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- Lutte ouvrière n°1876
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Le 18 juillet 1904 à Cluses (74) : Un patron tire et tue des grévistes
Les années 1904-1907 furent marquées partout dans le pays par une vague de grèves pour les salaires, pour la diminution du temps de travail et contre l'arbitraire patronal. Ce furent des luttes longues et difficiles, que des travailleurs payèrent parfois de leur vie, comme à Cluses de mai à juillet 1904.
À l'époque, à Cluses et dans les communes environnantes de la vallée de l'Arve, de nombreuses petites entreprises travaillaient comme sous-traitants de l'horlogerie suisse. Plusieurs d'entre elles avaient déjà évolué vers le décolletage, l'usinage en grande série de pièces mécaniques.
De 1901 à 1903, des syndicats d'ouvriers horlogers et décolleteurs se créèrent et plusieurs grèves furent organisées avec pour revendications: le paiement des salaires au mois, en argent, avec acompte à la quinzaine; un salaire minimum à 3 francs par jour après 18 mois d'ancienneté; le respect des usages établis pour les travaux de la campagne, qui permettaient aux ouvriers de s'absenter pour s'occuper des travaux des champs.
Les jeunes syndicats mirent tout en oeuvre pour assurer un minimum salarial correspondant aux besoins et pour mettre fin aux discriminations entre les hommes et les femmes, qui s'étaient syndiquées en nombre.
La prise de conscience se traduisit aussi sur le plan politique. Aux élections municipales de Cluses, le 1er mai 1904, deux listes s'affrontèrent: la liste conservatrice comprenant un des fils du plus gros patron, Crettiez, et l'autre liste, dite «des ouvriers», formée de syndicalistes, de socialistes, parmi lesquels cinq ouvriers de l'usine Crettiez. Il y eut deux tours. Au deuxième, la liste conservatrice l'emporta, mais «l'affront» avait été trop grand pour Crettiez et pour nombre de notables de la vallée. Il fallait en finir avec le syndicat. Dès le lendemain Crettiez licencia deux syndiqués, le surlendemain cinq autres subirent le même sort.
Le 10 mai, 34 ouvriers, sur la cinquantaine de l'usine, se mirent en grève et défilèrent dans les rues, musique en tête, rejoints par des travailleurs des autres fabriques. Trois jours plus tard, les premiers renforts de gendarmes arrivaient, alors qu'il n'y avait eu aucun incident et que les ouvriers avaient proposé un compromis: ne faire que trois quarts de journée, pour permettre de donner du travail aux sept licenciés.
Le 18, 400 travailleurs défilèrent, quelques vitres furent cassées chez Crettiez. Le 19, les gendarmes tentèrent de bloquer un pont, les manifestants forcèrent le passage, les gendarmes chargèrent et arrêtèrent des manifestants. Le lendemain, le maire de Cluses interdit «tout rassemblement ou manifestation, de même que chanter ou siffler des chansons quelconques». Cette attitude ne fit que renforcer la détermination des ouvriers.
Plusieurs tentatives de «conciliation» eurent lieu par la suite, du côté des autorités et des notables, voire des petits patrons qui acceptaient de reprendre les licenciés et... de payer les quelques carreaux cassés. Mais Crettiez ne lâcha pas: il fallait à toute force casser le syndicat.
À partir du 11 juillet les ouvriers se mirent en grève générale. Des manifestants qui s'étaient rendus à l'usine Bretton furent repoussés à coups de revolver par le patron.
Le 18 juillet, après l'assemblée générale du matin, une manifestation de 150 travailleurs chantant l'Internationale et la Carmagnole défila pacifiquement dans la ville. À hauteur de l'usine, Crettiez et ses fils ouvrirent le feu. Ils firent trois morts et cinquante blessés! La colère ouvrière se déchaîna: un millier de travailleurs bouscula la troupe et mit le feu à l'usine.
Crettiez et ses fils furent jugés par la cour d'assises de Haute-Savoie. En même temps qu'eux comparaissaient six ouvriers, inculpés de «pillage et dégâts causés aux marchandises et propriétés mobilières». La justice plaçait sur le même plan les assassins et les ouvriers.
Les ouvriers furent défendus par Aristide Briand, alors avocat au service du peuple, qui tourna mal par la suite, et soutenus par une campagne de manifestations et de meetings organisés par la CGT. Ils furent acquittés. Le patron fut condamné à huit mois de prison et ses fils à un an, qu'ils ne firent pas complètement.
Ces assassinats n'entamèrent en rien la combativité et la volonté d'organisation des travailleurs de la région. Leur conscience d'appartenir à la même classe sortait renforcée. De 1905 à 1907, il n'y eut pas moins de dix grèves, dont quatre générales, et des sections syndicales CGT virent le jour partout. Les travailleurs obtinrent même en partie que les patrons n'embauchent que des ouvriers syndiqués!