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Dans le monde
Russie : Dix ans de guerre en Tchétchénie
Il y a un peu plus de dix ans, début 1994, le président russe d'alors, Boris Eltsine, lançait ses troupes sur la république sécessionniste de Tchétchénie. Son armée ravagea le pays, détruisit ses infrastructures, provoqua la mort et l'exode de centaines de milliers de ses habitants (Tchétchènes, Russes et autres) mais, fin 1996, Moscou dut s'avouer vaincu.
Cinq ans auparavant, pour supplanter Gorbatchev qui dirigeait l'Union soviétique, Eltsine avait flatté la volonté des dirigeants de la bureaucratie dans les régions et républiques de l'URSS de se soustraire à la tutelle centrale. Il avait poussé à la désintégration du pouvoir pour saper celui de Gorbatchev. Dans un célèbre discours prononcé en 1991 dans le Caucase, Eltsine avait exhorté les chefs des régions à "avaler autant d'autonomie qu'ils le pourraient." Le résultat ne tarda pas: Gorbatchev dut se démettre et l'URSS éclata.
Se retrouvant alors à la tête de la seule Russie, Eltsine eut à affronter ces mêmes forces, qui contestaient désormais son pouvoir et avaient permis aux chefs des régions de s'octroyer une quasi-indépendance. Avec sa guerre de Tchétchénie, Eltsine crut pouvoir leur donner une leçon et mettre un terme à cet affaiblissement du pouvoir central russe. Il en fut pour ses frais. Il dut promettre un référendum sur la partition de la Tchétchénie et laisser se tenir une élection présidentielle sous contrôle international: Maskhadov, un indépendantiste dit "modéré", fut élu en 1997.
Mais les mêmes forces qui avaient fait éclater l'URSS, et qui menaçaient de faire subir le même sort à la Russie d'Eltsine, taraudaient aussi la Tchétchénie: qu'elle devienne indépendante ou pas, les chefs et sous-chefs de ce qui restait de l'appareil d'État, ceux des clans dits traditionnels, des bandes armées servant, au gré de leurs intérêts, tantôt un camp, tantôt l'autre, n'avaient nulle envie de se ranger derrière un Maskhadov ou qui que ce soit d'autre. Son régime sans pouvoir réel s'enfonça dans le chaos. À tel point qu'une partie de la population tchétchène tournait ses espoirs vers la Russie. Mais le Kremlin n'en avait cure: il voulait sa revanche, l'état-major plus que tout autre.
La guerre de Poutine
Des attentats commis dans des grandes villes russes et dans la république caucasienne du Daghestan, durant l'été 1999, vinrent à point nommé pour en fournir l'occasion. Poutine se préparait à succéder à Eltsine. Se lancer dans une guerre, qu'il prévoyait sans grand risque tant le régime de Maskhadov semblait privé d'appuis, lui permettait de poser à l'homme fort qui saurait rétablir l'autorité de l'État russe central.
Mais aujourd'hui, cinq ans après son déclenchement, la seconde guerre de Tchétchénie n'en finit pas. Poutine l'a proclamée terminée, et gagnée, il y a deux ans déjà; près de 100000 militaires ont beau occuper la majeure partie du pays, rien n'y fait. Les indépendantistes peuvent frapper même Grozny, la capitale, pourtant transformée en camp retranché. Attentats et prises d'otages se multiplient, attribués, à tort ou raison, à des groupes dont bien malin qui peut dire quels intérêts les animent, à part les leurs et ceux de leurs chefs.
L'un des dirigeants tchétchènes les plus connus, Bassaïev, est présenté comme l'ennemi public n°1 en Russie. Il serait l'instigateur de la prise d'otages de Beslan. Il aurait organisé celle du théâtre de la Doubrovka en 2002 ou, ces jours derniers, les attentats contre deux avions de ligne russes. Les autorités russes le désignent comme un terroriste "wahhabite", un islamiste radical. Ce qu'elles ne disent pas, c'est qu'après l'effondrement de l'URSS il avait levé des milices pro-russes pour appuyer les responsables de l'Abkhazie contre l'État géorgien nouvellement indépendant, ni qu'il a débuté sa carrière comme agent du KGB (la police politique du temps de l'URSS). Et il est probable qu'il a gardé des liens avec la FSB (nouveau nom du KGB), en tout cas avec certaines de ses officines qui, comme bien d'autres secteurs de l'appareil d'État russe, poursuivent leurs propres objectifs dans le Caucase et dans le reste de la Russie, sans que le chef du Kremlin ait quelque possibilité de les contrôler. Sous Eltsine, Bassaïev apparut à plusieurs reprises dans des opérations terroristes servant les intérêts de tel ou tel clan dirigeant russe, dont celui d'un magnat russe de l'époque, Berezovsky. En 1999, son opération de commando au Daghestan servit d'ultime prétexte au Kremlin pour déclencher sa guerre, les troupes russes qui encerclaient Bassaïev lui permettant de s'échapper "miraculeusement".
Mercenaire, Bassaïev l'est assurément de qui le paie. Comme, dans le camp adverse, le sont les "kontraktniki", des para-militaires venus en Tchétchénie officiellement pour épauler les troupes régulières, mais surtout pour amasser du butin. Même chose pour une bonne partie des combattants dits indépendantistes: pourvu que leur part de butin s'accroisse, ils peuvent tourner brusquement casaque. Tel fut le cas de la milice de l'ancien chef de gang indépendantiste Kadyrov, devenue l'instrument de ce que Poutine appelle la "tchétchénisation" de la guerre en tant que garde prétorienne de la présidence pro-russe de la Tchétchénie. Le mandat de Kadyrov a brutalement pris fin en mai dernier lors d'une cérémonie officielle russe, en plein Grozny, où il fut abattu sans que l'on sache exactement par qui.
La thèse officielle dénonce les "terroristes" indépendantistes. Mais tout porte à croire que de hauts militaires russes de Tchétchénie n'avaient nulle raison de déplorer sa disparition. Sa milice faisait régner l'ordre en multipliant les exactions contre sa propre population (enlèvements contre rançon, rackets, pillage, meurtres). Cela ne changeait guère des pratiques de l'armée russe. Mais Kadyrov et les siens, invoquant la "défense des Tchétchènes", dénonçaient publiquement ces exactions... en les mettant systématiquement au compte des troupes russes!
Surtout, Kadyrov et son clan cherchaient à mettre la main sur les flux pétroliers transitant par la Tchétchénie. C'était inadmissible pour une bonne part de la hiérarchie militaire russe qui, précisément, s'enrichit en contrôlant les puits et oléoducs locaux. Et qu'elle le fasse parfois en collaboration avec des chefs de bande "indépendantistes" n'a rien de surprenant: ils peuvent tout à fait s'entendre pour accaparer l'or noir. À côté d'autres trafics, celui-ci fait partie de l'immense rente de guerre sur laquelle les uns et les autres prospèrent. Autant dire que, censés se combattre, ces chefs de guerre russes ou "indépendantistes" ont un intérêt commun à ce que le conflit perdure.
Le fumier de la barbarie
Cela a un prix effroyable. Cent mille Tchétchènes, essentiellement des civils, ont péri en dix ans de guerre, selon les ONG russes. 13000 soldats russes ont péri dans la seule guerre de Poutine, dit l'association des "Mères de soldats". Sans compter les blessés, les destructions, sur place ou dans des attentats.
Cette horreur n'est pas près de finir. La population de ce pays dévasté n'aspire sans doute plus, dans sa grande majorité, qu'à un retour à un ordre, sinon à la paix, qui lui permette enfin de vivre. En attendant, elle essaie de survivre. Mais comment le faire dans ce pays, où la seule loi est celle de la kalachnikov? Pour certains, des jeunes sans espoir qui n'ont connu que la guerre, dont des proches ont été assassinés, une arme est un moyen de survivre. Le cynisme des dirigeants russes, les atrocités commises par leurs hommes de main ne peuvent qu'apporter des hommes et de l'eau au moulin des terroristes. Sur place comme dans les républiques voisines où des masses de réfugiés s'entassent dans des camps de fortune, la population connaît ce qu'endurent les Tchétchènes et ne peut qu'en rendre responsable le Kremlin.
En outre, des démagogues de tout poil, islamistes, "pro-russes", etc., attisent des haines que certains disent ancestrales entre les multiples nationalités qui peuplent le Caucase ex-soviétique, chacun escomptant pêcher dans ce vivier des fantassins pour son propre camp.
La prise d'otages de Beslan, en Ossétie du Nord, a montré comment les camps en présence attisaient cette haine entre des populations qui coexistaient jusqu'alors: celle des Tchétchènes ou des Ingouches, présentés comme "musulmans" soutenant les preneurs d'otages; celle des Ossètes, décrits comme pro-russes parce qu'ils seraient de tradition orthodoxe...
Derrière cela, il y a aussi les enjeux de puissance entre les États régionaux issus de la décomposition de l'URSS.
La Géorgie soutient en sous-main les indépendantistes tchétchènes. L'Ossétie du Nord est une région que l'éclatement de l'URSS a coupée de sa cousine, l'Ossétie du Sud, dévolue à la Géorgie. Cela répond au fait que la Russie, depuis la disparition de l'URSS, a soutenu et armé les dirigeants d'Ossétie du Sud contre les autorités centrales géorgiennes, comme elle l'a fait en Adjarie et continue de le faire en Abkhazie...
Pour atroce qu'il soit, le bilan de ces dix années de guerre n'a probablement pas atteint le fond de l'horreur. La guerre ne se limite déjà plus à la Tchétchénie, elle déborde largement en Ingouchie, au Daghestan, en Ossétie du Nord. Cet été, l'escalade guerrière a dressé les dirigeants géorgiens contre leurs homologues d'Ossétie du Sud. La capitale de cette région a été bombardée, les troupes russes ont répliqué. C'est tout le Caucase qui risque de s'embraser dans des guerres, des pogromes, dont les derniers mois d'existence de l'URSS avaient donné un avant-goût.
Qu'importe aux Poutine, aux dirigeants géorgiens et aux gangsters, en uniforme ou pas, qui les servent et se servent sur le dos des peuples: il y aura toujours des Bush ou Chirac pour qualifier de "démocratique" une ex-URSS qui s'enfonce dans la barbarie.