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Irak : L’impérialisme fera-t-il le lit des ayatollahs ?
Maintenant que Saddam Hussein est tombé, Bush est pressé de donner une apparence de légitimité à son occupation militaire de l'Irak. C'est dans ce but qu'a été organisée à Nassiriya, le 15 avril, une conférence réunissant des dignitaires irakiens sous la houlette de Jay Garner, cet ex-général américain chargé de présider à la mise en coupe réglée du pays. Après une journée de débats plutôt houleux, les participants se sont séparés sur une vague déclaration de principe appelant, en particulier, à coopérer avec les forces d'occupation pour rétablir l'ordre, et annonçant une autre conférence pour les semaines à venir.
Oubliés les beaux discours sur la nécessité que la population irakienne forge l'«après-Saddam». A Nassiriya celle-ci n'a pas eu voix au chapitre. Les autorités américaines avaient pris soin de trier sur le volet leurs invités, en y incluant en particulier nombre de chefs tribaux -des notables devenus gros propriétaires fonciers et souvent dignitaires du parti Baas par la grâce de Saddam Hussein -ce que certains ont dénoncé avec indignation, tel cet opposant cité par le journal Le Monde, comme un retour «à l'ère des allégeances tribales, alors même que les chefs de tribu étaient précisément, au niveau local, l'un des instruments du pouvoir de la dictature».
Du côté de l'opposition à Saddam Hussein, seuls participaient les partis kurdes PDK et UPK, le Congrès National Irakien, plus connu comme « l'opposition en habit de soie » -qui regroupe des factions sans réelle base sociale sur la base d'un clientélisme sonnant et trébuchant vis-à-vis de Washington (et encore son porte-parole, le banquier véreux, Ahmed Chalabi, avait-il tenu à marquer des distances en refusant d'y participer en personne) -et un groupement monarchiste rival qui aurait les faveurs de Londres.
En revanche nombre de courants de l'opposition à Saddam avaient choisi le boycott ou avaient été écartés d'emblée - dont les trois principales formations qui prétendent représenter les musulmans chiites, le Mouvement de l'Entente Nationale qui réunit d'anciens officiers de l'armée irakienne et le Parti Communiste Irakien. Ces formations ayant toutes condamné l'intervention anglo-américaine, elles ne sont évidemment pas en odeur de sainteté à Washington.
Mais que cette conférence ne soit pas représentative de la population, et de loin, importait sans doute fort peu aux dirigeants américains. Car leur but, à ce stade, est avant tout la constitution d'une autorité irakienne fantoche qui donne sa caution à l'occupation militaire et puisse servir d'exécuteur de basses oeuvres. C'est bien pour cela qu'ont été conviés tous ces ex-dignitaires de la dictature. Qui mieux qu'eux peuvent garantir aux États-Unis la coopération de l'ancien appareil d'État de la dictature contre la population? Sans doute cet appareil d'État s'est pratiquement écroulé dans le cours des combats. Mais les forces d'occupation cherchent maintenant à le reconstituer. De toute évidence, les policiers irakiens qui ont repris du service à Bagdad et à Bassora seront suivis de bien d'autres.
Néanmoins l'invasion anglo-américaine a ouvert une boîte de Pandore qui peut donner lieu à bien des explosions. L'écroulement de la dictature a ouvert la voie à des forces qui font leur fonds de commerce des antagonismes ethniques et religieux attisés par des décennies de dictature. C'est ce que l'on peut voir depuis la chute du régime. Des milices armées sont apparues, les unes pour assurer l'auto-défense d'un quartier contre les pillards, les autres dans le but plus ou moins avoué d'imposer la loi d'une faction ou d'une autre sur la population. Elles correspondent sans doute à une nécessité ressentie par la population. Mais la plupart semble avoir été constituée de fait sur des bases ethniques ou religieuses -sunnites contre chiites à Baghdad, Turkmènes ou Arabes contre Kurdes à Kirkouk et Mossoul, etc.
En particulier, les hiérarchies religieuses, sunnite mais surtout chiite, ont pu bénéficier des positions que la dictature leur avait laissé occuper sur le terrain pour s'engouffrer dans le vide étatique créé par son effondrement. C'est ainsi que, par exemple, à en croire ce que rapporte la presse, ce sont les milices mises en place par les mosquées qui contrôlent le gigantesque quartier de taudis de Saddam City, à Bagdad, un quartier à majorité chiite où vit un cinquième de la population de la capitale. Mais cette hiérarchie religieuse est elle-même divisée en de multiples factions dont les rivalités commencent déjà à se traduire par des surenchères et des règlements de compte sanglants.
L'opposition rencontrée par les tentatives des forces anglo-américaines de mettre des hommes à leur solde aux postes de commande montre que la population est loin d'accepter l'occupation militaire sans résistance. C'est ainsi qu'à Bassora, la nomination d'un chef tribal et ancien général de Saddam comme gouverneur de la ville par les Britanniques a provoqué de violents affrontements. La même chose s'est produite à Mossoul, à ceci près que là les troupes américaines ont tiré dans la foule, faisant douze morts et des dizaines de blessés. Et au vu des manifestations qui ont salué la conférence de Nassiriya, on peut s'attendre à bien d'autres manifestations et sans doute bien d'autres victimes.
Dans ce contexte, l'invasion anglo-américaine, loin de « libérer » la population irakienne, risque de la pousser dans les bras de forces réactionnaires, en particulier des factions de l'intégrisme islamiste. Auquel cas, la guerre de Bush n'aura fait que substituer à Saddam Hussein la dictature obscurantiste des ayatollahs - mais il est vrai que l'impérialisme est coutumier du fait, comme on l'a vu en Afghanistan.
A moins, bien sûr, qu'émerge des rangs et des traditions politiques du prolétariat irakien un courant qui se situe sur le terrain des intérêts communs des masses pauvres, face à l'impérialisme comme aux forces réactionnaires qui veulent se servir d'elles, seul terrain qui puisse les unir en leur permettant de surmonter les antagonismes ethniques et religieux. C'est ce que l'on doit souhaiter.