Le malaise des inspecteurs du travail07/10/20042004Journal/medias/journalnumero/images/2004/10/une1888.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Leur société

Le malaise des inspecteurs du travail

L'impossible équilibre entre deux camps fondamentalement opposés

Le 2 septembre 2004, deux inspecteurs du travail dépendant du ministère de l'Agriculture étaient abattus en Dordogne par le patron d'une petite exploitation chez qui ils se rendaient pour effectuer un contrôle de routine. Cet assassinat a provoqué l'indignation dans la profession. Une grève avec une manifestation de plusieurs centaines de personnes à Paris avait été organisée le 16 septembre dernier, à l'appel de six syndicats de la profession.

Ils sont actuellement 1250 inspecteurs du travail, qui doivent s'occuper des 15 millions de salariés du privé. Une partie d'entre eux font état de leur malaise face à l'hostilité de nombre de patrons à leur égard, face à l'attitude des ministères dont ils dépendent, qui sont plus soucieux de ne pas déplaire à ces mêmes patrons que de faire appliquer la loi et les règlements. Et, parce que certains d'entre eux n'acceptent pas que des patrons bafouent les droits de salariés, ils sont montrés du doigt.

En fait, ce malaise repose sur l'ambiguïté même de la fonction des services de l'inspection du travail. Ils sont fonctionnaires de l'État et sous ses ordres, et se trouvent en arbitres entre les salariés et les employeurs. Mais, entre les patrons, l'État et les salariés, peut-on rester neutre?

Cette ambiguïté n'est pas nouvelle, elle remonte aux sources mêmes de l'institution.

De 1841 à 1892: la naissance du corps des inspecteurs du travail

Ce sont des milieux de la bourgeoisie eux-mêmes qui sont à l'origine de la création du corps des inspecteurs, chargés à l'époque de limiter la dégradation des conditions de travail des enfants. C'est le patronat calviniste des filatures de Mulhouse qui, au nom de principes philanthropiques, mais aussi pour ne pas user prématurément la force de travail des enfants et pouvoir employer ensuite des adultes encore en état de travailler, fit adopter en 1841 une loi qui limitait à 8 heures le travail quotidien des enfants, entre 8 et 12 ans, dans les entreprises employant plus de 20 personnes. Et cela bien que la république bourgeoise, en 1791, ait interdit le droit d'association et toute immixtion de l'État dans le droit des entrepreneurs. Et, pour veiller à encourager l'application de cette loi, des inspecteurs bénévoles furent recrutés chez les notables, anciens fonctionnaires, négociants ou manufacturiers.

Le travail des femmes connut ensuite quelques limitations: limité à 12 heures en 1874, tout comme était interdit le travail des enfants de moins de douze ans. En mai 1874, un premier corps d'État de 15 inspecteurs était créé pour veiller au respect de cette mesure.

Et ce fut le 2 novembre 1892 que fut créé un véritable corps d'inspecteurs du travail, recrutés dorénavant sur concours, dont la fonction théorique se limitait à s'occuper du travail des enfants et des femmes. Mais il était difficile de veiller aux conditions de travail des femmes et des enfants sans avoir à intervenir sur l'ensemble des conditions de travail dans les entreprises. Le corps des inspecteurs fut composé en partie par des personnes qui prenaient souvent à coeur leur mission, sortant de ces limites strictes de leurs attributions, mais ne disposant d'aucun moyen de contrainte pour faire appliquer les lois.

De 1906 à 1914: création du ministère du Travail et définition définitive du rôle des inspecteurs du travail

C'est en octobre 1906 que le président du Conseil , Clemenceau, créa le ministère du Travail. Les 125 inspecteurs du travail d'alors en deviendront des fonctionnaires.

Entre-temps le mouvement ouvrier s'était développé et s'était organisé. La CGT, constituée en 1895, se trouvait sous la direction de syndicalistes révolutionnaires qui se fixaient comme but l'abolition du salariat et la fin du système capitaliste.

L'année 1906 fut marquée par un rude affrontement entre les ouvriers et le gouvernement, composé des politiciens radicaux alliés aux socialistes dits "indépendants" qui défendaient l'idée d'un "État social et impartial". Après une catastrophe dans les mines de charbon à Courrières, qui fit plus de mille morts, Clemenceau, ministre de l'Intérieur, fit intervenir l'armée contre les mineurs en grève et déclara la région en état de siège.

C'est dans ce contexte que fut confié à un socialiste "indépendant", Viviani, la charge du nouveau ministère du Travail. Il s'agissait de faire un geste en direction du monde ouvrier, tout en défendant les intérêts des capitalistes. Le corps des inspecteurs du travail se vit confier en priorité, même si les missions concernant la législation et les règles d'hygiène n'étaient pas supprimées, une mission "d'arbitrage" dans les conflits du travail. Explicitement, comme l'indiquaient les circulaires de l'époque, il leur fallait s'efforcer de convaincre les salariés de limiter leurs exigences afin de les rendre acceptables par les employeurs. La CGT de l'époque dénonça ces pseudo-arbitrages qui se faisaient toujours en défaveur des travailleurs.

Ce fut également en 1906 qu'un inspecteur départemental du travail dans le Calvados dénonça pour la première fois les méfaits de l'amiante sur les salariés, dans une usine de Condé-sur-Noireau. Mais, avec la déclaration de guerre en août 1914, la masse du corps des inspecteurs du travail se transforma en recruteurs de femmes et d'enfants pour les usines d'armement.

1936, 1968 jusqu'à aujourd'hui

Le statut de fonctionnaire des inspecteurs du travail les mettait, en partie, à l'abri des pressions des patrons et des gouvernements, puisque l'État essaie toujours d'apparaître "au-dessus des parties".

C'est ainsi qu'en 1936, lors de la grande grève, de nombreux accords mettant fin à la grève furent conclu sous la direction d'inspecteurs du travail.

Après 1968, le corps des inspecteurs du travail fut touché, comme bien d'autres secteurs de la société, par l'ambiance qui régnait à l'époque. Des étudiants contestataires intégrèrent le corps des inspecteurs du travail ou celui de la justice. De même qu'on connut alors les "petits juges rouges", de même certains inspecteurs du travail agirent pour essayer d'imposer aux patrons le respect de la loi et des droits des travailleurs. La loi qui instituait l'autorisation administrative des licenciements économiques par les inspecteurs du travail, instituée par Chirac en 1974, fut votée. Cette loi répondait à l'émotion soulevée par le conflit déclenché par la fermeture de Lip en 1973. Mais cette même loi fut abrogée par le même Chirac en 1986. L'époque avait changé. Dorénavant l'idée dominante, exprimée par la gauche dès 1983, devenait: l'entreprise d'abord, et les travailleurs et leurs droits après.

À partir de là, les ministres firent pression pour remettre dans la ligne les inspecteurs du travail qui s'en écartaient. Pour certains, cela se fit sans états d'âme. Ils s'inclinèrent devant les demandes des patrons, surtout quand ils avaient affaire aux plus grandes entreprises. Mais d'autres n'acceptèrent pas cette reconversion et continuèrent à se sentir liés au monde du travail.

Ce sont ceux-là qui protestent aujourd'hui contre les pressions, voire les exactions des patrons petits et grands à leur égard. Car ce qu'ils constatent, et ce à quoi ils se heurtent, c'est au fait que l'État dont ils sont les fonctionnaires n'est ni neutre ni impartial.

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