Géorgie : Le président chassé par la rue... et par les siens28/11/20032003Journal/medias/journalnumero/images/2003/11/une1843.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Géorgie : Le président chassé par la rue... et par les siens

Edouard Chevarnadze, président de la Géorgie, petite république du Caucase ex-soviétique, a dû quitter le pouvoir. Son départ a tout l'air d'une fuite, quand on a vu à la télévision les foules manifester pendant trois semaines contre le truquage massif des législatives du 2 novembre et réclamer sa démission. Le coup final a été porté quand les manifestants, la police et l'armée ne leur faisant plus obstacle, ont envahi le Parlement et chassé Chevarnadze.

Âgé de 74 ans, il a sans doute achevé sa longue carrière. Président de la Géorgie depuis 1992 -après avoir expulsé de la place celui qui s'en était emparée à la faveur du chaos qu'avait suscité la dislocation de l'URSS- Chevarnadze avait été un très haut bureaucrate soviétique.

Itinéraire d'un haut bureaucrate

De 1985 à 1991, il avait été un des dirigeants de l'Union soviétique et ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev, qu'il avait lâché début 1991. Jugeant inévitable le démembrement de l'URSS, il se prépara à reprendre en mains la Géorgie. Pour ce faire, il ne manquait pas d'atouts car il avait dirigé la Géorgie durant trente ans, avant de "monter" à Moscou pour y accéder au sommer de la bureaucratie.

Chef du KGB (la police politique), ministre de l'Intérieur, puis Premier secrétaire du PC, donc véritable "patron" de la Géorgie, il y avait servi successivement Brejnev, Andropov, Tchernenko, les chefs suprêmes de l'URSS, tout en consolidant son emprise sur "sa" république.

Il avait traversé avec succès tous les remous d'un régime où la lutte au sommet, encore peu visible de l'extérieur, faisait rage. Prenant la tête du PC géorgien, il avait salué, dans le plus pur style stalino-brejnevien, "le soleil qui, pour nous Géorgiens, se lève au Nord" -en clair, Moscou et surtout celui qui siégeait au Kremlin, Brejnev. À la mort de ce dernier, Chevarnadze épura les cercles dirigeants géorgiens de ses rivaux, en les accusant de corruption. Il venait de se "souvenir" "d'avoir été effaré par l'ampleur de la corruption au sommet" en accédant à la tête du PC local. Cela ne l'avait pas empêché de dormir pendant des années, pour ne se réveiller qu'à la mort de Brejnev. Durant l'inter-règne d'Andropov, puis de Tchernenko, il sut si bien louvoyer qu'il gagna le surnom de "renard blanc du Caucase" , surnom que la suite ne cessa de justifier. Il devint le bras droit de Gorbatchev, mais quitta le navire avant qu'il ne sombre pour devenir un "démocrate" à la Eltsine, puis, lui, ancien haut bureaucrate "communiste", un dirigeant nationaliste ne manquant pas d'assister aux messes orthodoxes.

Règlements de comptes et succession au sommet

Mais le bon dieu des bureaucrates lui a fait faux bond. Et les Judas ne manquant pas dans ce panier de crabes, ce sont ses anciens partisans (dont son ex-ministre de la Justice, Saakachvili, et celle qu'il avait placée à la tête du Parlement, Nino Bourdjanadze) qui inspiraient les manifestations contre lui.

Ces "leaders" de l'opposition ne l'avaient rejointe que depuis peu: il y a deux ans pour Saakachvili et quelques mois pour Bourdjanadze, devenue présidente par interim. Tout se passe comme si ceux qui se trouvaient au pouvoir depuis des années avaient voulu se démarquer de Chevarnadze au fur et à mesure que le mécontentement montait dans la population. Car c'est l'équipe même de Chevarnadze qui a organisé la fin sans gloire de celui-ci, qui lui a fait jouer le rôle de fusible pour tenter de préserver son propre pouvoir. D'ailleurs, une fois le président déchu, son gouvernement est resté en place. Si certains ministres ont démissionné, tel celui des Finances, ce n'est pas en soutien à Chevarnadze, mais pour ne pas être le prochain bouc émissaire sur la liste. Ce ministre a, en effet, déclaré se sentir "incapable de redresser une situation économique sans espoir".

Un pays à la dérive

Et ce n'est pas peu dire. La Géorgie, que l'on appelait "le verger de l'URSS" et qui avait la réputation d'être la région de l'URSS où l'on vivait le mieux, est devenue un pays misérable qui va à vau-l'eau. Plus de la moitié de sa population survit en n'ayant pas 50 dollars par mois. Le chômage est massif, les grandes usines (d'aviation, chimiques, de construction) de la capitale, Tbilissi, sont à l'abandon. Un Géorgien sur dix a émigré pour tenter sa chance comme travailleur sans papiers en Occident (tel le héros du film franco-géorgien sorti récemment sur les écrans Depuis qu'Otar est parti), comme bonne à tout-faire des "nouveaux riches" à Moscou. Ceux qui sont restés n'ont que des petits boulots misérables, vendent les pauvres biens qui leur restent et sont la proie de la corruption. Le phénomène n'est pas nouveau en ex-URSS, surtout dans le Caucase. Mais il a pris une ampleur monstrueuse en Géorgie où les fonctionnaires, non payés depuis des mois, survivent aussi à leur façon. Sans oublier les gangs, protégés par les clans du pouvoir, quand ils n'en sont pas l'émanation, qui rackettent la population et raflent tout. Et, bien sûr, les dirigeants qui ont depuis longtemps mis à l'abri à l'étranger tout ce qu'ils ont pu, et qui continuent à détourner le fruit des exportations (agrumes, thé, alcools, produits miniers).

L'opposition a su exploiter la haine de la population pour celui qui incarnait tout cela. Elle l'accuse, lui et son entourage, de corruption. Mais tous ceux qui ont une parcelle de pouvoir sont dans ce cas. "Ce gros parasite, la corruption, déclare la chambre de Commerce américaine à Tbilissi, suce tout le sang de l'organisme sur lequel il vit". Et le pays, sa population en crèvent.

Un pays éclaté

Ce ne sont pas les leaders de l'opposition qui y changeront quoi que ce soit. Ils espèrent que la population se satisfera du départ de Chevarnadze, mais ils entendent poursuivre sa politique... qui était aussi la leur.

Ces "nouveaux" dirigeants se gardent de promettre une amélioration de son sort à la population. En revanche, ils la soûlent de propos va-t-en-guerre, promettant de restaurer l'unité du pays.

Depuis la fin de l'URSS, la Géorgie, comme d'autres ex-républiques soviétiques, mais à un degré plus poussé, reste la proie du séparatisme des chefs de la bureaucratie locale. Cela a provoqué la partition du pays avec l'indépendance de fait de trois de ses régions, dont les deux plus riches -l'Abkhazie et l'Adjarie, qui contrôlent les principaux ports- et l'Ossétie du Sud. Il y a eu des affrontements meurtriers en Ossétie et une guerre de plusieurs années, avec des milliers de morts et des centaines de milliers de réfugiés, entre l'Abkhazie et Tbilissi.

Les déclarations des dirigeants actuels seront-elles suivi d'effet? À en juger par l'état de l'armée et le fait que la Russie soutient les provinces sécessionnistes, cela risquerait de déboucher sur un fiasco pour le pouvoir, comme quand Chevarnadze s'y était risqué. Mais, en lançant un appel à l'aide de l'Occident, les dirigeants géorgiens espèrent que celui-ci, et d'abord les États-Unis qui ont des "instructeurs" militaires sur place, les soutiendront. Car la Géorgie est devenue stratégique pour les États-Unis avec la construction, inachevée, d'un oléoduc qui y fera transiter le pétrole d'Azerbaïdjan sur lequel misent les grandes compagnies mondiales.

Cette "aide" de l'Occident serait d'abord à leurs propres compagnies et, une nouvelle fois, jetterait dans un chaos sanglant les peuples de ce Caucase du Sud qui s'enfonce dans un cauchemar sans fin depuis l'éclatement de l'URSS.

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