de la COB, s'inspirant de la situation du Venezuela actuel, se verraient bien avec ce qu'ils appellent un "colonel honnête" à la tête de l'État.
Quelle que soit l'issue de cette nouvelle crise, que Mesa s'en aille ou qu'il reste, la force du monde du travail, de la population pauvre de Bolivie réside uniquement dans sa capacité de mobilisation et d'opposition. Tant que la population cherchera à prendre son sort en main, à peser sur les pouvoirs publics pour faire valoir ses intérêts, ceux-ci seront défendus et certains succès seront possibles, comme la récente perte par Suez de son contrat de gestion de l'eau, du fait de la pression de la population. En revanche, il n'y a rien à attendre de celui qui succédera éventuellement à Mesa, qu'il ait été choisi dans le secret des urnes ou dans celui des casernes.