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Leur société
À propos de «l’affaire Dieudonné»
C'est un mélange de malaise et de dégoût que suscite «l'affaire Dieudonné», qui a donné lieu à un grand battage médiatique avec trois Une de quotidiens nationaux, Le Parisien, Le Monde, Libération, plusieurs émissions et des articles encore plus nombreux, pour clouer au pilori l'humoriste.
Celui-ci a proféré des propos où l'inacceptable côtoie la bêtise. Il est en effet inacceptable de parler de «pornographie mémorielle», comme l'a fait Dieudonné à propos de la commémoration du génocide des Juifs lors du soixantième anniversaire de la libération des camps nazis. On peut reprocher bien des choses à cette célébration. En particulier, on peut reprocher à ceux qui se sont penchés sur le sort monstrueux qui fut alors fait aux Juifs, de ne pas avoir expliqué pourquoi et comment on était parvenu à cette barbarie. Pourquoi en Allemagne, dans un des pays pourtant les plus développés du monde, un capitalisme pourrissant avait, pour se sauver lui-même, ouvert toutes grandes les portes du pouvoir à des nervis qu'aucune abomination n'arrêtait. Mais il n'y avait sûrement pas à reprocher qu'on ait donné trop d'importance à la commémoration de cette tragédie, qu'on ne rappellera jamais assez. Et il n'y a pas non plus à l'opposer au peu de cas accordé à d'autres tragédies, comme celle de l'esclavage par exemple, qui mériterait bien sûr elle aussi des heures d'émissions de télévision, des films, des livres, de nombreux articles...
Il n'y a pas d'échelle d'importance dans les bassesses et autres crimes qui jalonnent l'histoire des sociétés de classes. Tous ceux qui pensent ainsi sont à l'image de ces imbéciles racistes qui trouvent plus simple de désigner comme responsables de leur situation d'autres individus, d'autres communautés, d'autres peuples, en les opposant les uns aux autres, alors qu'ils sont souvent très proches dans le mépris qu'ils suscitent de la part des puissants de ce monde.
C'est dans ce travers que sombre Dieudonné (que ce soit consciemment ou non n'a, en la circonstance, que peu d'importance), quand il se plaint que des Juifs, qu'il désigna comme étant des «autorités sionistes» du cinéma, l'empêcheraient de mener à bien un film qu'il projette sur la traite des Noirs. Si certains occultent les quelque quatre siècles d'esclavagisme sur lesquels prospéra une grande partie de la bourgeoisie française, comme ses consoeurs des autres pays d'Europe d'ailleurs, ce ne sont pas les «Juifs», c'est toute une intelligentsia qui, en reconnaissance à cette société bourgeoise qui lui offre des situations de petits privilégiés, ose à peine lever le voile sur un passé fait de violence et de crimes.
Et surtout, en quoi une moindre importance donnée au génocide des Juifs changerait-elle quoi que ce soit dans la place qui doit être faite à la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité?
Opposer ainsi les communautés les unes aux autres, c'est jouer avec le racisme, quand ce n'est pas l'utiliser consciemment. C'est aussi se refuser à reconnaître les responsables des diverses situations et, ce faisant, tourner le dos à toute libération et toute émancipation des opprimés. L'opposition qui explique le plus pleinement et le plus justement l'histoire de notre société, et les tragédies qui l'ont marquée, est celle qui existe entre les classes sociales, entre les exploiteurs et les exploités. Ignorer ces oppositions de classes pour n'évoquer que des oppositions communautaires, c'est non seulement opposer les peuples entre eux, mais pousser à ce qu'au sein d'un même peuple les oppositions soient gommées au profit des seuls nantis.
Cela étant, l'indignation suscitée par les propos de Dieudonné devient suspecte quand elle émane de tous les politiciens qui en la circonstance sont montés au créneau, surtout quand il s'est agi de défendre le Crif, le Conseil représentatif des institutions juives, qui représente les courants de droite du sionisme de France. Les belles âmes qui se sont indignées des critiques formulées à l'encontre de cette institution et de son président, Cukierman, auraient été plus crédibles si elles s'étaient tout autant emportées lorsque Cukierman avait lui aussi tenu des propos à connotations racistes. C'est lui qui, au lendemain du score réalisé par Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2002, avait considéré que ledit score avait somme toute un aspect positif, celui de délivrer «un message aux musulmans leur indiquant de se tenir tranquilles».
Les quelques critiques qui avaient alors été timidement formulées à l'encontre de Cukierman ont vite été oubliées par tous ceux qui aiment à se rendre au dîner annuel du Crif où, croyant plaire aux électeurs juifs, ils se prosternent devant les éléments parmi les plus réactionnaires qui prétendent représenter les Juifs de France; éléments de surcroît fort peu aimables, quand ils ne sont pas carrément hostiles, voire racistes, à l'égard des Palestiniens et plus généralement à l'égard des Arabes.