- Accueil
- Lutte ouvrière n°1814
- Procès Elf : Un monde rempli "d'obligations"
Leur société
Procès Elf : Un monde rempli "d'obligations"
Le pétrole ne pollue pas seulement les plages. Sous sa forme sonnante et trébuchante, il pollue aussi les consciences. La vingtième audience du procès Elf est venue en apporter quelques exemples. Les divers protagonistes sont revenus sur le système des commissions qui permettaient au groupe Elf d'obtenir les marchés ou de conclure les affaires convoitées.
Le groupe pétrolier, qui s'appelle aujourd'hui TotalFinaElf et qui espère écarter le mauvais effet produit par ce procès en changeant de nom pour s'appeler désormais Total tout court, était, on l'aura compris, dirigé par des idéalistes désintéressés. Et évidemment, il attirait des collaborateurs à son image.
C'est ainsi qu'un ancien directeur du raffinage et de la distribution est venu à la barre expliquer qu'il était "viscéralement contre la corruption". Ce qui ne l'a pas empêché d'empocher 5,5 millions de francs versés sur un compte en Suisse. Il y a ce qu'on dit, il y a ce qu'on fait.
Tarallo, surnommé "Monsieur Afrique" parce qu'il a été pendant des années l'éminence grise chargée des relations du groupe pétrolier avec les États africains, s'est "étonné", au procès, d'avoir lui aussi touché la même somme de 5,5 millions de francs sur un compte en Suisse. Mais il n'a pas craché dessus.
André Guelfi, un intermédiaire, avait prêté à Elf sa société off-shore "pour rendre service". Il a été "agréablement surpris" de recevoir 5 millions de francs. "Monsieur le Président, a demandé cet homme intègre, pourquoi voulez-vous que je refuse 5 millions de francs?" Poser la question...
Un consultant recruté par Sirven est venu expliquer tranquillement qu'il avait rédigé pour Elf de faux contrats. Toute peine méritant salaire, il a empoché 3,5 millions de francs.
Et au-dessus de cette pyramide de commissions diverses, dont le montant s'élèverait à 300 millions de francs selon les juges mais peut-être plus dans la réalité, il y avait le PDG LeFloch-Prigent, innocent parmi les innocents, ignorant tout bien sûr des indélicatesses de ses collaborateurs.
Mais les contes pour enfant ont une fin. Est venu à l'audience l'épisode du rachat de la raffinerie Leuna et de son réseau de distribution. Sirven a expliqué que cette affaire, qui a entraîné des mouvements sur sa "caisse noire" pour un montant de 25 millions de francs (dont il a gardé pour lui-même 10,5 millions de francs), s'est réalisée en cinq opérations, créant donc selon Sirven "cinq obligations", c'est-à-dire le versement de cinq pots-de-vin. Il a alors lâché: "Tous ces virements ont été faits à la demande du président d'Elf, M. Le Floch-Prigent".
Celui-ci s'en est défendu. Il a évoqué pour se défendre une somme de 12 millions de francs donnée à M. Biderman pour sauver son usine textile de Bort-les-Orgues, à la demande du député de la circonscription. Or, cette usine est en Corrèze et le député était Chirac. Mais les juges n'ont pas relevé.
Tarallo, revenu à la barre, a appuyé Sirven: "Il était impossible de remplir le rôle que nous avions, M. Sirven et moi, sans que le président soit au courant."
Quant à Jaffré, le PDG qui a succédé à Le Floch-Prigent, il a été dans le même sens. Il ne remet pas en cause le système des commissions pratiqué par le groupe Elf (comme par tous les autres). Il le justifie même mais, n'est-ce pas, il faut de l'ordre: "Ces opérations sont toujours susceptibles de provoquer des détournements de fonds de la part de collaborateurs malhonnêtes. Mais toute société doit être en mesure de détecter, contrôler et punir ces agissements. La clé de voûte de ce système, c'est le président. Lorsque le président défaille et court-circuite lui-même les instruments de contrôle, la voûte a tendance à se lézarder. Si le temps passe, la voûte menace ruine." Et, pour les sourds et malentendants, il ajoute: "Ce que j'ai eu à faire, en succédant à M. Le Floch-Prigent, a été de réparer la voûte."
On en déduira donc qu'aujourd'hui TotalFinaElf continue à faire face à ce que Sirven appelle ses "obligations". Mais le "désordre" de la corruption est retourné à son anonymat. L'essentiel est donc sauf. Ne reste de visible du groupe TotalFina que ce que les PDG considèrent certainement comme superflu: les usines qui explosent ou les pétroliers qui polluent.