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Haïti, 1er janvier 1804 : Il y a deux siècles, les esclaves arrachaient leur liberté
A propos du bicentenaire de l'indépendance d'Haïti le 1er janvier, nous reproduisons ci-dessous l'article de nos camarades antillais publié dans Combat Ouvrier du 10janvier.
En Guadeloupe, le deux centième anniversaire de l'indépendance haïtienne n'est pas passé inaperçu, ne serait-ce que parce qu'une partie de la communauté haïtienne invitait la population à partager la «soupe au giraumon» qui, chaque premier janvier, symbolise le festin des esclaves libérés. Mais au-delà de cet aspect culinaire, l'anniversaire de la victoire séculaire des esclaves haïtiens sur les esclavagistes français est là pour rappeler que cette victoire ouvrait une brèche dans le système esclavagiste, en donnant espoir aux millions d'esclaves à travers toutes les colonies.
Historiquement, c'est aussi un exemple, pour tous les opprimés de la terre, que la lutte et une volonté farouches peuvent vaincre l'oppression.
De la conquête espagnole à la colonie française
L'île d'Hispaniola resta espagnole de 1492, date à laquelle Christophe Colomb en prit possession au nom de l'Espagne, jusqu'en 1697, quand sa partie orientale passa à la France.
La colonie prospéra rapidement grâce au commerce triangulaire et devint «la perle des Antilles françaises». La partie française de l'île, la future Haïti, produisait les trois quarts du sucre du monde, sans compter café, coton, indigo et autres denrées tropicales. Le commerce extérieur rapporta à la colonie 241000000 francs vers 1790. Il dépassa même celui de l'Amérique du Nord. Dans les trois années qui précédèrent la Révolution française, cette colonie envoya dans les ports français 734000 quintaux de café, 1750000 quintaux de sucre et 40000 quintaux de coton. Ce bref aperçu permet de comprendre pourquoi la future Haïti était considérée comme la colonie la plus florissante du monde entier.
Cette prospérité reposait sur l'esclavage. Il y avait 455000 esclaves sur à peine 510000 habitants en 1791.
Résistance et révolte
Soumis à l'enfer des rapports de production esclavagistes, les Noirs de ce qui s'appelait Saint-Domingue à l'époque résistèrent par divers moyens: suicides, infanticides, avortements, incendies d'habitation, empoisonnements, sabotage de la production et insurrections. Les colons leur infligeaient toutes sortes de supplices, dont les plus inimaginables. Pour «contenir les nègres» et les obliger à subir les conditions inhumaines du système esclavagiste, ils les terrorisaient en permanence. Ils n'hésitaient pas par exemple à passer du plomb fondu coulé sur les plaies vives, à émasculer, ou encore à jeter des esclaves vivants dans des fours ou à les faire dévorer par des chiens dressés à cet usage. Ce sort était réservé principalement aux esclaves nés en Afrique, et importés, «les nègres de traite» appelés encore «les nègres bossales», qui constituaient les deux tiers de l'ensemble, rivés au travail le plus dur, celui des plantations.
Les «nègres créoles», ceux qui étaient nés sur place et qui avaient acquis quelques positions dans la hiérarchie des esclaves, régisseur comme Dessalines, ou garçon d'hôtel comme Christophe, deux des principaux leaders de la révolution et premiers chefs d'État d'Haïti, pouvaient espérer être affranchis, comme le fut Toussaint Louverture, ancien cocher dont le rôle pendant la révolution lui valut le surnom de «Robespierre noir».
Mais pour les «bossales», pas de salut. Aux violences qu'ils subissaient, ils répondaient par le «marronnage», c'est-à-dire qu'ils partaient se réfugier dans les montagnes, dans les forêts inaccessibles. Ils vivaient en groupes dans des villages disséminés principalement dans la région du Cap, au nord de l'île. Leurs chefs dans le Nord se faisaient connaître: Colas-jambes-coupées, Noël, Polydor, Télémaque Conga, Isaac et Pyrrhus Candide. Les «nègres marrons» devinrent si nombreux qu'un corps spécial de la maréchaussée fut organisé pour les traquer. Malgré la répression féroce qui ne les épargnait pas (Makandal supplicié au Cap en 1758), ce sont ces bandes de nègres marrons qui furent les premiers à s'orienter vers un processus de destruction du système esclavagiste. Ce sont eux qui allumèrent, après la cérémonie du Bois-Caïman, la grande insurrection des esclaves, la nuit du 22 août 1791, premier signal du déclenchement de tout le processus de la révolution antiesclavagiste. Les esclaves révoltés prirent pour chef un prêtre vaudou, nègre marron, Boukman, entouré de ses lieutenants.
Des révoltes d'esclaves secouaient périodiquement les plantations, tantôt limitées à une région, tantôt se généralisant. Les Blancs, comme le dit à l'époque Mirabeau, «dormaient sur les flancs du Vésuve». La Révolution française et ses idées de liberté réveillèrent le volcan, car la liberté, tout le monde dans l'île y aspirait.
Mais le contenu que chaque couche sociale donnait à ce mot était différent, voire tout à fait opposé. La liberté, pour la couche dominante blanche, c'était la liberté commerciale, pour en finir avec le pesant monopole français. Les mulâtres, eux, réclamaient les droits civiques, l'égalité avec les Blancs, mais restaient partisans de l'esclavage.
La liberté à laquelle aspirait la masse des esclaves n'intéressait personne, sauf les esclaves eux-mêmes, en particulier les bossales.
Et «le Vésuve» explosa
Les esclaves opprimés se révoltèrent régulièrement tout au long du XVIIIe siècle, les nouvelles de la Révolution française les encourageant. La révolte d'août 1791 devint une véritable insurrection, rassemblant 100000 esclaves des plantations de la plaine du nord. Les insurgés projetaient de massacrer tous les Blancs, de mettre le feu à toutes les plantations et de s'emparer de l'île. La ville du Cap brûla. L'insurrection ne réussit pas totalement, mais les esclaves restaient insoumis.
L'Assemblée Nationale envoya dans l'île son représentant: Sonthonax, chargé de rétablir l'ordre. Il devait affirmer l'autorité de la métropole sur les esclaves révoltés auxquels se ralliaient de plus en plus d'affranchis dégoûtés de l'intransigeance des Blancs qui crachaient sur toutes leurs propositions d'alliance. Mais il devait aussi affirmer l'autorité du gouvernement révolutionnaire français face aux colons et à leurs velléités d'indépendance. Les colons de Saint-Domingue, imitant les colons nord-américains qui avaient déclaré quelques années auparavant l'indépendance des treize colonies anglaises sans pour cela supprimer l'esclavage, voulaient une sécession à leur seul profit.
Les colons prirent contact avec l'Angleterre pour lui offrir l'île. L'Angleterre, alliée à l'Espagne, attendit la mort de Louis XVI sur la guillotine en janvier 1793 pour déclarer la guerre à la France. Un de ses officiers écrivit: «La conquête de Saint-Domingue nous vaudra le monopole du sucre, du café, de l'indigo et du coton». Et lorsque les troupes anglaises débarquèrent en septembre 1793, les planteurs blancs mais aussi certains mulâtres leur firent un accueil triomphal.
La situation devint critique pour Sonthonax, craignant de «voir passer dans les mains ennemies la propriété de Saint-Domingue» et ses revenus! Acculé, il proclama la liberté générale des esclaves le 29 août 1793 dans la province du nord et le 4 septembre dans la partie ouest et sud. La Convention confirma et généralisa ces décisions, en décrétant la suppression de l'esclavage dans toutes les colonies françaises.
Pour triompher des Anglais, il fallait à la France une armée: la libération des esclaves lui en fournit les troupes. L'armée française de Saint-Domingue devint rapidement une armée noire, depuis les simples soldats jusqu'au général en chef. Une armée qui, se battant contre les Anglais, réglait ses propres comptes avec les propriétaires esclavagistes, alliés de l'Angleterre.
L'armée de Toussaint Louverture, le premier Noir à comprendre la nécessité de l'alliance avec la France révolutionnaire, soutenue par toute la population noire, vola de victoire en victoire. En 1797, elle était maîtresse de l'île.
La révolution antiesclavagiste était victorieuse. Les anciens maîtres blancs perdirent leurs esclaves et leurs plantations.
Toussaint Louverture contre Napoléon
Toussaint Louverture se débarrassa des Espagnols et s'empara de la partie est de l'île, signa avec les Britanniques un traité de commerce et de neutralité, se défit des agents de la puissance coloniale qui contrecarraient ses plans, en les embarquant pour la France. Il brisa enfin la puissance rivale des anciens mulâtres libres, ayant à leur tête le général Rigaud. Il fit élire une Assemblée qui promulgua une Constitution le 8 juillet 1801. Toussaint fut proclamé gouverneur général de l'île unifiée.
Mais la victoire de la révolution antiesclavagiste ne fut pas assurée définitivement. En France, le régime qui avait reconnu aux esclaves la liberté conquise était tombé quelques mois plus tard avec Robespierre, en juillet 1794. Depuis, la Révolution française marchait à reculons.
En mai 1802, Bonaparte rétablit juridiquement l'esclavage. Une nouvelle insurrection, partie une fois encore des «bossales», lui répondit. Lorsque les troupes françaises de Bonaparte débarquèrent, Toussaint Louverture, qui avait perdu l'appui des masses à cause de la féroce répression dont il fut l'auteur pour les contraindre à retourner sur les plantations, fut fait prisonnier par traîtrise et expédié en prison en France, où il mourut.
Le général Leclerc, chef de l'expédition française, une armada de 86 vaisseaux de guerre qui transportait 34000 soldats aguerris, écrivit à Napoléon: «Ce n'est pas tout d'avoir enlevé Toussaint, il y a ici 2000 chefs à faire enlever»! Les Noirs, alliés aux mulâtres, poursuivirent la guerre sous les ordres de chefs valeureux tels que Dessalines et Christophe. La nouvelle du rétablissement de l'esclavage et de l'insurrection des esclaves en Guadeloupe accéléra le mouvement insurrectionnel: «Aussitôt, l'insurrection, qui jusqu'alors n'avait été que partielle, est devenue générale», rapporte Leclerc. Cette guerre populaire se termina par l'anéantissement des forces françaises.
La victoire des opprimés
Les meilleurs soldats de l'armée napoléonienne, qui remportaient victoire sur victoire en Europe, ne vinrent pas à bout de 400000 esclaves luttant pour leur liberté, malgré la volonté de leur chef, Rochambeau, qui succéda à Leclerc, de recourir à la terreur systématique en faisant pendre, noyer et fusiller les prisonniers, quand il ne les donnait pas à dévorer à des chiens.
Les esclaves savaient qu'ils n'avaient d'autre choix que de se débarrasser définitivement des troupes napoléoniennes. C'est alors que l'idée d'indépendance fit son chemin, comme meilleure garantie que plus jamais dans ce cas l'esclavage ne serait rétabli. L'unité de commandement des forces populaires, scellée au congrès de l'Arcahaie (15-18 mai 1803), consacra Dessalines comme général en chef de l'armée indigène et adopta le mot d'ordre: «L'indépendance ou la mort!» La bataille de Vertières, le 18 novembre 1803, scella le sort des troupes françaises.
L'esclavage ne put être rétabli. Dessalines déclara au peuple: «Tel qu'un torrent débordé qui gronde, arrache, entraîne, votre fougue vengeresse a tout emporté dans son cours impétueux.»
Le ler janvier 1804 fut proclamée l'indépendance d'Haïti.
Cette révolution, antiesclavagiste, fut avant tout l'oeuvre des plus exploités, des plus pauvres, de ceux qui n'avaient «rien à perdre que leurs chaînes», les esclaves.