Turquie : Une guerre qui en prépare d'autres27/03/20032003Journal/medias/journalnumero/images/2003/03/une1808.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie : Une guerre qui en prépare d'autres

Les 62000 soldats américains qui devaient, à partir de la Turquie, entrer en Irak et y ouvrir un second front au Nord pour conquérir Bagdad, ont dû faire demi-tour.

Les navires qui croisaient depuis des semaines au large de la Turquie dans l'attente que le Parlement d'Ankara autorise leur transit par son territoire ont pris finalement la route du Golfe par le Canal de Suez. Ceux qui avaient commencé à s'installer dans des bases en territoire turc ont dû plier bagage. Les dirigeants américains ont en effet attendu vainement que le gouvernement turc revienne sur son opposition au transit des soldats américains. Mais celui-ci s'est borné à autoriser l'armée américaine à utiliser son espace aérien.

Bien au-delà de l'inconvénient que cela entraîne sur le plan militaire pour les États-Unis, l'affaire est révélatrice du type de contradictions et de conflits que l'intervention américaine en Irak pourrait faire exploser.

La Turquie a beau être une alliée essentielle des États-Unis dans la région, elle a dans l'affaire ses intérêts propres à faire valoir. Et en l'occurrence, ceux-ci sont contradictoires sur de nombreux points avec ceux des États-Unis.

Dans toute la période précédant la guerre, des émissaires américains se sont pressés à Ankara pour obtenir de la part des dirigeants turcs un appui à leur opération en Irak. Le nouveau gouvernement dit "islamiste modéré" du parti AKP, vainqueur des élections le 3 novembre dernier, plutôt réticent à soutenir une guerre largement impopulaire, a tenté de monnayer son soutien contre des contreparties financières, bien utiles alors que le pays se débat dans la crise et que sa dette extérieure atteint des sommets. Or, même si on ne connaît pas tous les détails de ce marchandage, il est évident que les États-Unis ne se sont pas montrés très généreux.

Mais il y a aussi et surtout la question du nord de l'Irak. En même temps qu'ils démarchaient Ankara, les émissaires américains démarchaient les dirigeants des diverses factions kurdes irakiennes afin d'obtenir leur soutien dans leur opération contre Saddam Hussein. Or, on le sait, la Turquie est opposée à tout ce qui pourrait amener à la création d'un État kurde indépendant dans le nord de l'Irak, qui pourrait être un encouragement aux aspirations nationales des Kurdes de Turquie eux-mêmes. Et les dirigeants américains ne pouvaient à la fois donner à la Turquie l'assurance de s'opposer à toute création d'un État kurde, et promettre aux dirigeants kurdes d'appuyer leurs revendications d'autonomie ou d'indépendance.

On peut donc imaginer quels marchandages ont eu lieu sous la table, entre dirigeants américains et turcs, avant que les premiers décident de renoncer à obtenir l'autorisation de passer par le territoire turc, et donc de faire rembarquer leurs troupes. Mais du coup les dirigeants turcs -et surtout leur armée- se mettent en position d'intervenir pour leur propre compte dans le nord de l'Irak.

Ce ne serait certes pas la première fois puisque ces dernières années l'armée d'Ankara a pris l'habitude de passer la frontière pour pourchasser les combattants kurdes cherchant à opérer en territoire turc, et a maintenu d'ailleurs un certain nombre de postes militaires en territoire irakien. Mais depuis des mois, il est évident que l'armée d'Ankara se tient prête à mener une opération de grande ampleur. Les habitants de nombreuses régions turques ont pu en juger à la vue des incessants convois militaires gagnant la zone frontalière de l'Irak.

Officiellement, la Turquie veut créer dans le nord de l'Irak une zone tampon qui lui permettrait de s'opposer au passage de réfugiés, ou même de combattants kurdes, vers son territoire. Les dirigeants kurdes ne veulent pas de cette présence, qui serait pour eux une menace permanente. En outre la Turquie, et en particulier les militaires turcs, nourrissent de vieilles ambitions sur la ville de Mossoul, au nom de la "protection" de la minorité turkmène -de langue turque- de la région, et surtout en fait de ses richesses pétrolières. Si une période de chaos s'ouvre en Irak, les militaires turcs peuvent être tentés d'en profiter pour règler leur compte aux partis kurdes irakiens, et aussi pour pousser vers Mossoul; quitte peut-être, plus tard, à négocier chèrement leur retrait.

En prenant position dans la région, en faisant des promesses contradictoires aux uns et aux autres, les dirigeants américains sont donc peut-être en train d'accumuler les matériaux pour l'explosion d'un conflit, au nord de l'Irak, entre les diverses factions kurdes, les tenants du pouvoir irakien, et la Turquie. Sans parler de l'Iran qui, à l'Est, soutient également certaines factions kurdes.

Quelles que soient les promesses que leur font actuellement les dirigeants américains, les Kurdes du nord de l'Irak ont donc toutes les raisons de craindre de faire, encore une fois, les frais de l'affrontement en cours. Cela a déjà été le cas lors de la première guerre du Golfe, en 1991, lorsque après les avoir incités à la révolte les dirigeants des États-Unis les abandonnèrent face à la répression des troupes de Saddam Hussein. Mais cela a été le cas aussi dans tous les autres conflits.

Cette fois aussi, les dirigeants américains peuvent se servir des Kurdes pour prendre pied au nord de l'Irak, avant de les abandonner face aux troupes turques, ou face à celles d'un dirigeant irakien qui aurait leurs faveurs. Les dirigeants américains disent apporter la "démocratie". Mais cette intervention impérialiste, comme toutes les précédentes au Moyen-Orient, ne fait qu'accumuler les matériaux d'autres conflits meurtriers, et peut-être d'un éclatement de l'Irak, déchiré entre les diverses armées et fractions avides de participer à la curée dont l'agression américaine aura donné le signal.

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