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Afrique-du-Sud : Succès électoral pour l'ANC, catastrophe sociale pour les pauvres
Les élections qui se sont déroulées le 14 avril en Afrique du Sud ont été marquées par une nouvelle progression de la coalition tripartite dirigée par le Congrès National Africain -l'ANC de Nelson Mandela et du président Thabo Mbeki- de 66,4 à 69,70% des suffrages exprimés. Qui plus est, pour la première fois, la coalition arrive en tête dans chacune des sept provinces du pays.
En fait, sur les vingt autres formations qui présentaient des candidats, seules trois ont réussi à atteindre la barre des 2%. Deux d'entre elles sont des partis régionalistes dont l'influence est essentiellement limitée à une seule province. La troisième, l'Alliance Démocratique, est l'ancien parti de la petite-bourgeoisie libérale blanche de l'ère de l'apartheid, qui obtient péniblement 12,4%.
Autant dire que la coalition tripartite qui, derrière l'ANC, regroupe également le Parti Communiste Sud-Africain et la confédération syndicale COSATU, sort renforcée de ces élections, malgré les dix années déjà passées au pouvoir. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien si le Nouveau Parti National, la version modernisée du parti qui incarna l'apartheid de 1948 à 1994, et qui reste très lié à la grande bourgeoisie blanche, a choisi d'accrocher son wagon au train de l'ANC par un pacte de «coopération», quitte à perdre pour cela les voix d'une partie de ses électeurs, en échange de la promesse de portefeuilles ministériels dans le gouvernement provincial du Cap, et peut-être même, dans le gouvernement fédéral.
Que les anciens tortionnaires de l'apartheid se retrouvent ainsi alliés à leurs anciennes victimes est moins paradoxal qu'il y paraît. Car il faut rappeler que ce fut cette même alliance qui présida au démantèlement des institutions de l'apartheid et organisa, il y a exactement dix ans, les premières élections multi-raciales que le pays ait connues. Incapable de mettre fin à la mobilisation des ghettos et de la classe ouvrière noire contre l'oppression raciale et sociale de l'apartheid, la bourgeoisie sud-africaine dut se résoudre à mettre fin à ce système et à la menace permanente d'explosion sociale qu'il entretenait. Ce fut alors Mandela et l'alliance tripartite qui permit au capital sud-africain et impérialiste -de franchir sans dommage un cap qui aurait pu être périlleux pour ses profits.
En détournant l'énergie des masses dans l'impasse du nationalisme, au nom de la réconciliation nationale et des nécessités de la reconstruction de l'économie du pays, Mandela et l'alliance réussirent à empêcher les masses pauvres de récolter les fruits de leur mobilisation en poursuivant le combat sur le terrain de leurs intérêts de classe. Le «socialisme» que la majorité de la population des ghettos noirs avait toujours assimilé à la «libération» prônée par Mandela, fut repoussé aux calendes grecques.
Au lieu de l'amélioration des conditions de vie promise par l'ANC, la population pauvre vit se multiplier les programmes de «responsabilisation» destinés à lui faire comprendre que le temps des grèves de paiement des factures de loyer ou d'eau était terminé, même si elle n'avait pas plus les moyens de payer qu'avant. Bientôt suivirent les agents de sécurité chargés de déconnecter les récalcitrants ou de les expulser. Pendant ce temps, d'anciens leaders syndicaux et autres dignitaires de l'ANC faisaient des carrières météoriques dans le monde des affaires, profitant de la complaisance de la bourgeoisie blanche désireuse de s'assurer leur caution. Et tandis que le programme de construction pour les pauvres se limitait officiellement, en dix ans, à 1,2 million de logements dont bon nombre ne sont que des «niches» (comme les appellent leurs habitants) de 20m2 sur terre battue, les nouveaux riches du régime allaient rejoindre la bourgeoisie blanche dans ses quartiers luxueux, désormais protégés par des murs surmontés de grillages électrifiés et par des milices privées armées jusqu'aux dents.
Dix ans après le démantèlement de l'apartheid, le bilan des bons et loyaux services rendus à la bourgeoisie par l'alliance tripartite parle de lui-même: selon les agences internationales, l'Afrique du Sud est aujourd'hui l'un des pays où l'inégalité sociale est la plus élevée au monde, plus encore qu'à l'époque de l'apartheid ! Alors que moins de 20% de la population du pays se partage près de 70% du revenu national, un million d'emplois ont disparu en dix ans. Officiellement, le pays compte 41% de chômeurs contre 27,50% en 1994. On estime que les membres (enfants et adultes) de la moitié la plus pauvre de la population ont en moyenne 12 euros par mois pour vivre -dans un pays où les produits alimentaires de base valent dans le commerce 50 à 75% de leurs prix en France. Plus significatif encore est le fait qu'au cours de la seconde moitié des années 1990, l'espérance de vie a baissé de dix ans.
C'est sans doute cette catastrophe sociale qui explique ce que cache la progression apparente de l'ANC -la désaffection de l'électorat qui s'exprime d'élection en élection. Entre 1994 et 1999, plus de cinq millions d'électeurs avaient déjà disparu des registres électoraux, entraînant une baisse des suffrages exprimés de 3,5 millions. Entre 1999 et cette année, le nombre des électeurs enregistrés est remonté de 2,5 millions, mais il reste toujours à 3 millions en-dessous du niveau de 1994, et surtout l'abstention est passée de 10,70% à 24,50% de sorte qu'en cinq ans, malgré la croissance démographique, le nombre des suffrages exprimés baisse de quelques centaines de milliers de voix.
Malgré cette désaffection, Mandela et l'alliance tripartite continuent de toute évidence à jouir auprès de toute une partie des masses du crédit qu'ils ont gardé de l'époque de la lutte contre l'apartheid. Mais ce crédit ne durera pas éternellement. Et il faut espérer que, dans un avenir proche, la classe ouvrière sud-africaine retrouvera le chemin de ses luttes passées, et que cette fois elle balaiera les leurres nationalistes de l'ANC et de ses alliés pour se ranger derrière la bannière de ses intérêts de classe.