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Editorial
Queen Mary II : Le rêve des uns, le cauchemar des autres
Un mois après le dramatique accident qui avait vu le 15 novembre dernier une passerelle d'accès au Queen Mary 2 s'effondrer, entraînant dans la mort quinze personnes, et dans lequel les responsabilités d'Alstom-Chantiers de l'Atlantique sont manifestes, les images de ce paquebot ont envahi les écrans de télévision au cours du week-end. Et de nous montrer, et remontrer, le luxe de son immense hall d'accueil, de ses salons, de son théâtre, de ses restaurants, de son casino, de ses cinq piscines, de son centre de thalassothérapie.
Tout cela était censé faire rêver les foules. Et à défaut de rêver, il y avait effectivement de quoi rester songeur devant l'étalage de ce luxe et à l'énoncé de la somme que devront débourser ceux qui s'offriront une croisière sur ce bateau. Pour le voyage inaugural, ce sera 3100 euros par personne pour une cabine bas de gamme, 41200 euros par personne pour une suite de 209 mètres carrés (c'est-à-dire environ trois ans et demi de salaire d'un smicard)!
Journaux et chaînes télévisées avaient été beaucoup plus discrets en ce qui concerne les conditions de vie et de travail de ceux qui ont oeuvré à la construction de ce paquebot de luxe, en particulier les salariés des entreprises sous-traitantes utilisées par Alstom-Chantiers de l'Atlantique pour son plan de «montage exotique» destiné à lui fournir de la main-d'oeuvre à «faible coût», selon les expressions utilisées par les dirigeants d'Alstom eux-mêmes.
Les ouvriers roumains, polonais, français ou indiens employés par ces sous-traitants ont dû faire grève... pour simplement obtenir le versement de leur salaire. Bien sûr, juridiquement, Alstom n'était pas responsable. Mais les dirigeants d'Alstom savaient pertinemment ce qu'ils faisaient en traitant avec les margoulins qu'ils avaient chargés de leur procurer de la main-d'oeuvre à bon marché.
Les médias ont été tout aussi discrets, lors de la livraison du Queen Mary 2, sur ce qu'allaient devenir tous ceux qui ont travaillé à la construction de ce paquebot. Car si celle-ci a été la source de profits considérables pour Alstom et ses actionnaires, la fin de ce chantier constitue à court ou moyen terme pour les travailleurs une menace de chômage. En l'espace de quatre mois, les effectifs employés aux Chantiers de l'Atlantique auront été réduits de moitié, passant de 12000 avant l'été à 6000 dans quelques semaines. Et la situation sera encore pire chez les sous-traitants de la région, où l'on s'attend, suivant le quotidien économique La Tribune «à des cascades de plans sociaux et de dépôts de bilan».
Mais c'est ainsi que fonctionne cette société, dans laquelle le luxe insolent dont jouit une petite minorité est le pendant de l'exploitation que subit la grande majorité, avec ce que cela signifie de bas salaires, de mauvaises conditions de travail, et de menace constante du chômage.
Pourtant, pour aussi indécent que soit cet étalage de la richesse dont jouissent quelques parasites, les dépenses qu'il entraîne ne sont rien à côté du formidable gaspillage de richesses, de travail humain, qu'entraîne le système capitaliste dans tous les domaines, pas seulement dans l'industrie de luxe.
Dans une économie dont la seule loi est la course au profit, on ferme des entreprises qui pourraient fabriquer des biens utiles à la population quand elles n'apparaissent pas suffisamment rentables aux gros actionnaires. On réduit des millions de personnes au chômage, en se privant ainsi de leur intelligence, de leurs connaissances, de leur force de travail. On dépense des sommes faramineuses à construire du matériel de guerre, destiné à permettre aux grandes puissances d'imposer leur loi à la planète entière, et à protéger dans les pays pauvres les dictateurs qui défendent les intérêts de ces grandes puissances. On distribue sous formes de subventions et de dégrèvements des fortunes aux groupes capitalistes privés, alors que les services publics s'enfoncent dans un marasme croissant.
C'est de changer cela qu'il faut rêver, pour se préparer à le faire un jour. Et non des dorures du Queen Mary 2.
Éditorial des bulletins d'entreprise du 22 décembre 2003