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Avril 1915 : Le massacre des Arméniens de l'Empire ottoman
Le 24 avril 1915, les gouvernants de l'Empire ottoman faisaient arrêter à Constantinople (aujourd'hui Istanbul) plusieurs centaines d'intellectuels et notables arméniens. Cette rafle ouvrait la vague de déportations massives et de massacres qui allaient frapper la communauté arménienne de l'empire.En deux ans, plus d'un million de civils arméniens, peut-être un million et demi, allaient périr dans des conditions effroyables, victimes du premier grand massacre de peuple d'un 20e siècle qui allait en compter beaucoup.
Déclin de l'Empire ottoman et montée des nationalismes
Le dépeçage de l'Empire ottoman était un des enjeux de la guerre mondiale déclenchée en 1914, tout comme il avait été l'enjeu d'une bonne part des conflits qui en avaient été les signes annonciateurs. Les puissances d'Europe occidentale, en pleine soif de conquêtes, lorgnaient les dépouilles de cet empire qui accumulait le retard économique et dont la puissance militaire appartenait au passé. Ses nombreuses minorités nationales, qui pendant des siècles y avaient coexisté relativement pacifiquement, devenaient autant d'enjeux.
Autriche-Hongrie, Russie, Allemagne, France, Angleterre, se proclamèrent au cours du 19e siècle et au début du 20e les protectrices de la liberté des minorités grecques, serbes, bulgares... et en général des minorités chrétiennes de l'empire. Après l'indépendance de la Roumanie, de la Serbie et du Monténégro, l'autonomie de la Bulgarie, l'occupation de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie, ce fut en décembre 1912 la première guerre balkanique. Face à une ligue militaire regroupant la Russie, la Serbie, la Grèce, la Bulgarie, l'Empire ottoman perdit la Macédoine et disparut quasiment d'Europe.
Des Balkans à l'Anatolie, l'exacerbation des nationalismes creusait un véritable fossé de sang entre les peuples. Au printemps 1914 une enquête internationale sur les atrocités des guerres balkaniques constata: "Toujours et partout le même (but) fut l'extermination complète d'une population allogène", citant par exemple des témoignages de soldats grecs: "Nous n'avons fait qu'un petit nombre de prisonniers et les avons tués, car tels sont les ordres que nous avons reçus, afin que cette sale race bulgare ne puisse pas renaître." Et la commission de conclure à propos des Balkans: "Les Turcs y fuient les chrétiens, les Bulgares fuient les Grecs et les Turcs, les Grecs et les Turcs fuient les Bulgares, les Albanais fuient les Serbes." La "purification ethnique", déjà, était une sinistre réalité.
Cependant, dans l'empire en décomposition, naissait un nationalisme qui n'était plus ottoman mais basé sur la composante majoritaire en Anatolie: les Turcs. Le mouvement Jeune Turc, basé sur les jeunes officiers de l'armée ottomane, après un coup d'Etat en 1908, contraignit le sultan Abdulhamid à octroyer une Constitution, puis il contrôla totalement le pouvoir. Le mouvement était lui-même hostile à la reconnaissance des droits des minorités nationales, dans lesquelles il voyait autant d'agents possibles des puissances.
De la guerre mondiale au massacre des Arméniens
Le mouvement nationaliste arménien s'était développé à la fin du 19e siècle autour de deux partis: le parti Hentchak, regroupant plutôt des intellectuels, et le parti Daschnak, de loin le plus influent après 1895 et qui allait devenir en 1907 membre de la Seconde Internationale.
Avant même les massacres d'avril 1915, il y eut ceux des années 1895-1896. En réponse aux manifestations des partis arméniens, un véritable pogrom fut orchestré par Abdulhamid. Entre 100000 et 300000 Arméniens furent massacrés.
En entrant dans la guerre mondiale, l'armée ottomane était donc déjà bien rodée aux massacres de minorités. Face aux puissances de l'Entente -France, Angleterre, Russie-, l'empire s'allia à l'Autriche-Hongrie et à l'Allemagne. La minorité arménienne, de religion chrétienne, nombreuse en Anatolie, était suspectée d'être l'alliée des Russes. En janvier 1915, l'armée ottomane subit une terrible défaite face à l'armée russe à Sarikamis, sur le front du Caucase. Des dizaines de milliers de soldats turcs trouvèrent la mort. Menacé d'une déroute militaire, le pouvoir se raidit à Constantinople, où il était concentré entre les mains d'une fraction ultra-nationaliste issue des Jeunes Turcs avec Talaat comme ministre de l'Intérieur, Djemal comme ministre de la Marine, Enver comme ministre des Armées.
La rafle du 24 avril 1915 annonçait le début du massacre. Le gouvernement accusa la communauté arménienne de trahison, de pactiser avec l'ennemi russe, en particulier avec les Arméniens de Russie engagés dans l'armée du tsar ou dans des "corps de volontaires arméniens" recrutés en Transcaucasie. Femmes, enfants, vieillards, civils adultes furent systématiquement arrêtés et déportés. Le gouvernement Jeune Turc ne parlait officiellement que de "déplacements" vers le sud du pays. La vague de déportations et de massacres eut son point culminant entre mai et août 1915 mais se prolongea encore deux longues années. Trois vilayets (provinces administratives de l'Empire ottoman), furent au coeur de la tourmente: Erzerum, Van et Bitlis. Le gouvernement donnait trois jours aux déportés pour rejoindre les convois, encadrés par la gendarmerie et l'armée. Souvent les hommes étaient séparés des femmes et des enfants et fusillés à quelques kilomètres de leur domicile. Les convois étaient censés rejoindre Alep, en Syrie. Mais ce fut une véritable course à la mort: fusillades des traînards, extermination massive au bord des fleuves, l'Euphrate en particulier, ou le long des défilés comme à Kemag-Bogaz près d'Erzincan, viols et massacres perpétrés par des brigands recrutés par le pouvoir. On retrouvait dans les fleuves des grappes de personnes ficelées par quatre ou cinq. Les convois étaient privés d'eau et d'alimentation. Des dizaines de milliers de civils affamés, nus, périrent durant leur déportation. Seuls quelques milliers parvinrent à atteindre Alep, devenue la plaque tournante de la déportation vers Deir-ez-Zor et le désert de Syrie, où furent massacrés les derniers survivants.
Selon les estimations ce sont au total entre 1 million et 1,5 million de civils qui périrent dans des conditions atroces, sur une population arménienne d'Anatolie qui comptait en 1914 entre 1,8 et 2,1 millions d'habitants.
Un massacre planifié
Encore aujourd'hui, les gouvernants turcs minimisent le massacre, déclarant que tout au plus 200000 à 300000 Arméniens sont morts, et qu'ils ont été victimes de la guerre au même titre que les deux millions de Turcs qui périrent durant la guerre de 1914-1918. Mais la décision d'exterminer la population arménienne en tant que telle avait bien été prise dans les milieux dirigeants. Dans une correspondance, l'ambassadeur allemand d'alors à Constantinople, Wangenheim, cite le ministre de l'Intérieur Talaat, déclarant ouvertement que le pouvoir "voulait profiter de la guerre mondiale pour en finir radicalement avec les ennemis intérieurs (les chrétiens autochtones) sans être gêné par l'intervention diplomatique de l'étranger". Talaat devenait plus explicite encore dans un télégramme daté du 15 septembre 1915 et envoyé à la Préfecture d'Alep: "Il a été précédemment communiqué que le gouvernement (...) a décidé d'exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. (...) Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, il faut mettre fin à leur existence." Une minorité de Turcs passèrent pourtant outre, réprouvèrent ces massacres et vinrent en aide aux populations civiles alors que le risque était énorme d'être soi-même considéré comme un traître.
Le massacre des Arméniens s'apparentait à une véritable "purification ethnique" de l'Anatolie. Vaincu au sortir de la guerre, l'Empire ottoman disparut. L'Anatolie fut partagée entre les puissances victorieuses. Il fallut la guerre menée par les armées de Mustafa Kemal pour jeter dehors les armées impérialistes et établir une Turquie indépendante. Celle-ci hérita du nationalisme turc exclusif du mouvement Jeune Turc. Les Grecs d'Anatolie en particulier, après avoir été mobilisés sur place par l'armée grecque, furent massacrés ou expulsés lorsque celle-ci fut écrasée par les armées kémalistes.
La Turquie indépendante naquit ainsi sur la base d'une négation totale des droits des minorités nationales arménienne, grecque, kurde, etc. et du dogme de son unicité ethnique. Aujourd'hui encore, le gouvernement d'Ankara en est l'héritier, dans sa politique à l'égard des minorités comme dans son refus de reconnaître les massacres commis par ses prédécesseurs. Quant aux puissances impérialistes européennes, par la façon dont elles ont dépecé l'Empire ottoman en attisant les oppositions nationales, elles ont une grande part de responsabilité dans la somme de haines et de conflits accumulés, des Balkans à l'Anatolie et au Caucase et du Caucase au Moyen-Orient.