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Tribune de la minorité
Textile : "mesures de sauvegarde"... des profits
Voilà seulement trois mois que le marché de l'Union Européenne est librement ouvert aux importations de textile en provenance du monde entier. Trois mois qui ont suffi, selon le patronat du textile regroupé au sein d'Euratex et représenté par Guillaume Sarkozy -son frère! -, pour mettre le secteur au bord du gouffre.
Les médias sont les haut-parleurs tonitruants de cette campagne, semant l'inquiétude dans l'opinion: les importations chinoises et indiennes, parfois qualifiées de "tsunami", auraient augmenté jusqu'à 500% et détruiraient mille emplois par jour en Europe. C'est le dernier avatar du "péril jaune".
Plus hypocritement, on met en avant l'intérêt de pays, parmi les plus pauvres du monde: le textile chinois ou indien risquerait d'évincer du marché européen les produits du Maghreb, de l'île Maurice ou encore du Bangladesh, réduisant au chômage des centaines de milliers d'ouvriers.
Les bureaucrates de l'Union Européenne se disent également sur la brèche. Peter Mandelson, le commissaire européen au Commerce extérieur, annonçait une enquête pouvant déboucher sur "des mesures de sauvegarde". En clair, le rétablissement de barrières à l'entrée. L'Europe emboîterait ainsi le pas aux États-Unis. En matière de textile, cela fait pourtant plus de trente ans que les pays occidentaux bénéficient, à titre "transitoire" prétendument, de mesures d'exception au libre-échange dans le cadre du GATT puis de l'OMC, organisme où se négocient les règles du commerce international. C'est en 1974 qu'étaient adoptés les arrangements multifibres (AMF) censés permettre aux pays riches de s'adapter progressivement à la concurrence du textile en provenance des pays à bas salaires.
En fait, les AMF durèrent jusqu'en 1994, année où un autre traité, les accords textile-vêtements (ATV), prit le relais, censé organiser un démantèlement sur 10 ans, jusqu'au 1er janvier 2005, des règles antérieures.
Les arrangements multifibres illustrent bien la capacité des pays riches à violer les principes qu'ils imposent au reste du monde. Dans le cadre du GATT, puis de l'OMC, les représentants occidentaux ont imposé l'interdiction des barrières autres que les droits de douane (plus faciles à négocier, selon eux) et obligé tous les participants à accorder un traitement égal à tous leurs partenaires commerciaux, sans discrimination. Or les arrangements multifibres ne sont pas des droits de douanes, mais des quotas, et ils sont arbitrairement imposés, pays par pays, produit par produit. L'hérésie absolue!
Ces modalités conviennent parfaitement aux intérêts du patronat européen du textile, notamment français et italien. Producteurs de textiles, chaînes de vêtements, grandes surfaces ont depuis belle lurette internationalisé la majeure partie de leur production. Tantôt en délocalisant vers des pays à bas salaires, tantôt en sous-traitant auprès d'entreprises de ces mêmes pays. Mais produire sous d'autres cieux perdrait une partie de son intérêt s'il fallait payer des taxes au moment de rapatrier les marchandises. Pas question non plus d'ouvrir largement le marché européen aux concurrents issus du tiers monde. De ce point de vue, les accord multifibres représentent le compromis parfait: entrée libre pour telle catégorie de produits issue de tel pays, quota étroit pour telle autre. Autant dire que les fabricants de prêt-à-porter ont obtenu un accord... sur mesure!
Bien entendu, la "sauvegarde de l'emploi" est le cadet des soucis de Guillaume Sarkozy et consorts. Au contraire, les AMF ont fourni le cadre idéal pour redéployer la production d'Europe occidentale vers les pays à bas ou très bas salaires, Europe de l'Est, Afrique du Nord, Asie du Sud-Est, etc. Ainsi, Gap représente 40% des exportations textiles du Cambodge et les H&M et autres Camaieu s'approvisionnent largement en Chine. Ceux-là même qui s'étranglent en constatant que l'Union perd 1000 emplois par jour dans le textile depuis le 1er janvier, reconnaissent... qu'elle en perdait déjà quotidiennement 500 auparavant. Les trois décennies de "protection" n'ont pas empêché la perte de millions d'emplois à l'échelle européenne. Aujourd'hui, la libéralisation complète du secteur risquerait surtout d'intensifier la concurrence et de rogner un peu les marges. La "sauvegarde" que réclament les industriels aujourd'hui est surtout celle... de leurs profits maxima!
L'Union Européenne accordera peut-être au lobby patronal du textile ce qu'il réclame, mais pas sûr car d'autres groupes de pression ne veulent pas courroucer la Chine. Mais rappelons que dans le domaine agricole, les États-Unis et l'Europe ont montré leur pouvoir de prolonger indéfiniment un dispositif de subventions qui viole leurs prétendues règles du commerce international.
Les trois dernières décennies sont là pour prouver que, sauvegarde ou pas, le protectionnisme ne sauvera aucun emploi. L'argument patronal est cousu de fil blanc. Et les travailleurs d'Europe, de Chine ou du Maghreb auraient tort de se sentir en concurrence. Tous ensemble, ils seraient largement en situation de tailler un costume aux exploiteurs du textile, et autres, en donnant vie et chair à la formule de Karl Marx, d'actualité en ce premier mai: "Travailleurs de tous les pays, unissez-vous".