Grande-Bretagne : Dix-neuf travailleurs assassinés par le profit12/02/20042004Journal/medias/journalnumero/images/2004/02/une1854.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Grande-Bretagne : Dix-neuf travailleurs assassinés par le profit

Lorsque dix-neuf ramasseurs de coques ont trouvé la mort, noyés le 6 février à Morecambe, dans le nord-ouest de l'Angleterre, les autorités locales se sont empressées de faire savoir qu'il ne s'agissait "que d'immigrés illégaux". Il n'était pas question de ternir l'image touristique d'une région fort prisée des adeptes de la pêche sportive.

Mais ce cynisme révoltant n'a pas empêché le scandale d'éclater, l'enquête ayant vite révélé que si toutes les victimes étaient bien des ramasseurs de coques d'origine chinoise, quatorze d'entre elles avaient des permis de travail en bonne et due forme qui ne les avaient pas empêchées de tomber dans les filets de "négriers" bien britanniques et dépourvus de tout scrupule.

Avec ses bancs de boue et de sable mouvant, la gigantesque baie de Morecambe est connue pour être l'un des endroits les plus dangereux de la côte nord-ouest, un véritable piège dans lequel personne ne s'aventure sans un guide professionnel. Mais, en saison, c'est aussi une source quasi inépuisable de coques, en fait la plus importante du pays.

Un ramasseur de coques peut ainsi en récolter jusqu'à 250 kg par jour, à raison de neuf heures d'un travail exténuant, et sous réserve que les horaires de la marée soient favorables. Si ce n'est pas le cas, les chefs d'équipe attendent la toute dernière minute pour donner le signal du repli. La vie des membres de l'équipe, qui ne savent rien des dangers de la baie, est entièrement entre leurs mains. C'est ainsi que, le 6 février, les dix-neuf victimes ont payé de leur vie quelques kilos de coques supplémentaires.

Cette tragédie a levé un coin du voile qui recouvre les pratiques des négriers de Morecambe. Ceux-ci vont recruter leurs équipes dans les quartiers pauvres de Liverpool, Manchester ou Londres, de préférence parmi les émigrés venus d'Asie ou d'Europe centrale qui ne parlent pas l'anglais. En échange d'un "forfait administratif" d'environ 200 euros, ils leur offrent d'aller travailler à Morecambe sept jours sur sept pendant une période de deux à trois mois. Sur place, qu'il soit payé à la pièce ou à l'heure, le salaire journalier ne dépasse guère les 20 euros, soit à peine un tiers du salaire minimum, payé de la main à la main. De cette somme dérisoire est quand même déduit chaque semaine l'équivalent d'une journée de travail pour louer un matelas jeté par terre dans une chambre minuscule partagée à trois ou à quatre. Chaque année, ce sont ainsi des centaines, peut-être des milliers, de ces esclaves salariés qui vont récolter de quoi approvisionner les supermarchés et les industriels de la conserve de luxe.

Sur la base de ces révélations, il était facile pour le gouvernement Blair de rejeter toute la responsabilité sur les négriers de Morecambe, ce qu'il a fait aussitôt. C'est facile mais d'une hypocrisie scandaleuse. Car s'il existe, grâce à ce gouvernement, toute une législation répressive qui fait du travail sans permis ou au noir un délit pénal passible de prison pour les travailleurs qui se font prendre, en revanche les négriers qui emploient des travailleurs dans ces conditions pour tourner la législation sur le salaire minimum, les congés payés et la sécurité ne risquent pratiquement rien -tout au plus une amende plafonnée à un niveau dérisoire. Pire même, la dernière mouture de la loi sur l'immigration promulguée l'an dernier par le gouvernement Blair entérine de fait de telles pratiques dans certains domaines d'activité, comme par exemple les activités agricoles saisonnières.

En fait, la montée en force de ces négriers tient, d'une part à la dégradation du niveau de vie de toute une partie de la classe ouvrière au cours des années écoulées et, d'autre part, à l'accélération de la déréglementation du travail sous Blair, après dix-huit ans de thatchérisme, pour favoriser ce qu'il appelle un "marché flexible du travail".

En supprimant tout contrôle dans les faits (même s'il en reste encore un peu sur le papier) sur les entreprises, sous prétexte "d'alléger le poids de la bureaucratie" qui était censé les paralyser, le gouvernement travailliste a favorisé l'émergence de tout un patronat dont les pratiques se rapprochent de très près du gangstérisme pur et simple -un patronat qui vit de la surexploitation de travailleurs, immigrés ou pas d'ailleurs, à qui leur pauvreté et l'absence d'emplois décents ne laissent pas le choix.

Les grandes entreprises sont les premières à bénéficier de ce scandale, par le biais de la sous-traitance. Celles des travaux publics, par exemple, ne se risqueraient guère à embaucher pour une bouchée de pain des ouvriers de 65-70 ans, réduits à la misère par des retraites dérisoires. Mais elles ont des centaines de sous-traitants prêts à s'y risquer, et à qui, d'ailleurs, elles ne laissent pas d'autre choix, sinon c'est à d'autres qu'iront les contrats.

C'est aussi cette servilité du gouvernement Blair envers le grand capital que les morts de Morecambe ont payé de leur vie. C'est la logique du capitalisme, système ignoble qui, au nom de la recherche du profit, justifie que des travailleurs aient à subir de telles conditions d'exploitation jusqu'au coeur-même d'un des pays les plus riches de la planète.

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